Les souvenirs de Eugene Istomin

rubinstein piano« Parmi les grands pianistes entendus dans ma jeunesse, c’est Arthur Rubinstein qui m’a fait la plus grande impression, et dont je me sentais le plus proche. Son phrasé, sa sonorité, sa syntaxe musicale, la sensualité de son jeu étaient pour moi une grande source d’inspiration. Dans un concert d’Arthur Rubinstein, tout n’était certes pas parfait, mais on sortait de la salle en se souvenant d’une phrase ou d’un nocturne de Chopin, d’un passage de Schumann, d’un bout de musique espagnole, en se disant : « ça c’est la vérité ». On oubliait les fausses notes ou les inexactitudes, complètement.
Je crois que Rubinstein avait beaucoup d’affection pour moi. Il me disait souvent : ‘Sois patient, ton tour viendra !’ Lui-même n’avait connu la gloire et la grande carrière qu’assez tard dans sa vie. Il avait accepté les recommandations de ses managers, avait fait des concessions au goût du public pour le spectacle (sa Danse du feu, attaquée avec les mains au-dessus de sa tête, mettait le public en transe), mais sans jamais vraiment trahir la musique. Il me recommandait d’en faire autant, et de ne pas me rendre malade lorsqu’un mauvais piano ne me permettait pas de jouer aussi bien que j’aurais voulu. Il me donnait ce genre de conseils, que je n’étais, à vrai dire, guère disposé à suivre.
Au début des années 60, il m’a demandé de jouer la Symphonie Concertante de son ami Karol Szymanowski, qui lui était dédiée. Il souhaitait qu’un autre pianiste prenne le relais et continue de la faire figurer dans les programmes des orchestres autant qu’il serait possible. J’ai accepté par respect et par amitié pour lui.

rubinstein cigareNous parlions de beaucoup de choses, et bien sûr des pianos ! Lui aussi trouvait que les Steinway américains des années 60 chantaient moins bien qu’avant et qu’ils avaient une sonorité beaucoup moins chaleureuse que les Steinway de Hambourg. J’avais acheté un Steinway de Hambourg. Il m’a demandé un jour de le lui prêter pour un concert avec le New York Philharmonic, ce que j’ai bien sûr accepté. Mon piano a été transporté au Lincoln Center mais voilà qu’au tout dernier moment Henry Steinway l’a appris. Il devait assister au concert en compagnie des représentants de Steinway Hambourg en visite à New York ! Voir un Steinway de Hambourg trôné sur la scène de l’Avery Fischer Hall était un désaveu insupportable ! Rubinstein fut prié de renoncer à ce piano et de jouer sur un piano américain. Steinway m’a également appelé, pour me rappeler à l’ordre. Le lendemain, Arthur m’a téléphoné pour me dire combien il était désolé et il m’a envoyé un chèque de 200 dollars pour les frais de transport, un chèque que j’ai conservé comme un souvenir…

On parlait de musique de chambre, de la difficulté de former un trio, musicalement et humainement. Lui aussi avait eu à gérer des relations délicates avec ses partenaires, Heifetz, Feuermann puis Piatigorsky, qui remettaient en cause le rôle prédominant du piano et cherchaient à tirer la couverture à eux… (lien) En 1968, Stern, Rose et moi étions à Lucerne en même temps que Rubinstein. Nous préparions le Deuxième Trio de Schubert, celui en mi bémol, le plus long et le plus impressionnant des trios du répertoire, et j’eus l’idée de demander à Rubinstein de nous écouter. Nous sommes venus jouer dans sa suite. Il a été très positif, et nous a donné quelques conseils.
Nous parlions de politique, un sujet sur lequel nous n’avions pas de peine à nous entendre, tant sur la politique israélienne (nous étions tous deux très proches de Golda Meir, de Ben Gourion et de Teddy Kollek, le maire de Jérusalem) que sur la politique américaine (en 1968 il s’inscrivit à mes côtés dans le Comité des Artistes et des Ecrivains qui soutenait la candidature démocrate de Hubert Humphrey).

Il m’a demandé de faire partie du jury du premier Concours Rubinstein à Tel-Aviv en 1974 et j’ai accepté, bien que je n’aime guère les concours et les jurys. C’est Emanuel Ax qui a remporté le Concours ! Nous nous sommes revus à diverses reprises dans ses dernières années, à Paris peu après mon mariage avec Marta, en Israël alors qu’il s’était séparé de Nela et qu’il travaillait à ses Mémoires. Mon dernier souvenir est une promenade que nous avons faite en Israël. Il était presque aveugle, et me donnait le bras. C’était très émouvant… »

(Propos recueillis par Bernard Meillat en 1987)

Dans leur livre de souvenirs, The Pleasure was Ours, Virginia Katims raconte qu’elle avait demandé un jour à Arthur Rubinstein si son fils John était pianiste. Il s’était exclamé : “Mon Dieu, non!” Surprise par la violence de sa réaction, elle l’avait prié de donner la raison de cette véhémence. Et voilà ce qu’il avait répondu : « Parce que si John avait été un moins bon pianiste que moi, j’aurais été malheureux. Et s’il avait été un meilleur pianiste que moi, j’aurais été désespéré ! »

C’est ce côté très égocentrique de Rubinstein, qui finira par amener Istomin à se détacher de lui. Dans une interview plus tardive avec John Tibbetts, Istomin avoua s’être éloigné de ce que Rubinstein représentait comme musicien et comme homme. « Je l’aimais beaucoup. Il était l’opposé de Serkin, mais il voulait trop séduire. Il était capable de n’importe quelle extravagance pour conquérir le public et parvenir au succès, qui lui était venu tardivement. Quand il était jeune, il faisait beaucoup la fête. Il avait un talent extraordinaire, il pouvait tout faire techniquement et musicalement. C’était quelqu’un de très brillant. Il avait l’esprit de compétition, pour le piano et pour les femmes. Il jouait magnifiquement mais il se laissait aller à la facilité. Il parlait souvent de lui comme d’un imposteur. Il lui arrivait de donner des concerts sans être préparé. C’était plutôt amusant mais ce n’est pas un exemple à proposer aux jeunes ! Il a continué à vouloir battre les jeunes pianistes jusqu’au bout, ce n’était pas quelqu’un qu’on pouvait vénérer ! Lorsque je l’appelais pour lui demander comment il allait, il me répondait fièrement : « C’est complet ! ». Je n’avais pas envie qu’il me dise ça, j’aurais voulu qu’il soit une figure paternelle… ».

Document

Arthur Rubinstein joue la Danse du feu de Manuel de Falla à Carnegie Hall