La personnalité de Eugene Istomin
Le parcours de l’homme est sans doute plus singulier encore que celui du musicien. Il se considérait d’ailleurs, à l’instar de Casals, comme un homme avant d’être un artiste, même si l’art était pour lui le plus grand accomplissement possible de l’être humain. Passionné de littérature, d’histoire et de peinture, curieux des sciences, il ne se contenta pas d’être un artiste et un intellectuel, il s’engagea aussi dans la vie politique et se révéla à l’occasion un organisateur visionnaire d’événements musicaux.
Il est difficile d’imaginer quelqu’un qui ait été exposé à tant d’influences contradictoires, et ait réussi à les assimiler, à les dépasser, et à en tirer la plus grande richesse. Sa langue maternelle et sa culture initiale étaient russes. Cependant, dès son plus jeune âge, il a tenu à s’intégrer dans le pays qui avait accueilli ses parents et à devenir un vrai citoyen américain, allant jusqu’à se prendre de passion pour le plus américain des sports, le baseball. Après une première éducation musicale russe avec Siloti, sous le signe de la liberté et du plaisir, il fit l’apprentissage de l’école germanique la plus rigoureuse, avec Serkin. D’une ascendance alsacienne qui remontait à Napoléon, il avait hérité l’amour de la France et de sa langue. Ses parents, de caractères et d’origines si différentes, longtemps en continuelle dispute, étaient l’un orthodoxe et l’autre juif. Istomin s’écartera de toute pratique religieuse.
Confronté aux bouleversements de l’histoire et aux profonds changements du monde musical, Istomin construisit son propre chemin, s’appuyant sur son instinct, sur sa grande exigence intellectuelle et morale, et la haute idée qu’il avait du rôle d’un artiste.
Un tempérament beethovénien
Dans le portrait qu’il fit de lui dans le New York Times en 1971, James Gruen s’avoua dérouté par la personnalité d’Istomin. Il estimait que s’il faisait preuve sur scène d’une maîtrise éblouissante, il était en fait un être torturé et énigmatique. Gruen était frappé par son allure beethovénienne, et nombre de gens qui ont côtoyé Istomin l’ont remarqué aussi. Son caractère grognon, sa réticence à sourire, ses brusques colères, rares mais dévastatrices faisaient penser à Beethoven. Mais surtout, il y a chez eux un même besoin de solitude, une même douleur intense après les déceptions, déceptions qui sont ensuite balayées par la force de la volonté, l’envie de vivre, la foi en l’humanité, la certitude que le bien finira par l’emporter. La Sonate Waldstein en est l’expression idéale, et elle était l’œuvre emblématique d’Istomin.
Ses certitudes lui donnaient des airs d’arrogance, mais il y avait en lui beaucoup de doute, d’humilité et d’auto-dérision. Au premier abord, il semblait assez froid et distant, intimidant même, mais, bien vite, on découvrait derrière sa pudeur beaucoup de chaleur et d’humanité. Il lui était très difficile de cacher ce qu’il ressentait, et il ne pouvait s’empêcher de dire ce qu’il pensait. Cette sincérité lui a nui dans sa carrière mais, même s’il devint un peu plus prudent avec l’âge, il n’y renonça jamais. Lorsqu’il se mettait en colère, le moment passé, il oubliait et ne gardait aucune rancune. En témoignent ses nombreuses disputes avec Stern, qui n’ont jamais remis en cause leur fraternité.
Que ce soit en termes de probité musicale, d’éthique de carrière ou de vie, Istomin refusait absolument les concessions, quelles qu’en soient les conséquences : ne jamais jouer une œuvre dans laquelle il n’avait rien de personnel à dire, ne pas chercher à séduire sur scène, ne pas solliciter les gens qui pourraient pousser sa carrière, s’élever contre les injustices ou s’engager en politique.
Sa curiosité était toujours en éveil et son esprit pouvait bouillonner à tout moment: « Je ne peux pas rester sans savoir » était une de ses expressions favorites. Il avait gardé un enthousiasme d’enfant, prêt à s’enflammer pour un projet ou une idée. Dans cette démarche il y avait un association paradoxale d’intuition (selon Platon, la saisie immédiate de la vérité de l’idée par l’âme) et de besoin de connaissance et d’intellectualisation.
Sur le plan matériel, il se montrait assez détaché du sentiment de possession. Il n’avait jamais acheté de maison ou d’appartement avant de s’installer à Washington avec Marta, et il n’a jamais eu de voiture. Tout son argent passait dans les livres et les œuvres d’art, et d’une façon générale dans ce qui lui donnait du plaisir, comme les grands restaurants ou les grands vins. Il tenait à son confort et à son standing, en particulier pour les voyages (les vols en Concorde !) et dans les hôtels. Il trouvait que c’était une compensation naturelle aux exigences de la vie d’artiste itinérant.
Sa défiance pour les managers et le music business faisait qu’il se montrait exigeant sur ses cachets. Pas question pour lui de se laisser exploiter ! Mais, lorsque cela lui paraissait justifié, il était toujours disposé à adapter ses conditions. Il fit preuve aussi d’une grande générosité pour donner des concerts de bienfaisance, ou pour offrir ses cachets. Cette générosité, on la retrouvait avec ses amis en difficulté, au point que Marta dut parfois lui demander d’être plus prudent !
Il y avait chez lui une ouverture aux autres, une bienveillance, une écoute, que l’on rencontre très rarement. Les autres pianistes n’étaient jamais ses rivaux, et il s’intéressait volontiers aux gens très simples. La délicatesse et la fidélité de ses amitiés étaient également remarquables, comme pour l’organisation de la tournée américaine de Clara Haskil en 1956, ou l’invitation d’Horszowski pour faire ses débuts avec l’Orchestre de Philadelphie en 1978.
La recherche de Dieu
Sa mère étant juive, il pouvait se considérer comme juif, mais il refusa sa Bar Mitzvah et resta très éloigné de la religion juive. S’il apporta fidèlement et généreusement son soutien à Israël, c’était avec l’idée d’un état laïc et une grande méfiance à l’égard des partis religieux.
Istomin avait beaucoup lu et fait de recherches sur toutes les religions. Il avait accepté de se marier avec Marta dans la religion catholique. Il s’était senti de plus en plus proche de cette religion, mais il n’était de toute façon pas question pour lui d’y adhérer, car il aurait eu le sentiment de trahir sa mère.
L’intérêt d’Istomin pour les grandes théories de la physique relevait aussi d’une quête spirituelle, de même que son intérêt pour l’astronomie, qui lui permettait d’appréhender la beauté sublime de l’univers. Comme Casals, Istomin s’émerveillait devant ce qu’il y a de divin en chacun de nous, le miracle inexplicable de la vie et de l’unicité de chaque être humain.
Cependant, pour Istomin, la plus belle preuve de l’existence de Dieu, c’est l’art ! Il déclara à Jacobson : « « Pour moi, l’art est la plus haute activité possible. Qu’il s’agisse de peinture ou de poésie, de musique ou de danse, c’est la meilleure chose dont nous sommes capables – et aussi la plus exigeante. L’art relève de l’intellect et de l’âme, c’est le dépassement du physique et du matériel, voire de l’explicable. On ne peut pas vraiment décrire une phrase de Mozart ou de Beethoven ou une ligne dans un grand dessin. Cela prouve l’existence d’une dimension plus dense et pourtant plus simple. Si vous avez fait l’expérience de cette réalité ne serait-ce qu’un instant, vous avez ressenti un aspect de Dieu. »
Lui-même avait conscience d’être un artiste, d’être une partie de la musique, une partie infinitésimale, dont il ne devait tirer aucun orgueil, mais plutôt un sentiment de responsabilité, celle de développer autant qu’il le pourrait les dons qu’il avait reçus.
La place de la musique et de ses autres passions
« Chaque matin, après le petit déjeuner, je me mets au piano. Ce sont les heures les plus efficaces pour travailler… Mais la musique, elle, est dans ma tête 24 heures sur 24, c’est obsédant, cela peut même être pesant, mais c’est ainsi… Et c’est certainement le cas pour tous les musiciens ! En ce moment j’ai une sonate de Mozart, l’Hommage à Rameau de Debussy, un impromptu de Chopin, une symphonie de Beethoven. Cela tourne tout le temps dans ma tête, c’est comme des découpages, des collages cubistes ! »
Sa sensibilité musicale était si exacerbée que toute musique, même lorsqu’il l’entendait seulement et ne la jouait pas, l’habitait longuement et intensément. Le soir, lorsqu’il n’avait pas de concert à donner ou auquel assister, il s’interdisait d’en écouter, sachant qu’après il lui serait difficile de s’endormir.
Il avait besoin d’une certaine façon de se protéger de la musique, qui l’envahissait trop. Il avait aussi besoin de sortir du cercle fermé des musiciens où il aurait fini par étouffer. Il avait une relation très cordiale, solidaire, avec les autres pianistes et les musiciens en général, mais il avait peu de réels amis dans ce milieu, à l’exception de ceux avec lesquels il avait des discussions autres que musicales, partageant des intérêts autres que musicaux.
Se tourner vers d’autres domaines était donc à la fois une nécessité pour son équilibre personnel, un besoin impérieux de sa curiosité d’esprit et une jouissance intense. Par ailleurs, Istomin avait la certitude que la richesse culturelle nourrit la musicalité de l’interprète. Non de façon directe, mais par le développement de sa sensibilité et de son intelligence.
Un artiste à l’épreuve du réel
Istomin se révéla à plusieurs reprises, et pour des événements fort différents, un organisateur hors pair. Il releva le défi de prendre la succession de Schneider pour le Festival de Prades 1953, s’occupant de tout, même du mécénat. Il en fit de même au Mexique en 1976, avec un constant de souci que le festival servît de tremplin à la vie musicale mexicaine. En 1986, il mit sur pied un concours de piano utopique, auquel il donna le nom de son ami William Kapell. Plus étonnant encore, en 1968, il prit la tête du Comité de soutien du candidat démocrate à l’élection présidentielle, Humphrey, avec tant d’efficacité que celui-ci aurait souhaité en faire son conseiller pour la culture. Chaque fois, il ne n’accepta pas de s’investir trop longtemps, par crainte que ce soit aux dépens de sa mission essentielle de musicien.
Conclusion
Après Beethoven, l’autre grand personnage, littéraire celui-là, auquel on pourrait faire référence est Montaigne, qu’il adorait. Chez Istomin il y avait un semblable mélange de curiosité et de scepticisme, de goût de l’introspection et d’ouverture au monde, d’humilité et de fierté, le culte de l’amitié et la passion des livres.
Au-delà de l’aventure musicale, il y a une l’aventure humaine, qui est plus fascinante, encore. Istomin est le symbole de l’homme écartelé entre différentes cultures et bousculé par les grands bouleversements du 20ème siècle. Il en tira une richesse, une envie de vivre, un mélange de réalisme et d’optimisme, tout en conservant sa liberté et son exigence pour construire son propre chemin.
Il était un musicien de l’ancien temps dans un monde musical ‘’moderne’’. Il était trop artiste pour les politiques, mais trop intéressé par le monde et par les autres arts pour donner le sentiment aux gens de musique qu’il est totalement l’un des leurs. Les Américains le trouvaient trop européen, les Européens trop américain. Il n’était à sa place nulle part, et il l’était partout ! Attaché aux grandes traditions littéraires et musicales, il se passionnait pour les sciences et les technologies d’avant- garde. Il adorait le base-ball et les films de série B mais défendait la nécessité de l’élitisme dans la culture. Il y avait une envie de tout saisir, de tout connaître, de tout embrasser, d’aller plus loin. En janvier 1989, il dit à Patrick Ferla : « Chaque jour en me levant, je me demande ce que je souhaiterais faire mieux aujourd’hui. Et la réponse est : Tout ! »