Clara Haskil et Charles Munch à Boston en 1956

Clara Haskil et Charles Munch à Boston en 1956

L’extraordinaire impression que Clara Haskil fit au public américain lors de la tournée qu’elle effectua à l’automne 1956 est résumée ainsi dans un article de Time Magazine : « Le public s’est assis, captivé et comme ensorcelé. Aucun chapeau à plumes, aucune boîte de pilules ne bougeait dans le Boston Symphony Hall. Il y avait quelque chose de fascinant dans cette femme frêle et voutée qui se courbait au-dessus du clavier. Son interprétation du Troisième Concerto de Beethoven était nourrie d’un étonnant mélange de flamme, de poésie et de tristesse. Quand elle eut finit, la salle résonna sous les battements de pieds et les bravos. Elle fut rappelée cinq fois, du jamais vu… C’est l’un de ses jeunes collègues d’Amérique, Eugene Istomin, qui a réussi à la convaincre de tenter l’aventure d’un retour aux USA. Les critiques de Boston étaient en extase, comme le public. Rudolph Elie, du Herald, estima que c’était « une révélation magique comme il n’en arrive en musique qu’une fois par génération… Accompagnée avec une maîtrise superbe par Monsieur Munch et l’orchestre, Mademoiselle Haskil a donné la plus belle exécution du Troisième Concerto de Beethoven que j’aie jamais entendue et que j’entendrai jamais. »

Eugene Istomin avait tellement pris soin de Clara pour sa venue aux Etats-Unis que Gary Graffman l’avait surnommé Haskil’s mother! Istomin avait demandé à ses collègues et amis que le fameux Steinway CD 199, qu’ils se partageaient pour leurs engagements les plus importants, soit réservé à Clara pour ses concerts à Boston ! Le piano devait partir ensuite à Chicago où Graffman allait donner un récital. Mais le train transportant le piano dérailla et le pauvre Graffman dut jouer sur un piano épouvantable, regrettant d’avoir suivi les exhortations d’Istomin à la galanterie, à l’hospitalité et à l’esprit chevaleresque…

Istomin avait même essayé de convaincre Clara de faire aussi une tournée en Amérique du Sud. Il l’avait emmenée chez Horowitz, et ils y restèrent jusqu’à deux heures du matin. Elle écrivit à des amis : « J’y aurais passé la nuit ! Horowitz au piano c’est Satan en personne, et original au possible, mais très sympathique. »

Clara avait pris le chemin de l’Amérique à reculons, très pessimiste quant au succès et à l’intérêt de cette entreprise. L’hospitalité d’Istomin et des autres musiciens qu’elle avait connus à Prades (Stern, Schneider, Serkin) puis l’accueil du public la firent bientôt changer d’avis et d’humeur.

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Clara Haskil félicitée par Casals. Prades 1953

Le 8 novembre 1956, elle écrivit à Michel Rossier : « Je suis terriblement fatiguée mais infiniment heureuse. Jusqu’ici les choses ont marché tellement bien que j’ai presque peur de l’avouer. Si c’était aussi le cas à New York ce serait un véritable triomphe pour Istomin qui a eu – il me l’a avoué – une très forte résistance et opposition dans le bureau Judson et ailleurs lorsqu’il a parlé de moi et a essayé, et réussi, à m’imposer. Les quatre concerts à Boston ont été un succès extraordinaire, un véritable triomphe – et déjà à la répétition de la part de l’orchestre. Pour le dernier concert, j’ai joué le Mozart, d’accord avec Munch qui m’a témoigné une amitié absolument émouvante. Quant à la critique, elle dépasse les meilleures que j’aie jamais eues. (…) Le piano de concert venait de New York où je l’aurai aussi. Istomin s’est occupé de tout cela, du choix du piano, du voyage (il est venu avec moi), etc… Le voir si heureux de mon succès m’a beaucoup touchée. Il m’emmène aussi dans les meilleurs restaurants. En un mot, c’est la vie telle que je ne l’aurais imaginée : je serais tentée de dire que j’y prends goût… »

Quelques jours plus tard, après un nouveau triomphe à New York où elle jouait Mozart sous la direction de Paul Paray, elle écrivit de New York à une amie : « Avant mon voyage en Amérique, j’ai vécu sous pression, dans une agitation et une inquiétude perpétuelles. Que les concerts et l’accueil, autant de la presse que du public, aient été ce qu’ils ont été, tient pour moi du miracle. J’en ai été d’autant plus heureuse, émue, et – contre toute attente – j’y retournerai avec joie ». Et elle ajoute à propos d’Istomin : « C’est une âme d’une qualité rare, doublé d’un artiste tout à fait exceptionnel ».

Les souvenirs de Eugene Istomin

Pablo Casals et Clara Haskil au Festival de Prades 1953

Pablo Casals et Clara Haskil au Festival de Prades 1953

« J’ai fait sa connaissance à Prades en 1950. C’était une apparition incroyable, car elle mêlait à un degré égal la laideur et la beauté, avec un physique ingrat et un rayonnement spirituel qui frappait immédiatement. Toute sa personne était contradictoire. Elle était maladroite dans ses mouvements et ses déplacements, elle se cognait partout… Et au piano, elle était l’élégance et la vivacité mêmes. Elle était constamment déprimée et très souvent malade, mais elle avait beaucoup d’humour et elle riait volontiers de ses malheurs. A Prades, nous sommes devenus amis, et nous nous sommes revus en Suisse et aux festivals de Prades suivants.
C’est moi qui l’ai fait revenir en Amérique à l’automne 1956. Elle y était venue en 1927, elle avait joué sous la direction de Leopold Stokowski à Philadelphie. J’avais le sentiment qu’il fallait absolument qu’elle revienne. Elle le méritait, j’étais sûr qu’elle aurait beaucoup de succès. Cela n’a pas été facile de convaincre les managers et les chefs d’orchestre. Paray et Munch avaient un peu oublié Clara, mais ils m’ont fait confiance. Elle a eu un succès énorme et j’en ai été très heureux. Elle aurait dû revenir mais ses problèmes de santé l’en ont empêchée. Elle était trop fragile pour de tels voyages et elle est malheureusement morte avant de pouvoir vraiment profiter de son succès.

Photo dédicacée par Clara Haskil lors de sa tournée américaine de 1927

Photo dédicacée par Clara Haskil lors de sa tournée américaine de 1927

Je lui avais laissé ma chambre chez mes parents, avec mon piano. Ses besoins étaient si modestes, si simples que c’était facile de l’accueillir ! J’étais allé habiter ailleurs et je devais donner des concerts pendant une partie de son séjour. Nous avons visité New York, elle avait aimé les gratte-ciels : l’Empire State Building n’était pas encore terminé en 1927 ! Nous avons rencontré de nombreux musiciens qu’elle connaissait depuis Prades, comme Isaac Stern et Sasha Schneider. Je lui ai présenté d’autres grandes personnalités de la vie musicale américaine, comme Ormandy qui lui a dédicacé des disques de façon très gentille et admirative. On a beaucoup parlé d’autres sujets que la musique, mais aussi des chefs prétentieux, des gens qu’elle aimait beaucoup, de Grumiaux, de Lipatti…
Ce qui était frappant chez elle, c’était la primauté de la force spirituelle sur la faiblesse physique, cette force morale incroyable qu’elle avait. C’était une artiste d’une intégrité musicale rare. C’était une élue, dont l’âme communiquait de façon immédiate. »

(Interview de Eugene Istomin à Radio Canada le 12 septembre 1995, pour le centième anniversaire de la naissance de Clara Haskil)

Document

J.S. Bach. Concerto en fa mineur BWV 1056, les deux derniers mouvements. Enregistrement réalisé à Prades pour Columbia le 6 juin 1950. L’unique enregistrement officiel réunissant Clara Haskil et Pablo Casals.

 

Clara Haskil chez Chaplin. Film muet…