Eugene Istomin tentant d’expliquer le Concerto de Schumann à deux joueurs des Detroit Tigers

On trouve souvent dans la presse des échos de la passion d’Istomin pour le baseball. Dans le Whos’who que constitue Current Biography, il est noté qu’il fut un moment batteur dans l’équipe des Brooklyn Dodgers. Time Magazine, de son côté, donna une version plus édulcorée de ses aventures sportives : « Eugene Istomin, qui est né à Brooklyn, a abandonné son ambition d’enfance de jouer pour les Dodgers (il a servi de porteur d’eau pendant un camp d’entraînement de printemps), préférant une bourse au Curtis où il a étudié avec Rudolf Serkin. » En 1968, le musicologue Franck Hruby l’interviewa pour Cleveland Press et titra son article : “Istomin, philosophe, pianiste et fan des Tigers ». Istomin se garda bien d’infirmer ses rumeurs. Il s’amusait même à les alimenter !

Cette passion pour le baseball est née dans sa tendre enfance et ce fut pour lui le meilleur moyen de s’intégrer aux enfants de son âge alors qu’il risquait de s’enfermer dans son univers de jeune pianiste prodige. Selon la formule de son biographe, James Gollin, le baseball fut son passeport pour l’Amérique.

Les Detroit Tigers, champions du monde 1968

Les Detroit Tigers, champions du monde 1968

C’est grâce à Doc Greene, un journaliste du Detroit News, qu’Istomin put pénétrer les arcanes du baseball. Son initiateur fut Charlie Dressen, une légende du baseball ! Dressen termina sa carrière comme manager des Detroit Tigers, qu’il ramena des bas-fonds du classement vers les sommets. Grâce à lui, Istomin posséda bientôt toutes les ficelles de ce sport infiniment complexe !

Chaque fois qu’il le pouvait, il se rendait au stade pour assister aux rencontres, et chaque printemps il s’efforçait d’arranger son calendrier pour aller en Floride assister au camp d’entraînement de son équipe favorite. Le monde du baseball l’accueillait comme l’un des siens. Il était un invité permanent, traité comme une grande personnalité, même si peu de dirigeants et encore moins de joueurs s’intéressaient au piano !

Le baseball ne lui faisait pas oublier ses préoccupations humanistes. Il était choqué de la façon dont les joueurs étaient traités. Ils étaient des esclaves, certes bien payés, mais des esclaves tout de même, qu’on exploitait sans vergogne. Lorsqu’ils n’étaient plus utiles, parce que trop vieux, blessés ou moins performants, on se débarrassait d’eux. Ils pouvaient aussi être vendus à une autre franchise, même contre leur gré. Istomin protesta souvent contre de tels traitements et soutint que ce sport avait beaucoup à gagner en adoptant un comportement plus humain : un plus grand investissement de la part de joueurs attachés à leur club, une meilleure qualité de jeu grâce à un effectif plus stable, une plus grande passion des fans…
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En 1987, lorsqu’il reçut le Prix Paul Hume (du nom du fameux critique musical du Washington Post), les dirigeants des Detroit Tigers lui offrirent une tenue complète de l’équipe à sa taille et à son nom, avec son numéro fétiche. Un contrat lui fut même proposé, avec un salaire horaire de 3$87, pour enseigner le piano à toute l’équipe ! En 2000, pour son soixante-quinzième anniversaire, Tom Monaghan lui apporta les trophées remportés par les Tigers en 1984.

Lorsqu’il ne pouvait être au stade, Istomin regardait le baseball à la télévision, dans sa chambre d’hôtel ou à la maison. Emanuel Ax se souvient qu’il n’était pas question de commencer un cours tant que le match n’était pas fini. Istomin reconnaissait volontiers que les milliers d’heures passées à regarder du baseball auraient pu, s’il les avait passées au piano, lui permettre d’ajouter à son répertoire quelques sonates de Beethoven ou quelques concertos de Mozart. C’était le seul temps dont il pouvait dire qu’il l’avait « perdu ». Mais il n’était pas question de le regretter car, pour lui, le baseball était une jouissance, au sens plein du mot.

Une amusante auto-interview d’Istomin, fut publiée par divers journaux américains en octobre 1977. Elle parut sous le titre humoristique The World Series Sonata, ou sous le titre plus objectif  « Enfant prodige, Eugene Istomin fut un gamin normal, grâce au baseball », accompagné d’une large manchette : « Istomin : Un musicien n’est pas une mauviette ; il est plus costaud qu’un athlète ». Et c’était signé Eugene Istomin, New York Times Service ! On y trouve toute l’histoire de sa passion pour ce sport. C’est aussi un témoignage précieux de son écriture et de son humour, avec un facétieux dédoublement de la personnalité (Fingers était son surnom dans le monde du baseball).

baseball 1 001Istomin : Tu es un musicien célèbre et, m’a-t-on dit, très respecté. Quand et où es-tu devenu un fou de baseball?
Fingers : Mon premier professeur de piano m’a ordonné de devenir un enfant normal.
Istomin : Sois plus clair!
Fingers : Quand j’avais six ans, mes parents m’ont emmené jouer pour Alexandre Siloti, un magnifique, immense, vieux musicien russe émigré, avec des allures de brahmane, qui avait été l’élève préféré de Franz Liszt et de Tchaïkovsky. Il était aussi l’oncle de Rachmaninov, dont il était très proche. J’ai pianoté, à l’oreille, l’accompagnement de chansons russes chantées par ma mère. A la fin, il s’est levé et a attrapé son pied gauche, puis il l’a fait passer derrière sa tête jusqu’à son oreille droite, en mugissant : « Qu’est-ce que tu penses de cela, mon garçon ? » Ensuite il dit à mon père : « Les enfants prodiges sont un fléau, un crime contre nature. Si vous projetez d’exploiter cet enfant, je vous demanderai de partir immédiatement ». Mon père répondit calmement : « Nous sommes prêts à faire tous les sacrifices, mais en aucun cas à exploiter notre fils. » Alors Siloti se radoucit : « Vous laisserez ce garçon grandir aussi normalement que possible dans des circonstances anormales. La vie d’un pianiste de concert est éreintante ; il aura besoin d’être vigoureux, aussi je veux qu’il fasse du sport. Laissez-le jouer à la balle. » Et c’est ainsi que ça s’est passé.
Istomin : Qui t’a emmené voir ton premier match professionnel de baseball?
Fingers : Mon oncle Elias. Il se procurait toujours des billets pour les grands matchs. J’ai vu les Giants écraser les Dodgers dans un double match en 1933 – c’était mon premier spectacle de baseball.
Istomin : Les Giants ont gagné la Série mondiale et le Championnat en 1933. Je parie que tu es devenu un fan des Giants.
Fingers : Que Dieu me pardonne. Je suis devenu un fan des Dodgers. J’ai connu les hauts et les bas, l’agonie et l’extase. Les vrais fans des Dodgers se sont multipliés dans les années 30, quand l’équipe a passé la Grande dépression en sixième ou septième place.
Istomin : Attends une minute. Chacun sait que tu es un fan des Detroit Tigers. Ne vas-tu pas chaque année à leur camp d’entraînement de printemps?
Fingers : Il est évident que tu ne comprends rien à l’amour, à la haine, à l’obsession. L’une des rencontres qui a le plus marqué mon oncle Elias en 1934 était un double match entre les Yankees et les Tigers. Etant déjà un fervent supporter des Dodgers, je devais aimer les perdants, et les Yankees ne l’étaient pas. A côté de cela, j’aimais les tigres quand j’avais huit ans et que j’allais au zoo. Les Tigers avaient les moyens de les battre ; et ils se sont débrouillés pour gagner trois fanions de champion entre 1934 et 1940, pendant la période de domination totale des Yankees. Aujourd’hui, c’est MON EQUIPE.
Istomin : Est-ce que tu as joué toi-même au baseball ? As-tu osé ?

Le batteur Mel Ott, un des piliers de l'équipe des Giants

Le batteur Mel Ott, un des piliers de l’équipe des Giants

Fingers : Non seulement j’ai osé jouer, mais j’ai aussi passé des heures et des heures à lancer des balles de baseball, ou même des balles de tennis, à travers un cerceau pour perfectionner ma technique. J’ai lancé en imagination pour remporter des centaines de victoires avec les Dodgers contre toutes les équipes, à l’exception de Detroit. Frisch, Mel Ott, Bill Terry, Ducky Medwich, Gabby Hartnett et d’autres grands batteurs ont connu leurs pires moments contre moi. Dans la réalité, à Central Park et à Riverside Park, je trouvais que jouer avec la vraie balle dure abimait moins les mains que jouer au softball avec la balle molle. De toute façon, jouer du piano est encore plus dur pour les doigts.
Istomin : Pas de problème pour les doigts, Fingers ! Mais il semble que tu te sois davantage entraîné au baseball qu’au piano.
Fingers : Non, pas du tout. Siloti m’avait demandé de m’amuser, et je me suis amusé. Je reconnais que je me suis un peu laissé emporter par ma passion, mais qu’y a-t-il de mal à regarder Joe DiMaggio dans la journée, et à entendre Rachmaninov le soir. Finalement, j’ai trouvé du temps pour travailler mon piano quand j’ai eu environ treize ans, c’était ce que le vieux Siloti avait prévu.
Istomin : Mais cette addiction, comment l’expliques-tu?
Fingers : J’ai aimé être un garçon. Etre bon en sport m’a permis de cacher mon côté « petit génie ». Cela a fait de moi un garçon normal aux yeux de mes copains. Grâce au baseball, je n’étais plus un enfant émigré mais un gamin américain.
Istomin : Comment es-tu rentré dans ce qu’on appelle, en lettres majuscules, le Monde du Sport ?

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Eugene Istomin avec son mentor, Charlie Dressen

Fingers : Je ne suis pas dedans, mais je suis gracieusement invité. En 1964, Doc Green, chroniqueur du Detroit News, et sa femme m’ont demandé d’être leur hôte, si bien que j’ai pu m’évader de la foire d’empoigne qu’est le monde musical new yorkais. Il m’arrivait à l’occasion d’aller aux concerts de l’Orchestre Symphonique de Detroit et de ramener des solistes et des chefs d’orchestre chez les Greene. Un soir, nous avons donné une fête pour Leon Fleisher et Sixten Ehrling, qui était alors le directeur musical de l’Orchestre Symphonique de Detroit. Doc avait décidé de me faire la surprise de faire venir un grand personnage de l’histoire du baseball. C’était Red Jones et ses 150 kilos, arbitre de baseball à la retraite, qui avait l’esprit vif et une connaissance douteuse des noms des gens de la musique classique. Il a eu vite fait de baptiser Fleisher « Lenny Baby », Ehrling « Sixtoon », et moi « Fingers ». Dès le premier regard, ce fut de l’amour entre Redsie et moi.
Istomin : Tes amis Lee McPhail et Frankie Frisch n’étaient pas des Tigers.
Fingers : Lee McPhail, un habitué des concerts, qui était le manager général des Yankees, a finalement renoncé à essayer de m’attirer chez eux et, en désespoir, il est devenu de président de la Ligue Américaine. Frankie Fisch était un manager de baseball avec lequel je pouvais parler musique, enfin ! Il adorait la musique.
Istomin : As-tu fait venir Dressen à un de tes concerts?
Fingers : Oui, le pauvre Charley est venu à deux concerts à Detroit, quelques semaines avant de mourir, mais je suis sûr que ce n’est pas cela qui a hâté son départ. (…) Au baseball, on ne fait pas la critique d’un home run, on le fait revivre. Mais qu’en est-il pour une sonate de Beethoven ? Qui donne à l’interprétation d’un artiste sa valeur précise ? Les arts n’ont pas de système de marquage, Dieu merci. Chacun est juge et le juge le plus dur est l’artiste lui-même, s’il est bon à quelque chose.
Istomin : Quel est le moment le plus artistique d’un match de baseball ?
Fingers : Ma scène préférée, c’est un lanceur face à un batteur qui le tient à sa merci. C’est une corrida où il n’y aurait pas de sang. Tous les vrais bons batteurs aiment les balles rapides, quelle que soit leur vitesse. Des lanceurs comme Bob Feller et Nolla Ryan peuvent dépasser la vitesse du son, mais les DiMaggio et Rod Carew arrivent à voir la couture d’une balle qui arrive vite. Un lanceur espère seulement que ce genre de batteur va perdre son bon timing avec un tas de petites ruses sournoises, mais précisément au bon moment, sinon c’est foutu pour lui.
Istomin : Tu veux dire que le lanceur doit essayer de faire un lancer parfait au moment du plus grand danger, pas seulement mettre toute sa puissance? Comme une phrase de Mozart jouée avec éloquence mais qui sonne toute simple, en face des octaves fracassantes de Liszt ?
Fingers : Il est plus difficile de jouer Mozart quand l’adrénaline coule à flots que de faire de l’esbroufe dans un passage rapide fortissimo. Cela demande du courage d’enfiler une aiguille tandis que le bateau se balance de Charybde en Scylla.
Istomin : Puis-je suggérer que nous retournions au piano ?
Fingers : Tous les deux ?

Joe DiMaggio