ormandy et Istomin

Ormandy et Istomin au milieu des années 70

Eugene Ormandy fut l’inamovible directeur musical du Philadelphia Orchestra pendant quarante quatre années. Il s’était révélé au grand public en remplaçant au pied levé le grand Toscanini en 1931. Sept ans plus tard, il prit seul la direction de l’Orchestre de Philadelphie, l’un des trois plus célèbres orchestres américains de l’époque, après l’avoir partagé un moment avec Leopold Stokowski. C’était en 1938, l’année même où Eugene Istomin commençait ses études au Curtis Institute. Istomin suivit passionnément d’innombrables répétitions et concerts dirigés par Ormandy, rêvant d’être un jour son soliste !

Il n’eut pas à attendre trop longtemps. Le 17 novembre 1943, ayant remporté quelques semaines plus tôt le très convoité Youth Contest que l’Orchestre organisait chaque année, Istomin donnait le premier grand concert de sa carrière avec l’Orchestre de Philadelphie et Ormandy était au pupitre ! Pendant dix ans, il ne rejoua pas à Philadelphie, à cause des intrigues d’Olga Samaroff, le professeur de Kapell et l’ex-épouse de Stokowski, soucieuse d’écarter les rivaux de son élève. Pourtant, c’est avec cet orchestre qu’Istomin donna le plus grand nombre de concerts, quelque quatre-vingt-cinq entre 1943 et 1987 !

Le meilleur orchestre du monde

Ormandy et Philadelphie

Eugene Ormandy et l’Orchestre de Philadelphie

La grande majorité de ces concerts furent donnés à Philadelphie, à l’Academy of Music, au Constitution Hall, ou dans les résidences d’été (Robin Hood Dell puis Saratoga), mais il arrivait souvent qu’une série s’achevât à Carnegie Hall. C’est également avec cet orchestre et avec Ormandy qu’Istomin a enregistré la quasi-totalité de ses concertos à partir de 1956 (la seule exception fut le Concerto de Schumann avec Bruno Walter). Pour Istomin, le meilleur orchestre du monde était indiscutablement l’Orchestre de Philadelphie. Au-delà de sa virtuosité remarquable, c’était sans doute l’orchestre le plus rapide pour le déchiffrage et la mise en place, et surtout c’était celui dont les couleurs étaient les plus belles, celui dont la pâte sonore était la plus somptueuse. Ormandy avait la réputation d’être un remarquable accompagnateur, encore qu’il lui arrivât  de se heurter à certains solistes et de ne plus jamais les réinviter. Ce fut notamment le cas de Fleisher après que celui-ci ait osé lui demander de prendre quelques libertés avec la partition du Deuxième Concerto de Rachmaninov !

Une relation filiale

Istomin avec Ormandy et sa femme

Istomin avec Ormandy et sa femme

La complicité avec Istomin était totale, et leur relation était quasi-filiale, alors qu’Ormandy était d’un naturel plutôt froid et distant. Istomin avait même réussi à le convaincre en 1968 de soutenir Humphrey, alors qu’auparavant il était résolument pro-républicain. Ormandy avait été touché par l’enthousiasme et la loyauté d’Istomin envers Humphrey, et par la dignité de ce dernier jusque dans la défaite. Le 9 novembre 1968, il termina la lettre dans laquelle il lui disait son regret de cette défaite par ces mots : « Gretel et moi pensons à vous avec admiration et amour ». Eugene Ormandy et sa femme témoigneront toute leur affection à Istomin dans tous les grands moments de sa vie et de sa carrière. Au lendemain de son mariage avec Marta Casals, ils lui écriront : « Eugene, vous méritez une femme aussi exceptionnelle qu’elle, et nous sommes également sûrs que personne ne vous mérite plus que Martita. »

A sa mort, Ormandy légua à Istomin les boutons de manchette qu’il portait lorsqu’il dirigeait, et celui-ci les offrit à son tour à Jean-Bernard Pommier, trouvant plus naturel que ce soit un chef d’orchestre qui en hérite. Jouer avec Ormandy était pour Istomin à la fois une sécurité et une source d’inspiration. La postérité n’a pas reconnu en Ormandy l’immense chef qu’il était. Déjà, à la fin de sa carrière, et peut-être à cause de son très long règne à Philadelphie, son influence était contestée. On émettait des doutes sur sa responsabilité dans la splendeur de la sonorité de l’Orchestre, alors qu’Ormandy assurait : « La sonorité de l’Orchestre de Philadelphie, c’est moi ! ». La réponse est venue après son départ : il est bientôt devenu impossible de reconnaître la couleur de l’Orchestre… Istomin était très contrarié par ce manque de reconnaissance. Pour lui, Ormandy était un fantastique chef et un très grand musicien. Certes, il ne donnait pas le sentiment que ses interprétations parlaient à la première personne, qu’elles recherchaient l’originalité avant tout, mais elles étaient nourries de la compréhension et du respect des œuvres, et cela les rendait plus profondément musicales que sous la baguette de bien des chefs portés aux nues par les médias.

Hors de Philadelphie

Ormandy 4Leurs collaborations ne se sont pas limitées à Philadelphie. Ils donnèrent aussi des concerts avec le Chicago Symphony, le Boston Symphony et le Los Angeles Philharmonic. Leur entente était telle que Columbia n’eut bientôt plus besoin de prévoir les sessions d’enregistrement à la suite d’une série de concert. Une première lecture servait de répétition, et la session pouvait commencer. Eugene Istomin et Eugene Ormandy ont partagé bien des moments exceptionnels. L’un de ceux-ci eut pour cadre le Festival de Prades 1953. Istomin avait convaincu Casals d’enregistrer pour Columbia le Concerto pour violoncelle de Schumann, qu’il n’avait jamais enregistré auparavant. Il était prévu que ce soit Enric, le frère de Casals, qui dirige l’orchestre mais cela ne se passait pas bien. Il fallut faire venir un grand chef.

Certains musiciens de l’orchestre refusèrent que ce soit Szell. Istomin, qui était alors le directeur artistique du Festival de Prades, fit appel à Ormandy bien que celui-ci ne l’ait jamais invité depuis dix ans. Ormandy accepta de diriger cet enregistrement anonymement (à cause de son contrat), et sans cachet, comme un hommage à Casals. C’était une première réconciliation. Quelques mois plus tard, Ormandy demanda à Istomin de remplacer son ami William Kapell qui venait de mourir dans un accident d’avion. Ce fut un moment particulièrement difficile, mais cette interprétation du Quatrième Concerto de Beethoven fut particulièrement bouleversante. L’enregistrement précaire de 1953 en porte témoignage.

Derniers concerts

En 1980, Ormandy venait de laisser la direction de l’Orchestre de Philadelphie à Riccardo Muti, mais c’est lui qui fut chargé de diriger le concert d’ouverture de la quatre-vingt-dixième saison de Carnegie Hall, reprenant à l’identique le programme que l’Orchestre de Philadelphie avait donné pour sa première apparition dans cette salle en 1902. Ormandy voulut absolument que son soliste pour le Premier Concerto de Tchaïkovsky soit Eugene Istomin. L’enregistrement de l’œuvre qu’ils avaient réalisé ensemble en 1959 venait d’être réédité et, après l’avoir réécouté, il était clair pour Ormandy que c’était avec Istomin qu’il fallait qu’il joue! Celui-ci était très réticent car il avait retiré ce concerto de son répertoire depuis plus de quinze ans, mais il n’eut pas le cœur de refuser cette nouvelle aventure. Il retravailla le concerto de fond en comble, modifiant ses programmes pour être prêt. Trois ans plus tard, le 17 mai 1983, Istomin interpréta l’Empereur à Carnegie Hall sous sa direction. Ce fut un des tout derniers concerts d’Ormandy.

Enregistrements discographiques

Eugene Ormandy Beethoven1956, 8 avril. Rachmaninov, Concerto n° 2.
1958, 26 janvier. Beethoven, Concerto n° 5.
1959, 19 avril. Tchaikovsky, Concerto n° 1.
1959, 1er novembre. Chopin, Concerto n° 2.
1964, 16 avril. Beethoven, Triple Concerto.
1965, 8 et 13 février. Brahms, Concerto n° 2.
1968, 15 décembre. Beethoven, Concerto n° 4.

Tous ces enregistrements ont été réalisés avec l’Orchestre de Philadelphie, publiés en LP par Columbia et récemment réédités par Sony.

Concerts

1943, 17 novembre. Academy of Music. Chopin, Concerto n° 2. Philadelphia Orchestra.
1950, 5 & 6 janvier. Symphony Hall. Beethoven, Concerto n° 5. Chicago Symphony Orchestra.
1953, 18 & 19 décembre. Academy of Music. Beethoven, Concerto n° 4. Philadelphia Orchestra. Concert enregistré
1954, 22 novembre. Academy of Music. Chopin, Concerto n° 2. Philadelphia Orchestra.
1956, 6 & 7 avril, 5 mai. Academy of Music. Rachmaninov, Concerto n° 2. Philadelphia Orchestra.
1957, 4, 5, 8, 28 & 29 octobre. Academy of Music, Baltimore (8) Carnegie Hall (29). Brahms, Concerto n° 2. Philadelphia Orchestra.
1959, 23 mars. Academy of Music. Tchaikovsky, Concerto n° 1. Philadelphia Orchestra.
1960, 29 & 30 janvier, 1er et 2 février. Academy of Music, Carnegie Hall (2 février). Beethoven, Concerto n° 4. Philadelphia Orchestra.
1960, 25 août. Hollywood Bowl. Beethoven, Concerto n° 5. Los Angeles Philharmonic.
1961, 5, 7 & 8 avril, 7 mai. Academy of Music, Baltimore (5 avril), Ann Arbor (7 mai). Rachmaninov, Concerto n° 2. Philadelphia Orchestra.
1962, 18 août. Tanglewood. Tchaikovsky, Concerto n° 1. Boston Symphony Orchestra.
1964, 30 & 31 janvier, 1er et 3 février. Academy of Music. Beethoven, Concerto n° 5. Philadelphia Orchestra.
1964, 13 & 15 avril. Academy of Music, Carnegie Hall (le 15). Beethoven, Triple Concerto. Philadelphia Orchestra.
1966, 24 janvier. Constitution Hall. Beethoven, Concerto n° 3. Philadelphia Orchestra.
1966, 4 & 5 février. Academy of Music. Szymanowski, Symphonie concertante ; Beethoven, Concerto n° 3. Philadelphia Orchestra.
1966, 11 avril. Washington. Beethoven, Concerto n° 3. Philadelphia Orchestra.
1968, 19, 20, 21 (Academy of Music) et 24 septembre (Carnegie Hall). Beethoven, Concerto n° 3. Philadelphia Orchestra.
1969, 9 août. Saratoga. Beethoven, Concerto n° 5. Philadelphia Orchestra.
1970, 30 juillet. Saratoga. Beethoven, Concerto n° 4, Triple Concerto (avec Stern et Rose). Philadelphia Orchestra. Concert enregistré
1974, 22, 23, 25 & 26 mars. Academy of Music, Washington (25). Schumann, Concerto. Philadelphia Orchestra. Concert enregistré
1976, 14 juillet. Hollywood Bowl. Beethoven, Triple Concerto (avec Stern et Rose). Los Angeles Philharmonic Orchestra.
1976, 30 septembre, 1er, 2 & 5 octobre. Mozart, Concerto n° 24. Philadelphia Orchestra. Concert enregistré
1980, 7 août. Saratoga. Tchaikovsky, Concerto n° 1. Philadelphia Orchestra. Concert enregistré
1980, 25, 26, 27 (Acad. of Music) & 30 septembre (Carnegie Hall). Tchaikovsky, Concerto n° 1. Philadelphia Orchestra. Concert enregistré.
1983, 17 mai. Carnegie Hall. Beethoven, Concerto n° 5. Philadelphia Orchestra. Concert enregistré

Musique

Beethoven, Concerto n° 4, premier mouvement (la fin, avec une cadence exceptionnelle). Eugene Istomin, Orchestre de Philadelphie, Eugene Ormandy. 18 ou 19 décembre 1953. Son très précaire (report de l’enregistrement en gravure directe sur disques en acétate).

 

Tchaikovsky, Concerto n° 1 en si bémol majeur op. 23, deuxième et troisième mouvements (Andantino et Allegro con fuoco). Eugene Istomin, Orchestre de Philadelphie, Eugene Ormandy. Enregistré le 19 avril 1959 pour Columbia

 

Beethoven, Concerto n° 5 en mi bémol majeur op. 73 l’Empereur, deuxième et troisième mouvements. Eugene Istomin, Orchestre de Philadelphie, Eugene Ormandy. Concert à Carnegie hall du 17 mai 1983. Ultime collaboration d’Istomin et d’Ormandy.