La position d’Istomin par rapport à l’enregistrement a évolué au fil du temps. Dès son premier grand concert avec l’Orchestre Philharmonique de New York, il eut conscience que la diffusion en direct ajoutait une tension supplémentaire  importante. Mais son sentiment par rapport au disque était alors très positif. Le disque avait joué un grand rôle dans l’éveil de sa sensibilité musicale, qu’il s’agisse de pianistes (tel Rubinstein, l’idole de ses jeunes années), de chanteurs ou de violonistes (Heifetz !). Interrogé par Gordon Aronhime en 1957, il exprima même son enthousiasme pour les progrès techniques qui, à son avis, allaient de pair avec les progrès des instrumentistes : « Quand vous écoutez de vieux disques, si vous vous débarrassez des souvenirs nostalgiques qu’ils éveillent, vous verrez qu’ils sont quasiment inécoutables de notre point de vue d’aujourd’hui, à la fois musicalement et techniquement. »

Quelques années plus tard, dans un texte écrit à la demande de Roger Dettmer, et publié dans Chicago Saturday, Istomin précisait sa pensée et reconnaissait le rôle essentiel du disque dans la vie musicale, même si l’on sentait déjà poindre quelques restrictions.

bach Busch LP

Le premier disque d’Istomin, publié en 78 tours en 1945 et en microsillon en 1950

« Tous les publics que je rencontre dans les salles de concert du monde entier confirment une de mes théories sur l’enregistrement et sur l’influence qu’il a sur une audience plus large, celle des gens qui écoutent des disques chez eux. J’ai constaté, que ce soit en Autriche ou en Australie, que les disques éveillent la curiosité et aiguisent l’intérêt des mélomanes. Partout, y compris chez nous, il existe des collectionneurs, des aventuriers de la musique, comme nous pourrions les appeler, qui achètent les disques d’artistes dont on n’a jamais entendu parler aux Etats-Unis.

Comme ces collectionneurs parlent des “nouveaux” artistes, (l’artiste n’est d’ailleurs pas nécessairement “nouveau”, il peut simplement ne pas s’être fait connaître encore dans les salles de concert de cette partie du monde), ils aident à créer une demande. Cela amène éventuellement l’interprète à se produire sur scène dans ce pays. Alors, il lui faut se montrer à la hauteur de la réputation que ses disques ont construite.

Au fil des années, j’ai entendu deux opinions divergentes sur ce sujet : la première dit que les enregistrements sont toujours meilleurs que les interprétations du même artiste en concert ; l’autre que les enregistrements seraient moins bons. A mon avis, ce n’est pas le micro qui change l’interprétation, c’est l’artiste lui-même qui change.

Je ne crois pas que les enregistrements puissent vraiment révéler des supercheries musicales. Peut-être, dans le cas d’un chanteur, il peut y avoir une question de volume de voix– elle peut sonner grande au disque et petite dans une grande salle. Mais pour les instrumentistes, les qualités d’interprétation et de technique ont tendance à être les mêmes dans le studio d’enregistrement et dans la salle de concert.

A coup sûr, il est plus facile de donner une interprétation parfaite d’une œuvre qui est limitée dans son étendue… En revanche, une grande œuvre est comme un corps céleste ; vous ne pouvez en voir qu’une face à la fois. Votre interprétation peut révéler une face un jour, et une autre face un autre jour… Quand j’enregistre, j’écoute les playbacks comme si les haut-parleurs étaient des micros. Suis-je en train d’entendre une reproduction fidèle ou un reflet de la façon dont je ressens une œuvre ? Dans un concert, il y a parfois des petits défauts qui arrivent et qui sont vite oubliés. Mais dans un studio d’enregistrement on ne peut pas les laisser passer – pour cela le studio est sans pitié. Cependant j’ai appris que tenter d’arriver à une sorte de perfection devant le micro peut parfois nuire à la spontanéité de l’interprétation… ».


Trio enregistrant Schubert 001

Istomin, Rose et Stern enregistrant le Trio en si bémol majeur de Schubert

La perfection et la spontanéité

L’équilibre entre perfection et spontanéité est une équation infiniment difficile. Istomin en avait eu confirmation en enregistrant avec Casals, ou en assistant aux sessions de Casals et de Serkin pour les Sonates de Beethoven. Casals, comme Serkin, s’autorisait beaucoup moins de liberté en studio qu’en concert ! Pour Istomin, enregistrer des concertos était chose assez facile. La présence des musiciens et du chef l’amenait tout naturellement à garder l’esprit de la musique vivante et à donner très vite le meilleur de lui-même. Avec le Trio, le moment le plus délicat était la balance ! Trouver un équilibre qui satisfasse les trois membres du Trio n’était certes pas simple, mais après tout pouvait aller assez vite, pour peu que Stern ait eu le temps de bien se préparer. L’écoute et le choix des prises posaient rarement de problèmes, tant les trois musiciens partageaient la même vision et la même exigence.

En revanche, les séances de studio d’Istomin pour les oeuvres solo étaient souvent des moments de tension. Il se retrouvait face à lui-même et à ses exigences. Il pouvait se montrer très impatient lorsque son jeu n’atteignait pas d’emblée la perfection souhaitée. Considérant le montage comme un pis-aller, il visait la prise parfaite d’une œuvre entière ou d’un mouvement. La succession des prises risquait alors de faire perdre la spontanéité, si bien qu’il préférait abandonner l’œuvre pour mieux la reprendre lors d’une séance ultérieure et poursuivre la session avec une autre page. Il était difficile pour lui de s’avouer satisfait ! Schubert-850Pour la Sonate en ré majeur de Schubert, il avait demandé une journée supplémentaire alors qu’Andrew Kazdin, son directeur artistique, considérait que l’enregistrement était parfait ! Pour la Sonate Waldstein de Beethoven, un des piliers de son répertoire, c’était plus difficile encore : en 1959, il refusa de la laisser paraître (alors que le montage publié par Andreas Meyer en 2015 dans le coffret Sony est tout simplement époustouflant) ; il la reprit en 1965 mais resta insatisfait ; ce n’est qu’en 1991, considérant qu’il ne lui fallait pas attendre davantage, qu’il donna son accord pour une publication…

Lorsqu’à partir du début des années soixante, le disque devint une industrie, lorsque le marketing prit le pas sur les considérations artistiques, et que des montages de plus en plus nombreux et sophistiqués permirent de tricher sans vergogne, Istomin prit ses distances. Le disque était devenu un produit commercial, un mensonge qui pervertissait l’essence même de la musique. L’arrivée du CD le rendit même nostalgique du 78 tours : « Tous les artistes jouent de la même façon, ont la même sonorité. Ce sont comme des légumes et des fruits calibrés, aseptisés, sans goût. On s’ennuie. Au concert on n’entend pas la même chose, cela peut créer une déception, car le concert c’est la vraie vie. Le CD c’est comme faire virtuellement l’amour avec une star de cinéma sur l’écran, ce n’est pas un être humain qui vit et qui respire. Le concert, c’est l’acte de vivre. C’est la même chose qu’une photographie. Une photo et une personne sont très différentes, mais dans l’idée de nombreux mélomanes, maintenant le disque est le « message », comme dit Marshal McClure. Beaucoup d’artistes pensent comme moi, mais on ne peut rien faire. Les enregistrements du passé ont des fausses notes, des erreurs. Aujourd’hui, c’est impossible et on n’est pas loin de le regretter… » (Interview avec Bernard Meillat en 1987).


Bernstein Beethoven

Istomin avait été stupéfait que Bernstein accepte d’enregistrer pour la même compagnie que Karajan…

Le disque a changé la perception de la musique.

Au-delà même de sa perfection artificielle, le disque pervertit l’écoute : « Vous allez au concert pour entendre M. Maazel ou M. Bernstein diriger une symphonie de Beethoven. Chez vous, vous avez un enregistrement de M. Karajan que vous adorez et que vous connaissez par cœur. Alors les tempos de M. Maazel et de M. Bernstein ne vont pas vous plaire. Vous allez écouter avec un sentiment négatif. Vous êtes prisonnier de votre version, alors qu’il y a des milliers de façon d’interpréter cette symphonie, qui mériteraient votre écoute attentive. Tout le monde y perd, les mélomanes et les musiciens ! »   

Pendant près de vingt ans, entre 1970 et 1987, Istomin n’enregistra aucun concerto, aucune œuvre pour piano seul, seulement quelques trios et des sonates, avec Isaac Stern et Leonard Rose. En conflit avec sa maison de disques, Columbia, il n’éprouva pas le besoin d’en chercher une autre, considérant que la musique vivante était la seule vraie musique. Il savait que le prix à payer pour sa carrière serait très lourd. Pour le public, pour les organisateurs de concert, un musicien qui n’enregistre plus perd progressivement de sa notoriété, de son attrait. Quel que soit le succès qu’il remporte lors de ses concerts, son image pâlit, il n’est plus à la mode. On se dit forcément que s’il n’enregistre plus, c’est que ses disques ne se vendent pas, que sa carrière est sur le déclin. Pour nombre d’artistes, l’arrêt de leur activité discographique les éloignait très vite de la scène. Istomin était fier, à juste titre, que sa carrière ait survécu. Ses engagements ne diminuaient guère, mais les grands orchestres et les salles prestigieuses l’ont invité de moins en moins.


Les enregistrements tardifs

récital-Adda-001En 1987, il se prit à penser : « Malgré tout, le disque, c’est pour toujours ». Cette année-là, il élargissait son répertoire et il éprouva le besoin de laisser une trace de son interprétation de ces nouvelles œuvres (Sonate op. 11 de Schumann, premier livre des Images de Debussy, pièces diverses de Rachmaninov. Il n’avait nulle envie d’entamer des démarches avec Sony, qui venait de racheter Columbia, ni avec d’autres « majors ». Il pensait qu’il était de son devoir de garder une trace de son interprétation d’œuvres avec lesquelles il avait vécu, dans lesquelles il avait le sentiment d’avoir quelque chose de très personnel à dire. Il décida donc de produire lui-même ses enregistrements. En 1987, il réunit l’ensemble de son programme Schumann-Debussy-Rachmaninov. Le disque fut immédiatement édité par une petite compagnie française, Adda, qui le distribua très mal et fit bientôt faillite. L’accueil de la critique fut inégal, certaines furent très enthousiastes mais il y eut souvent des réticences sur le programme, jugé disparate. Istomin n’était certes pas prêt à plier devant les ukases du marketing qui exige qu’un disque ne soit consacré qu’à un seul compositeur pour être bien placé dans les bacs. Quatre ans plus tard, il procéda de la même façon pour le programme Beethoven qu’il venait de mettre sur pied, cette fois dans de meilleures conditions acoustiques (Sonates n° 14, 21 et 31).

Beethoven-SonatasLe disque ne fut édité qu’en 1995, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire d’Istomin. Reference Recordings lui avait proposé alors d’enregistrer les deux concertos de Mozart qu’il jouait le plus régulièrement (n° 21 et 24) et de publier en même temps le disque Beethoven. Pour avoir le sentiment d’aller au bout de son chemin, il décida de rendre hommage à Paul Paray en enregistrant sa Fantaisie pour piano et orchestre. Il éprouvait beaucoup de reconnaissance pour Paray, qui l’avait soutenu avec beaucoup de générosité, et il était scandalisé par l’oubli dans lequel ce grand musicien était tombé. En juin 2000, il fit venir son piano de Washington à Budapest et réserva plusieurs journées de studio avec l’Orchestre Symphonique de Budapest sous la direction de Jean-Bernard Pommier. Il enregistra non seulement la Fantaisie de Paray (qui fut publiée sur un CD privé) mais aussi deux concertos qu’il avait joués à de multiples reprises mais qu’il n’avait jamais enregistrés (le Troisième de  Beethoven et le Neuvième de Mozart, qui restent pour le moment inédits). Pour être exhaustif, il faut mentionner un autre enregistrement privé réalisé au Théâtre des Champs-Elysées en novembre 1993 lors d’un récital en hommage à Casals à l’occasion du vingtième anniversaire de sa disparition : on peut écouter l’ensemble des œuvres sur ce site (Casals, Prélude ; Bach, Toccata BWV 914 ; Mozart, Sonate K. 283 ; Medtner, Sonate op. 22…).


L’héritage discographique

Edition en CD du récital du 2 novembre 1993

Edition en CD du récital du 2 novembre 1993

Il est difficile de ne pas avoir un sentiment de frustration, de gâchis, au regard de la carrière discographique d’Istomin, même si ce sentiment est un peu atténué par la réédition récente de l’ensemble de ses enregistrements de concertos et de piano solo, qui lui redonne, douze ans après sa disparition, la place qu’il n’aurait jamais dû cesser d’occuper parmi les grands pianistes de la deuxième moitié du vingtième siècle. Le préjudice pour sa carrière, pour sa vie même, était plus important qu’il ne se l’avouait. Il s’était fait une raison, souhaitant assumer son esprit d’indépendance, son intégrité artistique et son refus des compromissions. Parfois, il disait que le jour viendrait où on le reconnaîtrait à sa juste valeur, grâce à ses disques et aux différents témoignages audio-visuels qu’il avait laissés. Mais il se dépêchait d’ajouter qu’il n’avait pas vécu pour cela, que ce n’était pas là l’essentiel.

Ce que l’on peut surtout regretter, c’est que Columbia n’ait pas continué après 1960 à être une motivation essentielle pour le développement de son répertoire. Entre 1955 et 1959, il avait abordé nombre de nouvelles œuvres, simplement parce que Columbia avait souhaité les lui faire enregistrer : l’intégrale des Nocturnes de Chopin, les Intermezzi op. 117  de Brahms, le Deuxième Concerto de Rachmaninov, le Premier Concerto de Tchaïkovsky. Certaines étaient d’ores et déjà prévues, comme les Scherzos et les Ballades de Chopin. D’autres auraient suivies, qui auraient élargi considérablement son répertoire. Le départ de David Oppenheim puis les tergiversations de Columbia interrompirent cet élan.

Musique 

Brahms. Intermezzo op. 117 n° 1. Enregistrement Columbia, septembre 1957.