Lorsque les parents d’Istomin prirent conscience des dispositions musicales exceptionnelles de leur fils, ils se sentirent quelque peu démunis. Ils n’étaient pas musiciens et n’avaient aucune relation dans le milieu musical américain. Et ils n’avaient pas d’argent ! Alors George Istomin fit appel à la solidarité des exilés russes et s’adressa au Prince Serge Obolenski, qui avait été son condisciple à l’Ecole Militaire et son supérieur pendant la Guerre. Celui-ci lui promit de lui arranger un rendez-vous avec une figure légendaire de la musique russe, Alexandre Siloti.

La carrière de Siloti et son exil aux Etats-Unis

SilotiSiloti avait été l’élève préféré de Franz Liszt. Il avait étudié la composition avec Tchaïkovsky et l’orchestration avec Rimsky-Korsakov. Il avait été le professeur de Serge Rachmaninov, qui était son cousin. Il était aussi le beau-frère du peintre Leon Bakst et il s’était marié avec la fille de Paul Tretiakov, le fameux mécène et collectionneur d’art. Né en 1863, il avait fait une brillante carrière de pianiste, passant dix années à donner des concerts dans toute l’Europe, avec une tournée aux Etats-Unis en 1898. Siloti se consacra ensuite essentiellement à la direction d’orchestre. En 1903, il créa les Concerts Siloti à Saint-Pétersbourg, grâce à l’immense fortune de sa femme. Jusqu’en 1917, la programmation fut un feu d’artifice permanent, attirant les plus grands solistes et les chefs les plus prestigieux de ce temps (Ysaÿe, Casals, Chaliapine, Rachmaninov, Auer, Enesco, Hofmann, Nikisch, Mengelberg, Weingartner…) et faisant une large place à la musique contemporaine (Debussy, Elgar, Sibelius, Mahler, Richard Strauss, Rimsky-Korsakov, Prokofiev, Stravinsky…). Le salon des Siloti était alors le lieu de rencontre de la haute société et de l’avant-garde artistique, musiciens, écrivains peintres et gens de théâtre.

A la Révolution, diverses responsabilités furent proposées à Siloti, notamment la direction du Théâtre Mariinsky, mais l’instabilité, la violence et la misère qui sévissaient le décidèrent à fuir son pays en 1919. Après une installation décevante en Angleterre, il décida de venir aux Etats-Unis en 1922. Il avait renoncé à diriger et, après quelques tournées, il allait jouer de moins en moins souvent en public. L’un de ses derniers concerts fut avec l’Orchestre Philharmonique de New York et Toscanini en novembre 1930. Il apparut encore au sommet de son art, jouant deux œuvres de Liszt  (la Danse Macabre et l’arrangement de la Wanderer Fantaisie de Schubert). Il donna encore un récital à Carnegie Hall l’année suivante, et se consacra désormais à l’enseignement. Il avait accepté un poste à la Juilliard School en 1924, et il y resta jusqu’en 1942, trois ans avant sa mort. Il recevait également quelques élèves privés dans son appartement de l’Hôtel Ansonia. Il y tenait salon et continuait de recevoir tous les artistes de la diaspora russe, notamment Rachmaninov, Stravinsky, Koussevitsky, la fille de Léon Tolstoï…

L’accueil de la famille Siloti

1932 Photo with Siloti recadrée

Alexandre Siloti et Eugene Istomin en 1932

Alexandre Siloti accueilllit avec beaucoup de gentillesse Eugene Istomin et ses parents. Il écouta le petit garçon accompagner sa mère dans des chansons populaires russes. Il n’en fallut pas plus pour le convaincre de le prendre comme élève. Sa seule exigence était qu’il n’y ait pas d’exploitation commerciale du talent précoce de l’enfant.
Kyriena, la seule des six enfants de Siloti qui ait poursuivi une carrière musicale, fut chargée de lui enseigner la théorie et le solfège, ainsi que les bases de la technique. Elle lui apprit aussi à écrire le russe, à parler français et à dire quelques mots d’allemand. Alexandre Siloti, quant à lui, l’invitait souvent à venir s’installer au piano à côté de lui, jouant à quatre mains, inventant un tas de jeux, ou lui racontant l’histoire de la musique, qu’il illustrait au clavier. Il lui arrivait aussi de faire le clown, et de tirer la langue en faisant des grimaces. Eugene fut traité comme un petit-fils, avec beaucoup d’affection et de générosité, pendant six années.

La séparation

Au printemps 1937, George Istomin commença à vraiment s’inquiéter au sujet de la formation de son fils. Il voyait Gary Graffman, le fils d’émigrés russes qu’il connaissait bien, passer de longues heures au piano. Eugene avait trois ans de plus et Siloti ne lui demandait de jouer qu’une heure-et-demie par jour. Plus le temps passait et plus cela lui paraissait étrange. Il se demandait si Siloti, à 74 ans, n’était pas devenu un peu sénile. On racontait qu’il gardait toujours un couvert à table pour Liszt… Pour quitter Siloti et envisager une autre formation, il fallait trouver un soutien financier. Il fit à nouveau appel à la solidarité des émigrés russes. Boris Sergievski, compagnon d’armes de George Istomin dans l’Armée de l’Air du Tsar, était devenu un brillant pilote d’essai. Il offrit cinq mille dollars pour permettre au jeune Eugene de poursuivre sa formation.

La séparation d’avec Siloti fut cruelle. George Istomin fit de son mieux pour dire toute sa gratitude et tenta d’expliquer qu’il était temps pour son fils de poursuivre son éducation dans un cadre plus formel. Alexandre Siloti fit preuve de beaucoup de grandeur d’âme. Il donna à Eugene une photo avec une très gentille dédicace. Il lui souhaita toute la réussite possible. Cependant, au fond de lui-même, il était dévasté car il était sûr que Eugene était le grand talent qu’il cherchait depuis si longtemps et qu’il deviendrait, entre ses mains, un des plus grands pianistes de son temps. C’était aussi un crève-cœur de se voir retirer ce jeune garçon que la famille Siloti avait en quelque sorte adopté. Kyriena avouera bien des années plus tard  que son père et elle n’avaient jamais pardonné aux parents d’Istomin.

Siloti à l'époque où il était le professeur de Rachmaninov

Alexandre Siloti à l’époque où il était le professeur de Serge Rachmaninov (à droite)

Autrefois, lorsqu’il était le professeur de Serge Rachmaninov, Siloti était partisan d’un travail technique long et fastidieux, selon la tradition. Mais son expérience personnelle l’en avait détourné. Kyriena Siloti s’étonnait de voir que son père travaillait beaucoup moins longtemps que tous les autres pianistes, et qu’il ne restait jamais au piano plus d’une demi-heure de suite, se disant fatigué. Elle lui fit remarquer qu’elle-même n’était pas fatiguée au bout d’une demi-heure ! Il lui répondit : « C’est que tu ne travailles pas, tu joues ». Il était désormais persuadé que la qualité du travail était beaucoup plus importante que la quantité et c’était cette conviction qui animait sa démarche pédagogique vis-à-vis de Eugene et qui expliquait qu’il lui demandait si peu de travail en apparence. Il aurait été passionnant de voir ce qu’Istomin serait devenu s’il était resté avec Siloti !

Epilogue

Eugene Istomin adorait Siloti, qui était pour lui un véritable grand-père. Il avait vécu là des heures heureuses. Il n’avait fait que suivre les décisions de son père, mais il avait compris le drame qui se déroulait. Il ne pouvait éviter de se sentir responsable. Alors il préféra enfouir nombre de souvenirs au plus profond de son subconscient. Ils resurgirent au fil des visites qu’il rendit fidèlement à Kyriena. Ainsi ce n’est que dans les années 70 qu’il se souvint être allé jouer pour Rachmaninov, qui était resté pour toujours l’ « élève » de Siloti. Lors d’une autre visite, alors que Kyriena approchait de son quatre-vingt-quinzième anniversaire et qu’Istomin lui proposait d’organiser une célébration, elle refusa mais lui dit combien elle aimerait que quelque chose soit fait pour perpétuer la mémoire de son père.

Siloti1Istomin décida d’organiser un benefit concert pour créer à Juilliard, là où il avait enseigné si longtemps, une bourse au nom de Siloti. Le concert eut lieu le 5 novembre 1990 à Juilliard, malheureusement après la mort de Kyriena. Istomin avait réussi à mobiliser plusieurs générations de grands pianistes liés à la Russie (Shura Cherkassky, Alexandre Slobodyanik, Alexandre Toradze, Vladimir Feltsman, Gary Graffman, John Browning…) et à éveiller l’intérêt des médias. Mstislav Rostropovitch joua avec Istomin un mouvement de la Sonate pour violoncelle et piano de Rachmaninov (que Siloti avait jouée naguère avec Casals), et il dirigea l’orchestre des étudiants de la Juilliard School dans un concerto pour 3 pianos de Bach. Il y eut une longue diffusion d’interviews et d’extraits du concert dans le CBS Sunday Morning. Et le financement de la bourse fut assuré !

Musique

Serge Rachmaninov. Esquisse orientale. Eugene Istomin. Enregistrement de 1987.