Fleisher

A l’âge de 22 ans, il était déjà bien parti pour devenir un vieux grincheux ! Mais il nous a tous encouragés à grandir et il nous a ouverts des portes qui, sinon, seraient restées fermées ». Ce mélange d’humour et d’affection est caractéristique de l’amitié qui réunit Istomin et Fleisher pendant soixante années.

Dans ses mémoires, My Nine Lives, et dans une interview accordée à James Gollin, le biographe d’Istomin, Fleisher raconte : « C’est à cette époque, vers 1947-1948, que Eugene a essayé pour de bon de devenir mon mentor, et d’élargir mes horizons musicaux avec toutes sortes de musiques que je n’avais jamais entendues avant. Il m’a fait découvrir les Leçons de ténèbres de Couperin. (…) J’explorais une autre face de la musique, ressentant sa sensualité, sa perversité… Il a aussi ouvert mes oreilles à Ravel, à L’Enfant et les sortilèges, c’était incroyable. » Il m’avait juste dit : « Ecoute ce truc, tu vas en prendre plein des oreilles ! ».
Istomin l’avait aussi présenté à Vladimir Horowitz, ce qui avait contrarié son maître Schnabel mais ce qui fut pour lui une passionnante expérience, lui révélant tout un monde de couleur, de sensualité, de délicieuse instabilité rythmique qui lui seront utiles dans certains répertoires.Fleisher 11 002

Entre Schnabel et Serkin

Fleisher ayant étudié avec Schnabel, et Istomin avec Serkin, les plaisanteries sur leurs deux professeurs étaient un sujet d’amusement récurrent : « Eugene avait l’habitude de se moquer gentiment de Schnabel et de ses tendances à jouer de plus en plus vite et à faire des fausses notes ». De son côté, Fleisher avait un sentiment de supériorité : « J’avais reçu la parole divine du maître. Les autres avaient des techniques formidables, des talents fantastiques. Mais moi, j’avais la capacité d’aller au cœur d’une œuvre. »  Cette conviction ne pouvait que piquer au vif Istomin, qui prenait aussitôt la défense de Serkin. Fleisher fut surpris d’apprendre, bien des années plus tard, qu’en fait Istomin nourrissait secrètement une grande admiration pour Schnabel : il avait écouté attentivement ses disques, il avait assisté à nombre de ses concerts, et cela avait été pour lui une source d’inspiration et un contrepoids précieux pour se libérer de la trop grande rigueur de Serkin. Mais il n’avait jamais voulu l’avouer à Fleisher car cela lui aurait fait trop plaisir !

Le ping-pong

Le ping-pong était une autre passion qu’ils partageaient. Istomin était le partenaire de prédilection de Fleisher, qui jouait remarquablement bien. Ils se rejoignaient très souvent dans une petite salle sur la 96ème Rue pour d’interminables parties auxquelles d’autres musiciens se mêlaient parfois. Istomin se défendait avec toute son énergie mais finissait presque toujours par se faire battre, sans que cela n’altère sa bonne humeur.

Débuts de carrière

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Fleisher et Casals à Prades 1953

Fleisher avait connu un début de carrière exceptionnellement brillant. Bien que son cadet de trois années, il avait fait ses débuts avec l’Orchestre Philharmonique de New York un an seulement après Istomin. Il avait joué le Premier Concerto de Brahms sous la direction de Pierre Monteux en novembre 1944. Pendant les trois saisons qui suivirent, les engagements et les succès s’enchaînèrent puis la situation se détériora. Il avait accepté trop d’engagements, avec un répertoire trop large, qu’il n’avait pas pu assumer comme il l’aurait fallu. L’explication était simple et il la confessa volontiers : « Toutes ces années de travail ne m’avaient pas permis de sortir avec des filles. Finalement je les ai découvertes, je n’ai plus travaillé et ma carrière m’a filé entre les doigts. » C’est à ce moment-là aussi que Schnabel lui annonça qu’il ne lui donnerait plus de leçons car il était temps qu’il vole de ses propres ailes. C’était beaucoup à la fois, d’autant que Marjorie Weitzner, dont il était follement amoureux, le faisait lanterner. Le désespoir menaçait, mais heureusement ses amis OYAPs veillaient. Kapell l’encouragea à se présenter au prestigieux Concours Reine Elisabeth de Belgique avec la bénédiction du Département d’Etat et Istomin lui proposa de l’accompagner à Paris au printemps 1950. Le changement d’air lui fut salutaire, il put profiter de sa liberté et des plaisirs de la vie parisienne, tout en reprenant le fil de son travail, et il remporta brillamment le Concours au printemps 1952.

L’année suivante, Istomin eut l’occasion de lui proposer une expérience exceptionnelle. Il avait succédé à Alexander Schneider pour la direction artistique du Festival de Prades, réunissant l’orchestre, choisissant les solistes et établissant le programme avec Casals. Il avait fallu jongler avec les disponibilités de Serkin, venu en mai pour finir d’enregistrer les Sonates pour violoncelle de Beethoven, mais qui était très pris en juin. Serkin ne put être là pour répéter le Deuxième Concerto de Beethoven, et Istomin proposa que Fleisher le remplace. Près de soixante ans plus tard, celui-ci lui restait encore reconnaissant de lui avoir permis de jouer sous la direction de Casals, ne serait-ce que le temps d’une répétition !

Ecoute critique, et analyse psychanalytique

Istomin, Graffman et Fleisher penchés sur la partition

Istomin, Graffman et Fleisher penchés sur la partition

Au début des années 50, Istomin continua de temps à autre à jouer les mentors et à critiquer le jeu de son ami. Fleisher a raconté avec humour à James Gollin comment Istomin s’était livré un jour à une audacieuse analyse psychanalytique : « J’ai joué une phrase ascendante, et j’ai senti que, pour une raison ou une autre, je m’étais aventuré dans une atmosphère irrespirable et, du coup, j’avais fait une sorte de diminuendo. Et Eugene m’a  fustigé. Très sérieusement. Il a carrément suggéré que je devrais aller consulter, que je devrais chercher de l’aide. Ce n’est pas normal, insistait Eugene, de mollir dans une phrase ascendante. Cela signifiait qu’il y avait un dysfonctionnement érectile. Il m’avait vraiment foutu la trouille de Sigmund. C’est facile aujourd’hui de sourire de cette naïve hypothèse freudienne. Mais les années 50, c’était la période où la psychanalyse envahissait le plus largement la vie culturelle américaine et où l’Inconscient régnait en maître suprême sur les arts. »

Collaborations musicales

En 1956, Eugene Istomin et Leon Fleisher furent invités ensemble à donner un grand concert Mozart avec l’Orchestre Symphonique de San Francisco sous la direction d’Enrique Jorda, qui n’était pas précisément réputé comme un grand mozartien. Istomin devait jouer le Concerto n° 9 K. 271 et Fleisher le Concerto n° 25 K. 503, puis ils se retrouvaient pour le Concerto pour deux pianos K. 365. Lors de la répétition, avec la partition sur le pupitre, Fleisher chercha le regard d’Istomin pour se concerter et il ne put voir que ses épais sourcils froncés en accent circonflexe (en forme d’arc gothique), il fut si interloqué et fasciné qu’il en oublia son entrée. Istomin fronça les sourcils de plus belle et reprit le thème une octave au-dessus puis une octave en dessous, sans que le chef ne s’aperçoive de rien. Ce fut un moment de complicité et de rigolade. Heureusement, pour les concerts, ils avaient retrouvé leur sérieux. A noter que dans le Concerto n° 25, qui resta pour toujours son concerto préféré de Mozart et qu’il enregistra avec George Szell, Fleisher avait repris, et légèrement modifié, la cadence qu’Istomin avait écrite et jamais utilisée puisqu’il avait finalement renoncé à jouer ce concerto en public.
En septembre 1962, Fleisher et Istomin retrouvèrent Gary Graffman (et William Masselos) pour les concerts d’inauguration de l’Avery Fischer Hall du Lincoln Center. Ils jouèrent le petit Concerto pour 4 claviers BWV 1065 de Bach avec l’Orchestre Philharmonique de New York dirigé par Bernstein.

Intl_Piano_LF1120.pdfIstomin avait été profondément touché par le drame qui avait frappé successivement Fleisher et Graffman, deux de ses plus proches amis : l’impossibilité de se servir de leur main droite, la remise en question complète de leur vie. Il en conçut un sentiment de culpabilité, lui qui pouvait continuer à jouer et à donner des concerts. La reconversion de Fleisher en pianiste pour la main gauche, en chef d’orchestre et en grand pédagogue l’émerveilla. Lui-même pensait que si une chose pareille lui arrivait, il abandonnerait toute activité musicale professionnelle et se tournerait vers d’autres domaines. En 1978 et en 1980, Istomin vint jouer avec l’Orchestre Symphonique d’Annapolis sous la direction de Fleisher, qui en était alors le directeur musical.
En janvier 1997, il se trouvait à Paris lorsque Fleisher joua avec Giulini et l’Orchestre de Paris le Premier Concerto de Brahms qu’il avait repris pour la première fois, quelques mois plus tôt, à San Francisco. Entendre à nouveau Fleisher jouer l’œuvre à laquelle il s’identifiait fut une immense émotion. Et une souffrance aussi, car sa main droite peinait souvent dans les passages virtuoses. Il ne fut pas en mesure d’aller le saluer à la fin du concert… En 2000, Fleisher vint jouer pour le soixante-quinzième anniversaire d’Istomin. L’année suivante, il participa aux Grandes Conversations initiées par Istomin à la Library of Congress, leur ultime collaboration, une complicité intacte…

Fleisher My Nine Lives

Concerts

1956. San Francisco. Mozart. Concerto n° 9 K 271 (Istomin), n° 10 K. 365 (Istomin & Fleisher) & n° 25 K. 503 (Fleisher). San Francisco Symphony.

1962, 26 septembre. Avery Fischer Hall. Bach, Concerto pour 4 pianos BWV 1065. New York Philharmonic, Leonard Bernstein. Leon Fleisher, Gary Graffman, William Masselos

1978, 15 octobre. Maryland Hall. Beethoven, Concerto n° 4. Annapolis Symphony Orchestra. Leon Fleisher

1980, 18 octobre. Maryland Hall. Tchaïkovsky, Concerto n° 1. Annapolis Symphony Orchestra. Leon Fleisher

Document

Maurice Ravel, Concerto pour la main gauche, cadence. Leon Fleisher en 1992 à Berlin. Un moment exceptionnel!