BoletLorsque Serkin commença à enseigner au Curtis Institute de Philadelphie à l’automne 1939, il avait besoin d’un assistant, d’autant que son programme de concerts très chargé l’obligeait à s’absenter souvent. Comme il n’avait pas de nom à proposer, la direction du Curtis choisit un jeune pianiste cubain, Jorge Bolet. C’était un choix étrange, car il était difficile d’imaginer personnalités plus opposées. Bolet était un ancien étudiant du Curtis, il était le seul à qui avait été attribuée la prestigieuse bourse Josef Hofmann. Son début de carrière était assez brillant. Il s’était perfectionné en Amérique et en Europe auprès de grands maîtres. Son seul point commun avec Serkin était son intérêt pour la musique de Max Reger. Il laissera d’ailleurs un enregistrement de référence des Variations sur un thème de Telemann que Serkin avait jouées au début de sa carrière américaine, mais qu’il avait vite abandonnées devant la froideur du public et les remarques désastreuses de la critique… Sinon Bolet n’aimait rien tant que les pièces de virtuosité, ou les transcriptions acrobatiques de Leopold Godowski, qui était le beau-père de son professeur, David Saperton. Le grand amusement d’Istomin et de ses camarades était de pousser Bolet à se mettre au piano, ce qui n’était pas très difficile ! Bolet se lançait alors dans une succession de pièces virtuosissimes, espérant entraîner ses jeunes élèves sur ses traces. En fait le courant ne passait pas et le plus souvent ils se divertissaient en l’imitant et en exagérant ses mimiques. Serkin était le seul maître à bord.

En 1942, le gouvernement cubain demanda à Jorge Bolet de quitter le Curtis et de devenir attaché culturel de l’Ambassade de Cuba à Washington. C’est Horszowski qui le remplaça auprès de Rudolf Serkin, pour la plus grande satisfaction de tous. Sa complémentarité avec Serkin, son immense culture et sa gentillesse firent merveille. Il devait enseigner pendant 50 années au Curtis…

Quant à Jorge Bolet, cette expérience pédagogique au Curtis était peut-être prématurée. Il n’avait que vingt-cinq ans et n’avait pas encore eu le temps de mûrir et d’élargir son répertoire. Il ne se consacra à nouveau à l’enseignement qu’à partir de 1968, à Bloomington puis au Curtis, où il succèda à Serkin en 1977 à la tête du département de piano. Longtemps marginale, sa carrière connut un essor spectaculaire dans les années 70 et 80.