Eugene Istomin appartient à cette fabuleuse lignée de pianistes nés en Amérique entre le début des années 20 et le milieu des années 30 : William Kapell (né en 1922), Eugene Istomin (1925), Julius Katchen (1926), Seymour Lipkin (1927), Leon Fleisher, Gary Graffmann, Jacob Lateiner, Byron Janis (tous nés en 1928), Charles Rosen (1930), John Browning (1933), Van Cliburn (1935). Encore ne s’agit-il que des plus célèbres !

Pourquoi une telle éclosion alors qu’il n’y avait jamais eu jusque-là de pianiste américain d’envergure depuis Louis Moreau Gottschalk (1829-1869) ? Pour au moins deux grandes raisons. Les émigrations qui ont suivi la Révolution russe et l’arrivée du nazisme ont amené en Amérique de grands pianistes (Rachmaninov, Horowitz, Schnabel, Serkin…) qui servirent de modèles ou/et de professeurs. Elles ont amené aussi nombre de familles élevées dans une tradition musicale, ou tout du moins sensibles à la musique. Par ailleurs, les Etats-Unis ont connu un extraordinaire développement musical entre 1930 et 1960, lié à l’essor de la vie orchestrale à travers tout le pays. Là aussi, la venue de grands chefs européens émigrés (Toscanini, Walter, Szell, Ormandy, Reiner, Koussevitsky, etc) joua un rôle essentiel .

Time magazine rendait compte de cette situation le 2 décembre 1957, dans un paragraphe intitulé Holdup artistique : «  Graffman, Istomin et Fleisher atteignent couramment un palier bien au-dessus de la plupart de leurs contemporains et, dans quinze ou vingt ans, ils seront au même niveau que Rubinstein ou Horowitz. Leur maturité musicale est probablement nettement plus avancée que celle de ces grandes figures au même âge. ‘Nous sommes une génération qui a beaucoup de chance’, dit Istomin. ’Pendant la Guerre, tant de grands musiciens sont venus aux Etats-Unis. Quand j’entendais Rubinstein, Artur Schnabel, Horowitz ou Bruno Walter, j’avais le sentiment que je braquais la National City Bank de New York’. »

Etrangement, dans un contexte qui y incitait, l’esprit de compétition n’eut pas droit de cité au sein de cette pléiade de grands talents. Ils avaient le sentiment que l’essentiel était de parvenir au plein accomplissement de leur potentiel de musicien et qu’il était tout naturel qu’ils s’entraident pour y parvenir, s’écoutant et se critiquant sans aménité les uns les autres, s’encourageant, partageant leurs découvertes, leurs soutiens. Selon les mots de Fleisher, Istomin « nous a tous encouragés à grandir et il nous a ouvert des portes qui, sinon, seraient restées fermées ». C’est ainsi que naquit une association qui fait irrésistiblement penser aux Compagnons de David chers à Robert Schumann : les OYAPs (Oustanding Young American Pianists). Les piliers en étaient William Kapell, Leon Fleisher et Gary Graffman, avec lesquels Istomin avait des relations tout à fait fraternelles.

L’intérêt et la sympathie qu’Istomin portait à ses collègues pianistes dépassait largement ce petit cercle. John Browning en témoigne : « Eugene est un ami et un collègue extraordinairement attentionné. Il s’inquiète toujours du bien-être des autres – de leurs besoins et de leurs problèmes – et il est toujours à la recherche de solutions pour améliorer le statut du musicien et le monde musical. » Cette sollicitude va au-delà de ses contemporains et amis. C’est ainsi qu’il organisa complètement la tournée de Clara Haskil aux Etats-Unis en 1956, lui trouvant des concerts et l’accueillant, lui laissant son piano et sa chambre. C’est ainsi également qu’il se mit à la disposition de tout jeunes musiciens comme Pommier, Zukerman, Ax ou Bronfman.

Au-delà de sa générosité et de son sens de l’amitié, qui le rendaient peu perméable à la jalousie, il y avait chez Istomin un souci de se mesurer seulement à son propre idéal, à sa capacité d’exprimer fidèlement ce qu’il entendait à l’intérieur de lui-même. Claude Frank l’expliqua à James Gollin en ces termes : « Aussi bon qu’ait pu être le concert, Eugene pensait toujours qu’il aurait pu, qu’il aurait dû mieux jouer. Il ne se comparait pas avec les autres pianistes, mais avec Dieu ! »

Cette génération exceptionnelle, à qui tous les succès semblaient promis, connut en fait une sombre destinée. Il y eut les disparitions tragiques de William Kapell (à 31 ans, dans un accident d’avion) et de Julius Katchen (à 43 ans, d’un cancer). Il y eut les paralysies de la main droite de Leon Fleisher puis de Gary Graffman, et l’arthrose de Byron Janis. Il y eut l’épuisement de Van Cliburn. Il y eut le sacrifice des carrières de Jacob Lateiner, de Seymour Lipkin, de John Browning et de Claude Frank sur l’autel du marketing : ils ont vu leurs engagements décliner progressivement, alors qu’ils étaient au sommet de leur art, car les managers américains préféraient sans cesse proposer de nouveaux noms à la curiosité du public.

Dans ce groupe, Istomin occupe une place à part. Il a échappé miraculeusement aux blessures invalidantes, au prix de sept opérations et grâce à la prudence qui lui fit renoncer très tôt à jouer les concertos de Rachmaninov et de Tchaïkovsky. Il échappa au burn out en nourrissant son esprit de passions extra-musicales. Certes, sa carrière a subi le contrecoup du départ des chefs d’orchestre qui l’avaient soutenu à ses débuts (Szell, Reiner, Munch, Paray) et de la rupture avec sa maison de disques, mais elle s’est poursuivie intensément jusqu’au milieu des années 90. Simplement, elle s’est tenue peu à peu à l’écart des orchestres et des lieux les plus prestigieux. Mais, comme le conclut Emanuel Ax : « Son talent et la sagesse de ses paroles sont entrés dans la vie de ses collègues, et il restera toujours dans l’histoire des grands pianistes. »

Ce chapitre est un vaste tour d’horizon des riches relations qu’Istomin a nouées avec les pianistes qu’il a côtoyés, qu’ils aient été ses maîtres, ses inspirateurs, ses amis ou ses disciples. S’y ajoutent une évocation de l’aventure unique des OYAPs et un compte-rendu des passionnantes Grandes Conversations en musique qu’il a menées à l’initiative de la Library of Congress, et pour lesquelles il avait réuni un panel de rêve (Emanuel Ax, Yefim Bronfman, Leon Fleisher, Gary Graffman et Charles Rosen).

Emanuel Ax
Emanuel Ax
Jorge Bolet
Jorge Bolet
Yefim Bronfman
Yefim Bronfman
John Browning
John Browning
Leon Fleisher
Leon Fleisher
Claude Frank
Claude Frank
Walter Gieseking
Walter Gieseking
Gary Graffman
Gary Graffman
Clara Haskil
Clara Haskil
Vladimir Horowitz
Vladimir Horowitz
Mieczyslaw Horszowski
Mieczyslaw Horszowski
William Kapell
William Kapell
Seymour Lipkin
Seymour Lipkin
Jean-Bernard Pommier
Jean-Bernard Pommier
Rachmaninov
Rachmaninov
Arthur Rubinstein
Arthur Rubinstein
Artur Schnabel
Artur Schnabel
Rudolf Serkin
Rudolf Serkin
Alexandre Siloti
Alexandre Siloti
Van Cliburn
Van Cliburn
Les OYAPs
Les OYAPs
Grandes Conversations
Grandes Conversations