horowitz chez luiEntre Vladimir Horowitz et Eugene Istomin existait une relation amicale, pas vraiment intime mais très cordiale. Ils se voyaient et se téléphonaient régulièrement. Istomin a été très présent dans les moments difficiles traversés par Horowitz, l’encourageant à jouer à nouveau en public, essayant de lui redonner confiance. Lorsqu’en 1974, après cinq années de silence, Horowitz envisagea de nouveaux concerts, Istomin assista aux récitals d’essai et aux répétitions, chez Horowitz ou au Met, se déplaçant aussi spécialement à Chicago. Horowitz en avait été très touché.
Lorsqu’ils se retrouvaient, les deux pianistes se jouaient les œuvres qu’ils venaient de découvrir ou qu’ils travaillaient à ce moment-là. Horowitz ne tardait généralement pas à monopoliser le clavier ! Parfois, Istomin venait avec un invité supplémentaire, comme Clara Haskil lors de sa tournée américaine de 1956, ou le tout jeune Yefim Bronfman au milieu des années 70. Ces invités ressortaient complètement éblouis, Clara Haskil s’exclamant : « Horowitz, c’est Satan au piano ! ». C’est aussi Istomin qui servit de lien entre Leon Fleisher et Horowitz. Fleisher raconta avec beaucoup d’humour ses visites au grand pianiste : « J’allais chez Horowitz et je jouais le morceau que je travaillais à ce moment-là. Je me souviens que je lui ai joué une fois la Sonate opus 10 n° 3 de Beethoven. Il m’écoutait, puis hochait la tête en disant ‘très bien, très bien, très bien’. Puis il me poussait de la banquette et jouait pendant plusieurs heures ce qui lui passait pas la tête. Un jour, j’ai eu droit à trois heures de sonates de Clementi. »  (My Nine Lives).
horowitz 1Horowitz aimait beaucoup faire des propositions de répertoire à Istomin, qui les suivit à plusieurs reprises. Il est intéressant de remarquer que leur façon de choisir leur répertoire était assez proche. Tous deux ne souhaitaient jouer que des œuvres qu’ils sentaient pouvoir s’approprier, dans lesquelles ils avaient quelque chose de personnel, d’unique, à dire. Cela s’appliquait même aux compositeurs dont ils étaient très proches, comme Rachmaninov. Horowitz joua un seul concerto de Rachmaninov, le Troisième (dont il fit trois enregistrements officiels), la Deuxième Sonate (qu’il remania, avec l’accord du compositeur), quelques extraits des grands cycles (cinq ou six préludes, autant d’Etudes-tableaux) et une poignée de petites pièces isolées. C’est tout. Istomin, quant à lui, n’avait interprété qu’une fois le Troisième Concerto avant de l’abandonner définitivement (sans doute en partie parce qu’il «  appartenait » à Horowitz), mais il joua deux concertos auxquels Horowitz avait renoncé (le Deuxième et le Quatrième). Outre quelques pièces isolées, Istomin mit à son répertoire les Variations sur un thème de Chopin. Un jour, Horowitz les lui avait jouées et lui avait dit : « C’est une œuvre pour toi ! ». Il les prépara pendant trois ans, les enregistra pour lui-même, mais renonça finalement à les jouer en public à cause de la réticence des organisateurs à les programmer. Une autre fois, Horowitz joua pour Istomin la Sonate en sol mineur de Medtner, un compositeur pour lequel il avait une grande tendresse. Et finalement c’est Istomin qui la mit au programme de ses récitals…
Horowitz doigts 2Lorsqu’Istomin enregistra le Deuxième Concerto de Rachmaninov, Horowitz lui prêta son piano, le CD 18 dont Steinway lui réservait alors l’usage exclusif. C’était le piano idéal pour jouer Rachmaninov : l’enfoncement des touches était réglé au minimum pour permettre un jeu très rapide, une réactivité immédiate des accents ; la puissance et la capacité de dynamique étaient également exceptionnelles. Un piano à ne pas mettre entre toutes les mains, tant il demandait un contrôle fantastique ! Horowitz n’avait jamais joué en public ce concerto et savait qu’il ne le jouerait certainement jamais. Il lui semblait qu’Istomin était le pianiste qui pouvait le mieux rendre justice à cette œuvre et il mit donc son piano à sa disposition, ce qu’il n’avait jamais fait pour personne. C’était une marque de confiance dont Istomin était très fier. Plus tard, Istomin rachètera le CD 18, le fera régler pour lui, et l’emmènera en tournée à travers toute l’Amérique…
Même s’il lui était arrivé, au temps de ses études au Curtis, de se gausser des imperfections de tel ou tel enregistrement d’Horowitz, Istomin avait la plus grande admiration pour lui. Il parlait de son jeu comme de quelque chose qui faisait dresser les cheveux sur la tête. Il était fasciné par la capacité d’Horowitz à jouer avec les doigts complètement à plat. Les dernières phalanges des doigts de Horowitz pouvaient se relever et se rétracter avec une élasticité extraordinaire qui donnait à son jeu une vélocité, une puissance, une capacité d’accentuation, une clarté, une sonorité cristalline, tout simplement uniques ! Istomin parla du jeu d’Horowitz à James Gollin en ces termes : « C’est un émerveillement ! Ce sont les lumières d’Hollywood ! C’est le pétillement du champagne ! Ce sont des fontaines de sperme ! » Sa fascination pour le jeu d’Horowitz et les douleurs qu’il éprouvait souvent à cause de ses ongles, incitèrent Istomin dans les années 70 à modifier profondément la position de sa main et à attaquer les notes, lui aussi, avec les doigts beaucoup plus à plat. Il savait que l’anatomie de sa main ne lui permettait pas, et ne permettait d’ailleurs à aucun autre pianiste, de jouer comme Horowitz. Mais il lui sembla que cette évolution aurait des effets positifs. Elle ne modifia guère sa sonorité mais elle déstabilisa quelque peu sa technique pendant plusieurs années, jusqu’à ce que le réapprentissage du Premier Concerto de Tchaïkovsky en 1980 l’amène à reconsidérer profondément sa façon de travailler.

Documents

Deux interprétations de Vladimir Horowitz avec les doigts très à plat…

Scriabine. Etude op. 8 n° 12

LisztConsolation n° 3