« Serkin a été mon professeur, pour le meilleur et pour le pire ! Il m’a appris la discipline, le calvinisme, alors que j’étais un jeune libertin. Mon père, suivant la tradition de Pierre le Grand, avait décidé qu’après une première éducation russe il me fallait une influence germanique. Discipline et rigueur devenaient les maîtres-mots, remplaçant liberté et fantaisie. »
« Enfant, mon modèle était Rubinstein! Je voulais l’imiter! Il m’arrivait de me mettre au piano et de faire semblant de jouer en écoutant ses disques. Je l’idolâtrais! Quand je suis arrivé au Curtis, j’ai dû remplacer Rubinstein par Serkin, faire taire mon propre tempérament, plus lyrique et plus sensuel, freiner mon panache. Ce qui s’est passé alors, c’est que grâce à une souplesse intellectuelle naturelle, j’ai pu absorber le monde entièrement neuf qu’il m’ouvrait. Je l’ai imité, je m’en suis inspiré, et plus tard je l’ai rejeté, en partie… »

Le choc des personnalités

Rudolf Serkin en 1943

Comment imaginer deux personnalités plus différentes que Serkin et Istomin ? Comment envisager qu’ils pourraient se comprendre ? Leur seul point commun tient de l’anecdote : le père de Serkin était d’origine russe et gagna un moment sa vie en chantant, comme les parents d’Istomin le firent à leur arrivée en Amérique…
Istomin était né à New York, il était enfant unique, gâté et hyper protégé par sa famille, prompt à conquérir l’affection et l’admiration de son entourage et à s’y complaire. Serkin était né en Bohême, le cinquième de huit enfants et avait dû grandir dans des conditions matérielles et affectives très difficiles. Serkin avait eu une éducation germanique, de langue et de musique. Istomin avait été éduqué musicalement et familialement à la russe, en toute liberté. Serkin n’était pas un virtuose né, alors qu’Istomin l’était. Serkin avait certes connu le succès lors de ses premiers concerts, mais, à l’âge de quinze ans, il avait étudié avec Schoenberg et, pendant deux années, il n’avait pratiquement joué en public que pour La Société d’exécutions musicales privées, que son maître venait de créer et où les applaudissements étaient bannis. Serkin s’était longtemps contenté d’une carrière de musicien de chambre aux côtés de Busch. Pour Istomin, la voie royale était toute tracée pour devenir un grand virtuose qui serait acclamé partout. Pour Serkin, l’idéal musical reposait sur le respect absolu du texte et sur un travail acharné, synonyme de souffrance. Pour Istomin, il reposait sur la liberté, l’instinct, le plaisir.
Serkin était d’un abord facile, plein de douceur et de gentillesse. Au premier contact, Istomin était bourru. Musicien très rigoureux, Serkin pouvait se comporter sur scène comme s’il était « possédé » par le démon. Istomin s’efforçait au contraire de ne rien laisser paraître sur son visage et dans son attitude, laissant les émotions naître de la seule musique. Lorsqu’ils jouent Mendelssohn, Serkin est incomparable dans la tension du Rondo capriccioso, Istomin unique dans le lyrisme d’une Romance sans paroles.

L’enseignement de Serkin

serkin-teachingSerkin voulait discipliner cet enfant gâté, ce jeune sauvage aux dons éclatants. Il ne savait pas vraiment comment s’y prendre, car il commençait à peine sa carrière d’enseignant. Sa priorité était de lui faire prendre conscience des exigences de l’art et des devoirs du musicien, quitte à le culpabiliser. Il avait l’idée fixe du gâchis que représenterait un échec de son enseignement. Quant à Istomin, il était si mal préparé à entendre ce discours moralisateur qu’il se remit profondément en question et perdit une partie de ses repères et de sa confiance. Le résultat aurait pu être catastrophique ! Il ne l’a pas été, grâce aux efforts de l’un et de l’autre.
La première exigence de Serkin était de respecter le texte de manière absolue, musicalement et pianistiquement. Aucune liberté n’était permise, pas même celle de redistribuer une phrase musicale entre les deux mains pour la rendre plus « jouable ». Istomin n’était certes pas habitué à une telle exigence et cela provoqua chez Serkin des colères d’une violence inouïe. Dès la première œuvre que Serkin lui demanda de travailler, la Sonate Pathétique de Beethoven, la situation fut très tendue. Après qu’Istomin eût fini de jouer, Serkin se mit à crier : « C’était horrible ! L’as-tu seulement travaillée? Combien de temps as-tu travaillé? » Istomin répondit avec candeur : « Eh! bien, je l’ai jouée d’un bout à l’autre et j’ai trouvé que cela sonnait très bien, donc je n’ai pas pensé que je devais la travailler davantage. ” Istomin, lorsqu’il en fit le récit à James Gollin, ajouta que, bien des années plus tard, Serkin s’amusait encore à raconter cette histoire! Mais, sur le coup, cela avait été un moment très difficile. Une des colères les plus spectaculaires de Serkin se porta sur le Premier Concerto de Brahms. Istomin avait entendu Serkin le jouer quelque temps auparavant avec l’Orchestre Philharmonique de New York dirigé par John Barbirolli, et il avait été très impressionné. Il décida de préparer le premier mouvement et de le présenter à Serkin. Il avait beaucoup travaillé les passages difficiles, mais négligé quelque peu la mise en place des passages techniquement plus aisés. Serkin brandit sa chaise et menaça de la lui jeter à travers la figure : « Tu n’as pas honte de traiter ainsi un tel chef-d’œuvre ?»

Rudolf Serkin en 1947

Rudolf Serkin en 1947

Dès qu’il ne s’agissait plus de musique, Serkin se montrait charmant et prêtait beaucoup d’attention à ses élèves, y compris dans leurs problèmes personnels. C’est ainsi qu’un soir il accepta l’invitation à dîner des Istomin, qui avaient également convié un autre de ses élèves, Byron Hardin. Le repas se déroula dans une atmosphère très détendue, mais ensuite les choses se gâtèrent. Istomin proposa d’écouter des disques et en particulier le Prélude opus 23 ° 5 de Rachmaninov enregistré par Vladimir Horowitz (à Berlin, le 12 juin 1931). Il annonça d’emblée : « C’est un vrai désastre, c’est Horowitz qui joue, et il y a un million de fausses notes ! ».  Serkin entra dans une grande fureur : « Comment peux-tu oser parler ainsi ? C’est le plus grand pianiste du monde ! » Les deux jeunes outrecuidants avaient cru pouvoir se moquer des imperfections de leurs glorieux aînés. Istomin avait naïvement imaginé que Serkin, qui paraissait musicalement aux antipodes d’Horowitz, se prêterait au jeu. En fait, il y avait une admiration réciproque et des liens amicaux entre les deux hommes. Serkin avait soutenu Horowitz lors de la dépression nerveuse qui l’avait frappé entre 1936 et 1938, venant le voir presque tous les jours de l’été 1937, jouant à deux pianos avec lui, s’extasiant alors de la qualité de son déchiffrage ou de son travail sur la fugue de la  Hammerklavier…  Quant à Horowitz, il dit un jour que s’il n’avait été Horowitz il aurait voulu être Serkin. Cependant, la raison de cette grande colère de Serkin était moins la solidarité entre grands artistes que l’arrogance inacceptable de ces deux apprentis pianistes, qui n’avaient pour excuse que l’inconscience de la jeunesse. Plus de cinquante ans après, Istomin en éprouvait encore quelque honte…

Souvent interrogé sur ses années d’étude avec Serkin, Istomin choisit des termes religieux : mysticisme, possession, mission, oubli de soi, sacrifice sur le bûcher, extase, calvinisme… A ce moment-là, l’objectif de Serkin était de faire prendre conscience à ses élèves de la nécessité absolue de se consacrer corps et âme à quelque chose qui nous dépasse et d’y parvenir dans la souffrance, dans l’oubli de soi-même et dans le refus de la séduction.

Le refus de la facilité

Istomin et Serkin à la fin des années 40

Istomin et Serkin au milieu des années 50

Les compliments étaient quasi absents du discours de Serkin. S’il lui arrivait d’en prononcer, c’était pour mieux culpabiliser. Souvent, Serkin disait à Istomin : “Tu devrais jouer cette œuvre mieux que moi, tu es plus doué que moi » ; « je n’ai pas de talent, tu en as ». Il ne fallait pas non plus donner le sentiment à l’élève qu’il avait touché le but. Si la recherche s’arrêtait, c’était la chute assurée.

Tous les élèves de Serkin s’accordent pour dire qu’il était hors de question pour lui de les préparer à la « carrière », encore moins de les aider à trouver des engagements. Sa mission était de les emmener sur les sentiers escarpés de l’idéal musical, cela ne pouvait s’accommoder de préoccupations aussi triviales. A eux de se débrouiller ! Istomin fut probablement le seul qu’il décida d’aider, lui organisant deux récitals à Bâle et à Zurich en 1950 et intervenant auprès de Judson, le plus grand imprésario de ce temps, pour rattraper la démission qu’Istomin venait de donner. Il y eut aussi d’autres occasions où Serkin montra sa grande estime pour son ancien élève : en 1945, à Chicago, lorsqu’il fut invité pour un concert très important du Little Orchestra de Busch, il refusa de prendre la place d’Istomin, le soliste de la tournée, et proposa de jouer avec lui le Concerto pour deux pianos de Mozart ; à Prades, en 1950, lorsqu’il renonça à enregistrer le Cinquième Brandebourgeois de Bach avec Casals, pour ne pas faire ombrage à la version qu’il avait gravée avec Busch avant la Guerre, il proposa qu’Istomin le remplace.

L’obsession de Serkin, c’était qu’Istomin soit grisé par le succès et cède aux sirènes de la facilité, dans le choix de son répertoire et dans son travail. Cela revient comme un leitmotiv dans sa correspondance. Déjà, lors du Concours Leventritt 1943, Serkin trouvait qu’Istomin n’était pas prêt. Non seulement il s’abstint de voter, comme il était de règle lorsqu’un juge est confronté à un de ses élèves, mais il suggéra aux autres juges qu’il valait peut-être mieux ne pas lui donner le Prix. En vain ! Quand Istomin fit ses débuts à Carnegie Hall avec l’Orchestre Philharmonique de New York, en novembre 1943, ce fut, de l’avis général, une grande réussite, malgré un piano changé en dernière minute, un trac épouvantable et quelques passages moins bien réussis. Il fut acclamé et dut revenir saluer cinq fois, les critiques furent favorables. Adolf Busch et Huberman se montrèrent très enthousiastes. Serkin, quant à lui, vint lui apporter l’enregistrement du concert : « Je t’ai apporté les acétates, pour que tu puisses te rendre compte à quel point tu as mal joué. »

Les contradictions de Serkin

Casals, Schneider et Serkin à Marlboro

Casals, Schneider et Serkin à Marlboro

Certaines contradictions de Serkin sont restées pour Istomin inexpliquées. Serkin, en tant que professeur de piano, était d’une extrême rigueur. En revanche, à Marlboro, il avait créé un espace de de liberté, une république des égaux, où prestigieux aînés et jeunes débutants étaient sur le même plan ! Pour Istomin, cette opposition était proche de celle qu’on pouvait trouver chez Casals. Les deux grands musiciens faisaient preuve d’une grande ouverture d’esprit lorsqu’il s’agissait de faire de la musique de chambre, mais l’inflexibilité reprenait le dessus lorsqu’ils devaient enseigner leur propre instrument : il n’y avait plus alors qu’une vérité, la leur.

Istomin estimait qu’il y avait des excès chez les deux Serkin. Trop de rigorisme chez l’un, trop d’égalitarisme chez l’autre. Il trouvait que le projet de Marlboro avait évolué par rapport aux idées initiales de Busch, qui était une sorte de Herr Professor. Lui-même aurait préféré conserver une séparation plus nette entre formateurs et apprentis, mais il n’en eut pas moins beaucoup de plaisir à venir à Marlboro pendant six étés, entre 1957 et 1986.

L’enseignement de Serkin a été à la fois une grande inspiration et une profonde frustration : « Etudier avec Serkin était sublime, mais aussi très dangereux. Il était à la fois un héros et un directeur de conscience, qui me fustigeait ». Pour Istomin, ce fut un choc terrible sur le plan humain et musical. Il en garda toujours un sentiment mitigé, entre fierté et rancœur, avec la nostalgie de la liberté perdue, de l’hédonisme musical envolé. Il avait fait sienne cette morale de la souffrance et de l’humilité, cette exigence de perfection qui fait que tout manquement est une faute grave, mais en même temps elle lui pesait.

Pour trouver son propre chemin, Istomin eut besoin d’antidotes pour contrebalancer l’austérité serkinienne. Il les trouva hors du piano, grâce à son amour du chant (Serkin ne prêtait que peu d’attention au cantabile) et à sa fascination pour Heifetz. Il les trouva même chez d’autres pianistes : Schnabel pour la liberté de phrasé, Rachmaninov pour la richesse de sa sonorité et son impassibilité au clavier.

Le bilan

Serkin 2 001Istomin a toujours conservé une immense admiration pour Serkin, pour l’incandescence de son jeu, pour son ascétisme, pour son refus des effets : « Il avait un respect inconditionnel pour les compositeurs qu’il jouait, et son combat pour atteindre le sens profond de leur œuvre était féroce. De tous les musiciens que j’ai connus, c’était celui qui s’y est engagé avec la plus grande intensité, avec la plus complète intransigeance. »

Il y avait aussi, de part et d’autre, beaucoup d’affection et une complicité politique et intellectuelle qui se traduisit notamment lors de la campagne présidentielle de Humphrey et dans leur intérêt commun pour les théories de Toynbee. Istomin ne manquait jamais un concert de Serkin lorsqu’il pouvait y assister, ni une occasion de le voir (il lui rendait visite à Marlboro même lorsque son calendrier ne lui permettait pas de participer au Festival).

Au bout du compte, il reste une grande question : Que serait devenu Istomin s’il n’avait pas étudié avec Serkin ? Certains ont regretté ce choix de son père, tel Jean-Bernard Pommier, qui estimait que Serkin ne lui avait en réalité rien enseigné : «  Il écoutait, il sanctionnait, mais il ne disait rien ». Pommier constatait que Serkin n’avait apporté à son élève aucune méthode d’analyse musicale, d’apprentissage de nouvelles œuvres, ni même de travail technique. D’autres pensaient aussi que le jansénisme musical que Serkin lui avait inculqué allait tellement à l’encontre de sa personnalité qu’il l’avait durablement bridé dans son développement personnel, quelque distance qu’il ait semblé prendre avec le dogme de son maître.

Quel pianiste aurait été Istomin s’il était resté avec Siloti ? S’il avait suivi Robert Casadesus en France, comme il en avait été question un moment ? S’il avait rejoint Olga Samaroff ou Rosina Levine à la Juilliard School? Il est bien sûr impossible de répondre à de telles questions. On peut seulement essayer d’imaginer…

Quant à Istomin lui-même, il concluait ainsi sa contribution à la biographie de Serkin publiée par Stephen Lehmann et Marion Faber : “Souvenons-nous qu’il a influencé la grande génération des pianistes américains de la deuxième moitié du Vingtième siècle. Pas un seul n’est resté insensible à son intégrité musicale. »

Documents

Beethoven. Sonate n° 8 op. 13 « Pathétique », premier mouvement. Rudolf Serkin, enregistrement Columbia de 1945. L’intensité du jeu de Serkin…

 

Interview filmée avec Isaac Stern en 1973. La gentillesse et l’humour de Serkin…