On n’imaginerait pas d’emblée Eugene Istomin prendre en charge l’organisation de grands événements musicaux ou politiques. Un premier obstacle évident était le manque de temps et de disponibilité. Cela paraissait presque impossible de gérer des projets importants quand on est presque tout le temps en voyage à travers le monde et que l’on donne plus de cent concerts par an ! Il ne faut pas oublier non plus ses passions envahissantes pour la politique, la lecture, l’art, le baseball… C’était aussi une affaire de tempérament. Istomin était si prompt à fustiger les manquements des impresarios et des organisateurs qu’on ne le penserait pas prêt à venir sur leur terrain. D’ailleurs ceux-ci avaient plutôt dubitatifs sur ses aptitudes dans ce domaine, mais ils durent bien constater qu’ils avaient tort. Ada Cooper, l’assistante de Judson, dut en convenir et le complimenta. Avec malice, elle ajouta : « Je sens que vous allez avoir un peu plus de sympathie pour l’autre côté de la barrière, quand les choses semblent marcher un peu de travers… »

Et pourtant il fit preuve à plusieurs reprises d’un grand talent d’organisateur, s’investissant totalement dans des missions difficiles. La première responsabilité, et non la moindre, lui échut presque malgré lui en 1952, alors qu’il n’avait pas encore vingt-sept ans : l’organisation du festival de Prades. Alexander Schneider ayant renoncé, il n’eut d’autre choix que de prendre la suite. Il assuma complètement l’édition 1953 et poursuivit jusqu’en 1955, en abandonnant progressivement les tâches administratives. La seconde surgit en 1976. Il s’agissait cette fois de rendre hommage à Casals en créant à Mexico le premier grand festival international d’Amérique latine, à la demande du président mexicain Luis Echeverria et sur l’insistance de son ami Henry Raymont. L’expérience fut une remarquable réussite, mais le successeur d’Echeverria ne souhaita pas la poursuivre. La troisième fut de nature différente, même si c’était encore l’amitié et la fidélité qui en furent le moteur. En 1985, l’Université du Maryland proposa à Istomin de prendre la direction de son festival et de son concours de piano. Il accepta à condition de pouvoir mener un projet vraiment ambitieux. Il donna au concours de nom de William Kapell et entreprit d’en élever le niveau et d’en faire un événement unique au monde. Il ne tarda pas à se heurter au manque de vision de la direction de l’Université et il décida de se retirer après l’édition de 1987.

Le point commun de ces trois grands projets, c’est qu’il leur donna un élan fantastique, mais qu’il s’en désinvestit assez vite. Il considérait que sa vocation première restait d’être un interprète et que se transformer durablement en organisateur nuirait à sa vie de musicien. En revanche, il eut chaque fois le souci de passer le relais dans les meilleures conditions et de faire en sorte que ce qu’il avait établi puisse perdurer. A Mexico, il avait fait en sorte de responsabiliser les musiciens mexicains, mettant en avant Eduardo Mata, réunissant un orchestre avec les meilleurs instrumentistes du pays et les encadrant avec des musiciens américains expérimentés pour les faire progresser. Dans tous les autres domaines (production, communication, administration, diffusion), il avait eu la même volonté de créer une dynamique, de mobiliser les forces vives du pays, en les aidant et en les mettant sur les chemins de l’autonomie. Il avait d’ailleurs déclaré d’emblée que son investissement serait de courte durée et que ce devait être les Mexicains eux-mêmes qui prennent en charge cet événement. Quand il quitta le Concours William Kapell, il veilla à ce que sa démission n’apparaisse pas comme un désaveu, et à ce que son successeur soit fidèle à l’esprit qu’il avait insufflé.

En dehors de ces grandes aventures musicales, Istomin eut deux autres occasions importantes de mettre en œuvre ses idées, son esprit d’initiative et sa rigueur. En 1968, il prit la tête du Comité des Artistes et des Ecrivains pour soutenir la candidature d’Hubert Humphrey aux élections présidentielles et s’en sortit le mieux possible dans des conditions politiques extrêmement difficiles. En 1980, alors qu’il était le conseiller spécial du président de HBJ, il réussit à mettre sur pied un projet colossal : préparer l’édition d’une immense collection présentant les collections du Musée de l’Ermitage à Leningrad. Il était parvenu à convaincre les responsables politiques soviétiques et les conservateurs du Musée, et il avait réuni une équipe d’experts occidentaux. Malheureusement, l’invasion de l’Afghanistan créa une telle tension dans les relations diplomatiques avec l’URSS que cette coopération culturelle inédite fut annulée…

Prades 1952-1955
Prades 1952-1955
Concours William Kapell
Concours William Kapell
Le Festival Casals de Mexico. 1976
Le Festival Casals de Mexico. 1976