CASALS, introduction

Lorsqu’Istomin apprit qu’il était invité à participer au Festival de Prades pour célébrer le deux-centième anniversaire de la mort de Bach, il fut à la fois très heureux et fier, mais aussi un peu sceptique. Bien sûr, Casals était un grand homme et un immense musicien, et c’était un honneur considérable pour lui de le côtoyer. Mais quel violoncelliste était-il maintenant ? Casals n’avait plus joué en public depuis très longtemps et il allait avoir soixante-quatorze ans. D’ailleurs Istomin croyait alors au progrès instrumental. Jascha Heifetz jouait mieux que Kreisler et que tous les violonistes qui l’avaient précédé. Pour le violoncelle, il pensait que Feuermann, disparu tragiquement en 1942 à l’âge de 39 ans, avait probablement surpassé ses prédécesseurs, y compris Casals. Le doute fut bien vite dissipé !

Pour Istomin, la rencontre de Casals fut assurément la plus importante de sa vie de musicien et de sa vie d’homme et elle le marqua profondément. Les articles de ce chapitre racontent dans le détail cette relation exceptionnelle. Casals, qui n’avait jamais eu d’enfant, l’a aimé comme un fils, comme un petit-fils. Il y avait entre eux non seulement une immense affection, mais aussi une franchise, une liberté de ton, que Casals n’avait avec personne d’autre et qui le rafraichissait de la déférence excessive que tant de gens lui témoignaient. Istomin n’hésitait pas à le taquiner. Il ne s’adressait jamais à lui avec le sempiternel « Cher Maître », mais écrivait « Dear Pablo » ou même « Dear old boy ». Au-delà de son immense respect, Istomin fut aussi le seul à oser affronter Casals et à se fâcher ouvertement avec lui pendant le festival de Prades 1955. Bien sûr, la réconciliation fut immédiate !

A l’image des relations filiales qu’ils avaient dans la vie de tous les jours, Istomin était le seul qui essaya parfois de bousculer Casals sur le plan musical. Les autres, y compris Serkin, étaient trop respectueux pour oser une telle chose. Il arrivait à Istomin d’obliger Casals à prendre un tempo plus vif. Il ne se contentait pas de le suivre, de l’« accompagner » mais il le sollicitait. Cela arrivait surtout dans Brahms, Casals estimant qu’on le jouait presque toujours trop vite. Et Istomin reconnaîtra plus tard que Casals avait raison !

Casals contribua de façon décisive à clarifier l’idéal musical d’Istomin : être un « musicien-virtuose » qui associe la perfection de Heifetz et de Toscanini à la sensibilité de Casals. Istomin souhaite relever le défi de faire coexister en lui des qualités qui semblent difficile, voire impossible, à réunir en une seule et même personne.

La richesse de leurs échanges débordaient largement le cadre musical. Sur le plan politique et philosophique, ils se sentaient très proches, tous deux attachés aux mêmes idéaux de liberté et de justice, tous deux convaincus qu’ils étaient des hommes avant d’être des musiciens.

Istomin fut toujours d’une disponibilité totale pour Casals, se dévouant corps et âme pour l’organisation des festivals de Prades jusqu’en 1955. Il accomplit aussi pour Casals de multiples démarches aux Etats-Unis, aussi bien avec la maison de disques Columbia qu’avec les autorités américaines (notamment avec le président Truman en 1950) ou la presse (veillant à la publication en 1953 dans le New York Times d’un article écrit par Casals et intitulé « Je n’ai pas changé d’avis »). Pendant la difficile période de la maladie puis de la mort de Madame Capdevila, fin 1954 et début 1955, Istomin fut un soutien essentiel pour Casals, épuisé et découragé, tant musicalement que politiquement.

Istomin parle de ses relations musicales avec Casals

« Son pouvoir de communiquer était le plus développé que j’aie jamais rencontré. Il avait une faculté d’extériorisation extraordinaire, avec une telle profondeur d’intelligence et de sentiment, et une telle ampleur de son ! C’était un phénomène unique parmi tous les interprètes que j’ai entendus. Son génie venait d’une profonde intelligence naturelle, pas nécessairement conceptuelle, mais avec une compréhension globale, quasi intuitive. Parfois, en l’entendant jouer, je sentais qu’il atteignait les limites extrêmes de l’art de l’interprétation. Les plus hauts sommets d’expérience musicale, c’est Casals qui me les a procurés. C’est à travers ces expériences que j’ai pris conscience de ce qu’était vraiment la musique, l’essence de la musique. »

« J’ai beaucoup appris avec lui, sans même en avoir conscience, simplement en faisant de la musique avec lui. »

« Après Busch, je retrouvais une nouvelle fois le sentiment d’être coopté, d’être reçu dans le petit cercle des ‘élus’, des grands musiciens, que je n’avais qu’à travailler et à développer les dons que la nature m’avait accordés. C’était un grand privilège, mais aussi une lourde responsabilité ! »

« Il ne me donnait pas de conseils pour mon jeu. Il a aimé mon jeu, un point c’est tout. Il n’a pas trouvé nécessaire de me faire des observations. C’est plutôt moi qui lui faisais des observations, quel culot incroyable!! Pourquoi tu fais ce rubato ici ? »

« Casals, à la différence de Toscanini, ne se souciait pas d’essayer de prouver qu’il était encore jeune et invincible. Inébranlable. Il se situait au-dessus des petites querelles du monde. Son jeu par exemple n’était pas tant une expérience mémorable sur le plan technique qu’une révélation de tout ce qu’est la musique.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, quand vous jouez avec Casals, un trio, un quintette ou une sonate, il n’est pas du tout professoral. Il est juste un artiste qui participe à l’interprétation de l’œuvre, tout comme vous. Naturellement, c’est quelque chose de spécial de jouer avec lui, mais il fait peu de commentaires, voire aucun.

Quand il dirige l’orchestre, c’est une autre affaire. On ne peut pas dire que Casals soit un grand chef d’orchestre, mais il est assurément un grand guide. Il interrompt très souvent la répétition pour faire des commentaires. Il fait preuve de beaucoup d’humilité vis-à-vis du compositeur. Comme il le dit lui-même : ‘Nous allons faire de la musique. Nous allons apprendre ensemble’. Croyez-moi, nous le faisons pour de bon. Et il apporte beaucoup aux musiciens ! »

Istomin et les œuvres de Casals

Prélude pour piano. « Casals le jouait lui-même parfois, pour des amis intimes. Il l’a joué pour moi, et je me souviens aussi d’un jour où il l’a joué à Prades, chez lui, pour Miecio, Sasha, Serkin et moi. Il disait que c’était une œuvre très modeste, son hommage aux grands compositeurs. De fait, ce prélude est très touchant, un peu anachronique évidemment, mais Casals était un homme du 19ème siècle, il avait presque quarante ans en 1914. C’est très personnel, un peu catalan, un peu fauréen…

Je l’ai appris pour le mettre au programme du récital que j’ai donné à Prades en 1965. Je n’y étais plus venu depuis dix ans. Puis je l’ai repris en 1991 pour le concert en hommage à Mieczyslaw Horszowski à Philadelphie, à l’occasion du 50ème anniversaire de sa présence au Curtis, et à l’approche de son 100ème anniversaire. Miecio avait demandé à ses anciens élèves (il y avait notamment Seymour Lipkin, Richard Goode et Peter Serkin) de jouer quelque chose d’inhabituel. Ensuite, j’ai joué ce Prélude très régulièrement pendant plusieurs années, toujours avec beaucoup d’émotion. »

Sonate pour violon et piano.  1976

Version anglaise

Jacobson “His quality of communication is the most intensively developed that I have experienced. He has the extraordinary ability to extrovert something, yet with such depth and with such a profundity of feeling and a breadth that is unique among instrumentalist I’ve heard. It’s through a deep natural intelligence, not necessary an intellectual development, but the profoundest kind of natural intuition and general intelligence. Hearing him play a few times, I felt he reaches the farthest limits of the art of interpretation. The greatest heights of musical experience were given to me by Casals. It was through those experiences that I realized what it is all about. “

« I learned inadvertently, involuntarily by making music with him.

 « Casals, unlike Toscanini, has not concerned himself with attempting to prove himself still young and invincible. He probes deep below the current strife in the world. He is concerned only in primary causes. His playing for example, is not such a memorable technical experience, but an exposition of the sum total of all music.”

“I think we played nearly every work written for cello and piano. It was a great experience for me.”

Contrary to what most might think, when you play with Casals in a Trio, Quintet or Sonata, he does not teach you anything. He is merely a participating artist as you yourself. Naturally, it is something to play with him, but he makes little if any comment.”

page 94 relations avec Casals “I learned inadvertently, involuntarily by making music with him. La confiance de Casals : appartient au club des grands artistes!  “This made me feel that I had only to work and develop”

“When he conducts the festival orchestra, that is another matter. No one could call Casals a great conductor, but he is certainly a great leader. He is continually stopping the rehearsal to comment on the music. He is humble before the master who composed the work at hand. As he himself expressed it, ‘We are going to make some music here. All of us can learn together’. Believe me, all of us do. And a great deal of it comes from him.

Interview avec Gordon Aronhime en 1957
Gordon Aronhime (1911-1983) was a historian, writer, and photographer who resided in Bristol, Virginia.