Frank 3Claude Frank fut l’un des amis les plus chers d’Istomin pendant un demi-siècle. Ils s’étaient rencontrés à l’automne 1953, peu après la mort de Kapell, chez Mrs Leventritt où Claude Frank venait donner des leçons à un tout jeune pianiste très prometteur, Richard Goode. Frank n’avait pas encore vraiment lancé sa carrière, bien qu’il ait déjà vingt-huit ans. Le cours de sa vie avait été bousculé par les tragiques événements de l’Histoire. Né à Nuremberg en 1925, il avait dû fuir l’Allemagne nazie et avait commencé ses études au Conservatoire de Paris en 1937. Réfugié à Madrid, il avait pu finalement rejoindre les Etats-Unis en 1941 avec une partie de sa famille. Là, il devint l’élève de Schnabel, qui l’avait déjà remarqué en Europe. En 1944, naturalisé américain, il dut s’interrompre pour faire son service militaire.

En rentrant, il étudia aussi la composition à Columbia University avec Paul Dessau et la direction avec Koussevitsky à Tanglewood. Un premier récital à New York en 1947 fut bien accueilli et suivi d’un engagement avec l’Orchestre Symphonique de la NBC, mais sa carrière ne prit vraiment son essor qu’à partir du milieu des années cinquante, après qu’il se soit présenté au Concours Leventritt…

Claude FrankIstomin, qui était dans le jury, a confié à son biographe, James Gollin : « Il aurait dû remporter le Concours Leventritt 1954, mais il ne le remporta pas parce qu’il a raté un passage du Quatrième Concerto de Beethoven. Il était en finale avec John Browning et Van Cliburn. Il aurait pu les devancer, bien que tous deux soient des pianistes fantastiques. Comment pourrait-on refuser de prendre en compte la perfection du jeu de Van Cliburn, ses grandes mains, son charme, son charisme dans la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov ? La seule façon aurait été de se montrer à la hauteur des exigences purement musicales que promouvait le Concours Leventritt. Claude n’y était alors pas parvenu. Cependant, à la suite de cela, j’ai bavardé avec lui et essayé de l’aider, et nous sommes devenus très proches. »

Istomin ne ménagea pas sa peine pour pousser Claude Frank à atteindre les sommets que son talent laissait présager. Frank confia à James Gollin que leur relation s’était longtemps poursuivie dans l’esprit du Concours : « Il était un juge, j’étais le candidat ». Quant à Istomin, il relativisait son apport : « J’étais, à nouveau, une sorte de mentor, mais en réalité ce n’était pas le cas. Claude était un musicien très solide, formé par Schnabel à ressentir toutes les nuances du discours musical et à saisir la structure complète d’une œuvre. De toute façon, nous avions beaucoup de respect l’un pour l’autre. » Dans ses mémoires, My Nine Lives, Leon Fleisher dit aussi sa grande estime pour Claude Frank, et sa jalousie… « Je l’admirais énormément. Je pensais qu’il était un merveilleux musicien et pianiste. Mais il était aussi mon rival ». Fleisher et Frank se disputèrent longtemps les faveurs de Marjorie Weitzner, une jeune peintre passionnée de musique, qui aimait chanter des lieder. Finalement elle ne choisit ni l’un ni l’autre, épousa un certain M. Morris et travailla pour son père, un éminent collectionneur et marchand d’art.

Lorsque les liens entre les OYAPs devinrent moins étroits au fil des années 60, à cause des impératifs familiaux et de l’internationalisation des carrières, c’est avec Claude Frank qu’Istomin conserva les relations les plus proches. Leurs grandes discussions ne concernaient pas seulement la musique, mais de multiples sujets, littéraires et politiques notamment. Tous deux étaient de grands lecteurs et ne pouvaient pas imaginer qu’un musicien ne se nourrisse pas des autres arts. Claude Frank se souvenait d’avoir partagé l’enthousiasme d’Istomin après sa rencontre avec Kennedy et suivi ses projets de convaincre le gouvernement américain que la culture, et surtout la musique, soit reconnue comme une arme très efficace dans la stratégie diplomatique et la lutte d’influence contre l’Union Soviétique.

Eugene Istomin avec Claude Frank et Lilian Kallir lors de leur mariage à Marlboro en 1959

Eugene Istomin avec Claude Frank et Lilian Kallir lors de leur mariage à Marlboro en 1959

Istomin avait aussi le sentiment d’être proche de toute la famille Frank. En 1959, il fut le témoin de Claude lors de son mariage avec Lilian Kallir. Claude et Lilian s’étaient vus, sans même se parler, en 1941, à Lisbonne au moment de partir pour l’Amérique. Ils ne se retrouvèrent que longtemps après, à Tanglewood, et se marièrent à Marlboro. Seize ans plus tard, en 1975, Claude et Lilian étaient au premier rang des invités du mariage d’Istomin avec Marta Casals. Ils étaient encore là, jouant à quatre mains, vingt-cinq ans après, pour le soixante-quinzième anniversaire d’Istomin.

Istomin avait été désolé du manque de reconnaissance dont la carrière de Claude Frank avait pâti progressivement, malgré les acclamations qu’avaient suscitées ses intégrales des Sonates pour piano de Beethoven, au concert et au disque, en 1970, l’année du bicentenaire. Il avait été scandalisé que le coffret restât si longtemps absent du catalogue. Il considérait que Claude Frank avait, lui aussi, souffert de son image de « musicien de chambre », étant membre des Boston Chamber Players, et un partenaire de prédilection pour les plus grands quatuors (Juilliard, Guarneri,  Cleveland, Emerson, Tokyo…). Claude Frank avait aussi formé deux duos familiaux, un duo de pianos avec son épouse Lilian Kallir, et un duo piano-violon avec sa fille Pamela…
Istomin avait invité Claude et Pamela à la Library of Congress pour les Grandes Conversations sur la musique de chambre. Il avait demandé à Claude quels musiciens restaient pour lui des références. Sa réponse n’avait pas dû surprendre Istomin : « Casals et Szigeti ! Les musiciens dont le message va au-delà des notes… » Quant à la question de savoir si la musique de chambre serait un domaine à part, Claude Frank a répondu avec une citation de Serkin qu’Istomin n’aurait certes pas désavouée : « La musique de chambre ? Je ne sais pas ce que c’est ! Je ne connais que la musique tout court… ».
Lors des funérailles d’Istomin, Claude Frank prit la parole et dit sa grande affection pour l’homme, et son profond respect pour le musicien, pour ses connaissances, pour sa culture, pour son art du piano. Il rappela que les pianistes de sa génération avaient beaucoup appris de lui sur le plan musical, et qu’il avait fait preuve d’une rare générosité, y compris pour les soutenir dans leur carrière, et convaincre les chefs ou les managers de les engager.

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Document

Beethoven. Sonate n° 28 en la majeur op. 101, premier mouvement. Claude Frank. Extrait de l’intégrale des Sonates publiée en 1970.