« William Kapell est mort à l’âge de trente-et-un ans, et cela a été une très grande perte pour la vie musicale. C’était mon compatriote, nous étions de la même génération (il avait trois ans de plus que moi), il était aussi d’une certaine façon mon rival. Il avait ses admirateurs, ses partisans, et moi les miens. Mais nous étions de très grands amis. Même avec le recul du temps, je continue de penser que c’était le plus grand talent, le plus grand pianiste de ma génération. Déjà, à cet âge, il avait laissé des preuves intangibles de son talent. Ecoutez son enregistrement de la Sonate en si mineur de Chopin. C’est une grande réussite. Pour moi, il était l’égal en Amérique d’un Dinu Lipatti en Europe, ou d’un Gilels en URSS… »
(Interview avec Bernard Meillat, 1987)

La rencontre

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Publicité vers 1946

A la fin du premier récital d’Istomin à New York, à Town Hall en avril 1944, William Kapell était venu le saluer dans sa loge. A peine s’était-il présenté qu’il lui déclara : “Je n’ai jamais entendu Chopin joué de façon aussi fantastique. Il faut que nous en parlions. Il faut que nous fassions connaissance ». Une entrée en matière aussi directe était bien dans la manière de Kapell. Istomin, d’abord très surpris et quelque peu sur la réserve, comprit vite que le compliment était sincère et que Kapell voulait vraiment partager son approche du répertoire classique et romantique. Ce fut le début d’une profonde amitié, remplie d’affection et de solidarité, d’échange et d’émulation.

Des trajectoires proches

Les carrières de William Kapell et de Eugene Istomin avaient suivi des cours parallèles. Ils avaient tous deux remporté le Concours de Philadelphie à dix-huit ans. Istomin avait gagné ensuite le Prix Leventritt, Kapell le Prix Naumberg. Leurs débuts avaient été également spectaculaires, avec les mêmes réserves des critiques quant à leur jeunesse et à leur tendance à une virtuosité excessive. La principale différence résidait dans le répertoire. Kapell avait essentiellement bâti sa réputation sur le répertoire russe le plus spectaculaire : les concertos et la Rhapsodie de Rachmaninov, le Troisième Concerto de Prokofiev, et surtout le Concerto de Khatchaturian, qui remportait alors un immense succès auprès du public et que Kapell joua si souvent qu’on le surnomma parfois WKK (William Khatchaturian Kapell) !  Pendant ce temps, Istomin jouait exclusivement des concertos de Bach, Beethoven, Chopin et Brahms.

Tous les jeunes pianistes rêvent d’une grande carrière. Rubinstein était l’archétype du virtuose qui vole de triomphe en triomphe, qui a le monde à ses pieds et qui profite allègrement de la vie. Il avait été l’idole d’Istomin dans son enfance et il conseilla longtemps Kapell dans son adolescence. Cependant, les deux apprentis pianistes ne le prirent finalement pas pour modèle…

La philosophie de la carrière

Kapell 11 001Serkin puis Busch se chargèrent de décourager Istomin de rechercher des succès faciles, l’incitant au contraire à s’attaquer d’emblée aux plus hauts sommets de l’histoire de la musique. Istomin fut vite persuadé qu’il ne devait faire aucune concession et que son seul talent suffirait pour devenir un musicien reconnu par ses pairs et par le public.

Pour Kapell, l’évolution prit davantage de temps. Ses débuts, son choix de répertoire et son attitude face aux médias semblaient trahir une recherche effrénée du succès. Arthur Judson, son agent, avait pris en charge la promotion de Kapell et il avait d’abord veillé à lui construire une image de jeune artiste romantique, de beau ténébreux mélancolique, propre à séduire la gent féminine. Ensuite, il décida de demander à une attachée de presse de l’imposer au firmament des stars. Constance Hope s’occupait déjà de musiciens célèbres comme Heifetz, Reiner, Stokowski, Lily Pons ou Rosa Ponselle. Elle obtint pour Kapell des articles et des photos dans de très nombreux journaux, y compris dans les pages people. On le compara à Sinatra, on lui demanda de parler de sa vie privée, on le fit poser en famille ou en train de peindre. Kapell avait souvent l’air mal à l’aise sur ces photos, mais il essaya de jouer le jeu pendant quelque temps. Poussé par sa propre réflexion et par l’exemple d’Istomin, il prit ses distances avec le star system qui lui tendait les bras. Pour cela, il lui fallut se libèrer de l’influence de son entourage, et en particulier d’Olga Samaroff.

Olga Samaroff

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Olga Samaroff

A seize ans, Kapell avait quitté son premier professeur pour aller étudier à Juilliard avec elle. Olga Samaroff était une personnalité exceptionnelle. Elle avait fait une très belle carrière, jusqu’à ce qu’une fracture de l’épaule, en 1925, l’oblige à renoncer à jouer en public. Elle avait été la deuxième pianiste de l’histoire, après Hans von Bülow, à donner l’intégrale des Sonates de Beethoven en concert. Elle avait un incroyable réseau d’amis, parmi lesquels Gershwin et Cary Grant, qui lui permit notamment de lancer la carrière de son deuxième mari, Leopold Stokowski, qui n’était qu’un modeste organiste d’église. Elle devint un critique musical à la plume redoutable, puis un professeur de tout premier plan.

Avec ses élèves, Olga Samaroff  était excessivement possessive. Kapell avait eu l’occasion de jouer pour Horowitz, qui lui proposa de lui donner des leçons. Elle le persuada de refuser. Elle pouvait également se transformer en tigresse pour les défendre. En mars 1945, Kapell reçut une critique très négative dans le New York Times. Elle écrivit alors au rédacteur en chef : « C’est parce que je crois qu’une critique aussi erronée entache le prestige d’un journal comme le New York Times que je demande à M. Noel Strauss de préciser quelles ornementations M. Kapell a jouées de façon impropre, quels éléments de style authentique ont été enfreints dans d’autres parties de son programme, et sur quelle autorité, ou quelles autorités, M. Strauss a fondé ses déclarations radicales. » Elle voyait d’un très mauvais œil l’amitié naissante entre Kapell et Istomin, et elle fit tout pour y mettre fin. Après avoir envoyé sa lettre au New York Times, elle écrivit à Kapell : « Ce que nous lisons dans ce journal est de façon évidente le résultat de tes fâcheuses discussions avec Istomin. »

Considérant qu’Istomin était le plus dangereux rival de Kapell, Olga Samaroff s’arrangea pour lui fermer des portes ou pour encourager la malveillance de certains critiques. Elle bénéficia de l’aide de Fredric Mann, un richissime homme d’affaires, pianiste amateur et passionné de musique, qui était très influent à Philadelphie (il y fera construire le Mann Music Center et financera également l’auditorium de l’Orchestre Philharmonique d’Israël à Tel Aviv). Fredric Mann et Olga Samaroff parvinrent à convaincre l’Orchestre de Philadelphie de ne jamais engager Istomin, tandis que Kapell se voyait proposer un contrat portant sur trois saisons. Istomin, qui avait remporté le Concours de l’Orchestre de Philadelphie en 1943 et y avait fait aussitôt des débuts remarqués, ne fut réinvité que dix ans plus tard. Les 18 et 19 décembre 1953, c’est à lui qu’on demanda de venir remplacer son ami Kapell, mort quelques semaines plus tôt. Ormandy, avec lequel Istomin allait partager d’innombrables concerts et enregistrements dans les trente années qui suivirent, finit par lui avouer ce qui s’était passé.

Un combat commun pour l’idéal 

Kapell_1948A partir de 1946, Kapell rejeta de plus en plus radicalement les compromissions du carriérisme. Il donna la priorité à la musique et à l’amitié. C’était un idéal très schumannien, celui des compagnons de David luttant contre les philistins, qui sera bientôt adopté par l’ensemble des OYAPs !
Sa première cible était les critiques incompétents et malhonnêtes. C’est ainsi qu’il s’en prit à l’un des critiques new-yorkais les plus respectés, Irving Kolodin, et le menaça de lui mettre son poing dans la figure pour avoir fait un compte-rendu inepte d’un de ses concerts. Anna-Lou DeHavenon, l’épouse de Kapell, raconta dans une interview parue dans Piano Quaterly, qu’un jour Istomin les avait entrainés dans une soirée. Kapell y avait rencontré le critique Jay Harrison, qui venait de publier un article très défavorable sur Vladimir Horowitz. Son sang ne fit qu’un tour : « Qui diable pensez-vous être ? Vous n’êtes qu’un instrumentiste à vent de quatrième ordre qui s’est fait mettre à la porte de Juilliard. Comment osez-vous écrire une pareille critique sur un artiste de l’envergure de Vladimir Horowitz ? » Kapell était si furieux que la querelle s’envenima et qu’il fallut qu’Anna-Lou s’interpose et demande à Istomin de retenir Kapell.

Sa vindicte pouvait toucher également les musiciens qui trahissaient leur art. Kapell était à Chicago en janvier 1950 lorsqu’Istomin y joua le Deuxième Concerto de Brahms sous la direction de Szell. La répétition avait été houleuse et Szell s’était vengé au concert en ralentissant le tempo dans un passage de virtuosité, mettant Istomin en porte-à faux. Kapell fonça dans la loge de Szell : « Comment osez-vous traiter votre soliste ainsi ? ». Il n’avait pas même pensé aux conséquences négatives qu’un tel esclandre pourrait avoir sur sa propre carrière ou sur celle d’Istomin.
Pour Kapell, Stern était le type du musicien frimeur, qui ne méritait pas les succès qu’il remportait. En 1952, il écrivit à Istomin : « Je ne veux plus avoir affaire avec un tel imposteur. Il est malhonnête et magouilleur, et depuis cinq ans je n’ai jamais trouvé son jeu émouvant le moins du monde … »

Un éternel apprentissage

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Kapell et son épouse, Anna-Lou Dehavenon

A l’approche de la trentaine, Kapell prit conscience de ce qu’il voulait, et surtout de ce qu’il rejetait absolument. Anna-Lou Kapell en témoigna dans la revue Piano Quaterly : « Je pense qu’il était terrifié par la fausse séduction d’une carrière couronnée de succès et par le danger inhérent de sombrer dans l’autosatisfaction. Il voulait devenir un grand artiste et il avait clairement conscience que la clé pour continuer à grandir était l’apprentissage permanent. Laissez-moi vous dire qu’il connaissait la différence entre un grand artiste et un interprète célèbre. Il savait combien il était talentueux mais il savait aussi les limites du talent. » Et elle ajoutait : « Willy avait une curiosité insatiable pour tout ce qui touchait à la musique. Je me souviens être allée avec lui, en 1947, à Freeport dans l’Illinois, où il devait donner un Community Concert. Quelqu’un lui avait dit que la professeur de piano locale avait étudié avec Isidor Philipp à Paris, bien des années auparavant. A la fête d’après-concert, ils se sont rencontrés et ont passé le reste de la soirée à parler et à jouer l’un pour l’autre. Elle lui a montré la façon de phraser dans Chopin qu’elle se souvenait avoir apprise de Philipp. Ce genre d’expérience s’est renouvelée très souvent, chaque fois qu’il y avait quelqu’un dont il pensait pouvoir apprendre quelque chose. »

Avec Casals à Prades en 1953

Avec Casals à Prades en 1953

Kapell avait pris des leçons avec Schnabel et avait tenu à les payer. Il admirait Serkin, avec son côté de perpétuel apprenti. Il partageait la fascination d’Istomin pour Heifetz, et il accepta de se plier aux exigences du grand violoniste en enregistrant la Troisième Sonate de Brahms avec le couvercle du piano fermé, comme un accompagnateur.

Il avait absorbé tout ce qu’Istomin lui avait transmis généreusement sur l’interprétation de Mozart et de Beethoven. Il n’y avait qu’une chose de plus qu’Istomin pouvait faire pour lui : le mettre en contact avec Casals !

A Prades

Avec Casals à Prades en 1953

Avec Casals à Prades en 1953

Istomin essaya dès 1951 de faire venir Kapell à Prades, mais Alexander Schneider s’y opposa. En 1953, Istomin remplaça Schneider comme directeur artistique du Festival et il s’empressa de proposer à Casals d’inviter son ami. Kapell passa plus de deux semaines à Prades, participant à trois concerts. Il accompagna Maria Stader dans des lieder de Schubert, joua la Première Sonate pour violon de Beethoven avec Grumiaux, le Quatuor K. 493 de Mozart (avec Grumiaux, Milton Thomas et Paul Tortelier), et le Concerto n° 17 de Mozart sous la direction de Casals (la bande a été perdue…). Casals ne déçut pas ses attentes sur le plan musical : « La façon dont Casals interprète Bach est quelque chose qu’on ne peut qu’adorer ! Cela a du cœur et de l’âme. C’est humain, cela vous submerge, c’est grand ! » Le 28 juillet 1953, il écrivit à Shirley Gabis : « Comme chef d’orchestre et comme violoncelliste, Casals m’a fait une si profonde impression que je ne peux même pas trouver de mots. Cela me semble, quelques semaines plus tard, l’expérience musicale la plus vraie que j’aie jamais vécue. »  En revanche, Kapell regretta ne pas avoir pu réellement approcher Casals en tant que personne, tant il était entouré en permanence d’une foule de gens qui ne cessaient de le solliciter, de le flatter. Il avait le sentiment que Casals se laissait emprisonner par ces courtisans, et qu’il aurait dû les envoyer promener!

La fraternité

William Kapell au début des années 40

William Kapell au début des années 40

Le lien amical entre Istomin et Kapell ne cessa de se resserrer et devint quasi fraternel à partir de l’été 1949, lorsqu’Istomin vint passer un mois complet chez les Kapell. Ils travaillèrent ensemble, souvent à deux pianos, préparant de nouveaux concertos ou reprenant ceux qu’ils allaient donner la saison suivante. Il y eut aussi d’interminables discussions, où il fut beaucoup question de la musique et du monde musical, mais aussi de cinéma (pour lequel ils avaient tous deux une passion) ou de peinture (Kapell ne fréquentait guère les musées mais adorait peindre).
Lorsqu’ils reprirent la course effrénée de leurs carrières, ils poursuivirent leur dialogue en de longues lettres, pleines de franchise et d’affection. Kapell avouait sans façon que lors de son dernier récital il s’était « cassé la figure dans la deuxième gamme en quartes de la sonate de Chopin ». Comme ils ne pouvaient s’entendre jouer pendant de longs mois, chacun imaginait avec enthousiasme l’évolution de l’autre : « Tu auras évidemment grandi intérieurement, et je suis très impatient d’entendre comment cela se ressentira dans ton jeu. J’ai appris par nos amis que tu as magnifiquement joué, et que tu as déjà réussi à exprimer au piano ce qui est dans ton cœur. » L’attention au bonheur de l’autre était également très présente. En septembre 1952, Kapell écrivit à Istomin : « Tu sembles très heureux et très libre. Pourvu que cela soit toujours ainsi. Tu le mérites. Joue merveilleusement tes concerts et n’oublie pas tes amis qui t’aiment. Willy et Anna-Lou.”

De la part de Kapell, il y avait aussi la volonté de pousser son ami à aller le plus loin possible dans son ambition musicale : « Bosse comme un dingue sur la Sonate en si mineur de Chopin, c’est facile ! » Il l’incita à jouer de nouvelles œuvres, lui ramèna des partitions d’œuvres rares. Il lui arriva aussi de se fâcher, de l’admonester, voire de le menacer de lui mettre son poing dans la figure quand Istomin ne travaillait pas assez. Il arrivait souvent à Kapell de passer dix heures par jour au clavier.

Kapell, Istomin et les OYAPs

Kapell 14 001Cette amitié aurait pu être exclusive et les éloigner des autres OYAPs. Mais il n’en fut rien.  Kapell et Istomin se souciaient de leurs plus jeunes collègues, leur apportant à la fois des critiques sans concession et un généreux soutien. Gary Graffman en témoigne : « Après mon second récital à Carnegie Hall, en 1950, Kapell m’a déclaré sans prendre de gants : ‘Tu as joué comme un cochon !’ Puis il entreprit de me dire pourquoi, ne me faisant grâce d’aucun détail. Par-dessus lemarché, il avait su par Eugene que je n’avais pas travaillé aussi sérieusement que j’aurais dû…’. Graffman ajoute que cette attitude correspondait à toute une philosophie de l’art et de la vie : « Willy Kapell avait adopté comme devise ars longa, vita brevis. En certaines occasions, il se faisait le défenseur tenace de jeunes collègues, pour peu qu’il ait confiance en leurs dons. Il fut parfois accusé d’être un mauvais collègue, essentiellement par ceux qui ressentirent l’aiguillon de son honnêteté implacable, mais dans la réalité c’était tout le contraire. S’il croyait en quelqu’un, il en parlait aux chefs d’orchestre avec lesquels il jouait (autant dire pratiquement tous), les harcelant sans pitié jusqu’à ce que le jeune artiste soit engagé. Une fois, il alla si loin dans son enthousiasme avec Ormandy que celui-ci dut quasiment se fâcher : ‘Ecoute, si tu mentionnes encore une fois le nom de X, tu ne joueras plus jamais avec moi’. Du coup, Willy se taisait pendant au moins vingt-quatre heures, mais à la fin il s’arrangeait pour que ça marche pour son copain, ouvrant la porte à une relation musicale durable ». Quand Kapell mourut, Istomin prit la suite. Sa célébrité grandissante lui permit à son tour d’influer sur les décisions des chefs d’orchestre et des managers. De Claude Frank à Jean-Bernard Pommier, de Clara Haskil à Yefim Bronfman, nombreux furent les pianistes qui purent compter sur son soutien.

Après des débuts spectaculaires, Leon Fleisher avait vu sa carrière décliner. En 1950, Kapell et Istomin unirent leurs efforts pour l’aider à sortir de ce mauvais pas. Le premier convainquit Fleisher de se présenter au Concours Reine Elisabeth, le second l’entraîna à Paris, pour y retrouver sérénité, liberté et motivation, avec la réussite que l’on sait. Dans son autobiographie, My Nine Lives, Fleisher dit toute son admiration pour Kapell : « Il est probablement le plus grand pianiste américain de tous les temps. Schnabel avait une immense estime pour lui. Un jour, il entendit à la radio le Concerto en si bémol majeur de Beethoven et il pensa que c’était son propre enregistrement, mais il découvrit que c’était celui de Willy. Cette histoire m’a laissé une blessure à vif, le coup de poignard de la jalousie. »

Ressemblances et différences

Kapell partitions 001Humainement, Kapell et Istomin se ressemblaient sur bien des points, en particulier sur la foi dans les plus hautes valeurs de l’humanité et l’exigence absolue de sincérité. Cela leur vaudra, à l’un et à l’autre, nombre de déboires. Musicalement, les différences étaient plus sensibles. Kapell s’appuyait sur une rigueur extrême dans son travail, dans l’apprentissage permanent de nouveaux répertoires, dans la recherche consciente et systématique de la réalisation la plus complète possible de son potentiel musical et pianistique. Pour Istomin, l’objectif final était aussi élevé, mais la part de l’instinct, de l’inné, restait essentielle : il ne ressentait pas le besoin de tout examiner à la lumière de l’intellect, il aurait craint d’y perdre le sens du mystère et de la magie. Il n’était pas non plus prêt à sacrifier toutes les autres composantes de sa vie sur l’autel du travail pianistique. Istomin était très admiratif devant cette exigence de perfection, cette conquête de l’idéal. Lorsqu’il parlait de Kapell, les mots fer, acier, feu, flamme, forger revenaient toujours, de même que la comparaison avec Icare.

Il arriva d’ailleurs un moment où Istomin se mit à craindre pour son ami que son obsession de la perfection et son irritation permanente face aux injustices et aux inepties du monde musical ne deviennent dangereuse pour son équilibre. Il suggéra à Kapell de consulter le Docteur Bychowski, le psychiatre avec lequel il avait essayé de soigner son trac. A sa grande surprise, Kapell accepta, tant sa confiance en Istomin était grande. Quelques mois plus tard, il lui écrivit : « L’analyse a commencé à donner un ou deux résultats. Je la reprendrai en septembre. »

La mort de William Kapell

Kapell 16 001Après le Festival de Prades, Kapell était parti pour une immense tournée en Australie, plus de trois mois ! Le mercredi 28 octobre 1953, il prit l’avion pour revenir enfin en Amérique. Istomin était à New York chez ses parents. Ruth O’Neill, la secrétaire de Columbia Artists l’appela pour lui annoncer la terrible nouvelle : l’avion s’était écrasé lors de son approche de San Francisco et il n’y avait pas de survivant. Kapell devait prendre aussitôt un autre avion pour New York pour y retrouver Anna-Lou. Ruth O’Neill était en sanglots et ne se sentait pas la force de venir lui annoncer la mort de son mari. Istomin se rendit donc à l’Hôtel Meurice pour prévenir Anna-Lou. Il n’eut besoin de rien dire. En voyant son visage, elle comprit tout de suite ce qui était arrivé. Elle dit simplement : « Il est mort », puis elle ajouta : « Il avait encore tant de choses à faire ! »

Le choc de la mort de Kapell fut très violent pour Istomin. Il eut le sentiment d’une perte irréparable, de la disparition d’une partie de lui-même. Plusieurs orchestres, qui connaissaient leurs liens d’amitié, lui proposèrent de remplacer Kapell pour les engagements pris dans la saison en cours. dans la plupart des cas, il refusa car c’était une émotion trop violente. Pour le livret du programme du Festival de Prades 1954, il rédigea un bref mais vibrant hommage dans lequel il écrivait notamment ceci : « J’aimais William Kapell comme un ami loyal et je l’admirais comme un artiste qui surpassait tous ceux de sa génération ».

Le souvenir

kapell 18 001L’image de Kapell est toujours restée très présente dans son esprit. Pinchas Zukerman, qui avait habité dans la chambre d’Istomin chez ses parents pendant ses trois années d’études à Juilliard, se souvenait d’y avoir trouvé tous les disques de Kapell. Istomin lui avait longuement parlé de lui et de la fraternité qui les réunissait. Il a d’ailleurs longtemps pensé qu’il mourrait, lui aussi, dans un accident d’avion. Il n’en était nullement inquiet, cela devait tout simplement arriver un jour… La seule fois où Istomin s’est écroulé au milieu d’une tournée, c’était en Australie en 1956. Il devait y donner quarante quatre concerts. La fatigue s’était alliée avec le souvenir que c’était dans ce pays que Kapell avait donné ses derniers concerts et qu’il était mort dans le voyage de retour.

Istomin avait partagé avec Kapell la lutte contre les philistins de la musique. Il la poursuivit sans lui, refusant toujours les compromissions et tentant de redresser quelques torts, mais avec le sentiment croissant d’un combat solitaire et inégal. Ce qui lui a sans doute manqué le plus, c’est l’exigence de Kapell pour le pousser à aller au bout de lui-même. Istomin confia à James Gollin, son biographe : « Au début de notre relation, j’étais celui qui était le plus solide. A la fin, il essayait d’une certaine façon de me faire grandir. Pour le moins, de mon point de vue, c’était comme s’il me mettait au défi d’avoir sa volonté et sa détermination, comme s’il me disait ‘tu ne te fais pas assez violence…’ Et il avait raison. »

En 1985, on demanda à Istomin de prendre la direction du Festival et du Concours de piano de l’Université du Maryland. Il accepta, à condition qu’il puisse en faire un événement unique au monde : une rencontre entre pianistes qui mêlerait étroitement des concerts, des master classes, des débats et un concours. Il voulait réunir de grands pianistes aux univers très variés, faire une place à la musique contemporaine. A l’aune de cette ambition, il décida de donner au Concours le nom de William Kapell, déclarant : « Il n’y a jamais eu, et il n’y aura jamais de meilleur modèle pour les jeunes pianistes brillants et talentueux que William Kapell. » Il mit sur pied deux sessions de haute volée, en 1986 (avec la participation de Anna-Lou Dehavenon-Kapell) et en 1987, puis il renonça. Il avait souhaité que le jury n’accorde de Premier Prix que si un candidat le méritait vraiment et que le concours ne soit organisé que tous les deux ans, de façon à hausser le niveau des candidats. Les responsables de l’Université du Maryland refusèrent. Istomin, fidèle à son idéal et à la mémoire de son ami, s’en alla.

Document

Chopin. Sonate n° 3 en si mineur op. 58, premier mouvement. William Kapell. Enregistrement RCA de 1947. L’interprétation de Kapell qu’Istomin mentionnait toujours comme une référence absolue…

 

La première d’une série de trois vidéos en hommage à William Kapell : avec la participation de Anna-Lou Dehavennon, son épouse, qui fit partie du jury du premier Concours ; avec des extraits d’interview et un magnifique série de photos. En anglais