szell 3Eugene Istomin déclara à John Tibbetts lors d’une interview radiophonique en 1986 : « Szell était très difficile mais c’était un géant de la musique. Je me suis disputé avec lui très souvent, mais je garde beaucoup d’affection pour lui, de l’amour même, car c’était un grand, un très grand artiste. J’ai des souvenirs inoubliables de mes collaborations avec lui. »
Szell avait suivi très tôt la carrière d’Istomin. Il avait fait partie du jury du Concours Leventritt qui avait couronné Istomin en octobre 1943. Szell avait assisté (en compagnie de Klemperer) à son premier récital new-yorkais, le 24 mars 1944 à Town Hall. Cependant ce n’est qu’en février 1948 qu’il le dirigea pour la première fois, dans le Concerto en fa mineur de Chopin à Carnegie Hall avec l’Orchestre Philharmonique de New York. Szell tenait à asseoir son autorité sur son  soliste, et il pouvait être très désagréable. Lors de la répétition, il déclara à Istomin : « Ce passage, vous le jouez très bien, mais un peu trop sérieusement ! Vous devriez mettre davantage en valeur le charme superficiel de Chopin ». Istomin fut très contrarié, à la fois musicalement (il trouvait le conseil inepte !) et humainement (il avait le sentiment de ne pas être respecté comme soliste).
L’année suivante, Istomin faisait partie, pour la première fois, du jury du Concours Leventritt, en compagnie notamment de Serkin, de Schneider, du grand imprésario Arthur Judson, et de George Szell … Un seul concurrent avait réussi à passer le cap des éliminatoires : Gary Graffman. Szell ne voulait pas pour autant lui accorder le Premier Prix et entra en conflit avec Istomin et avec tous les autres membres du jury, qui estimaient que Graffman le méritait. Szell finit par céder…
szell 5En janvier 1950, pour le Deuxième Concerto de Brahms avec l’Orchestre Symphonique de Chicago, l’incident fut encore plus grave, d’autant que William Kapell, grand ami d’Istomin, s’en mêla. Dès la répétition, l’atmosphère s’avéra orageuse. Szell s’arrêta plusieurs fois pour donner des conseils, sur un ton très paternaliste, faussement amical, qui eut le don de faire sortir Istomin de ses gonds. A la fin de la répétition, Istomin joua le finale en marquant clairement son désaccord avec le chef quant au tempo et au phrasé. Szell était furieux et le menaça de ne plus jamais l’engager s’il continuait ainsi, et il se vengea lors du concert ! Dans le deuxième mouvement, juste avant le fameux et si périlleux passage en octaves, pianissimo et legato, (mesures 215-222), il ralentit de façon complètement inattendue, si bien qu’Istomin, qui avait beaucoup travaillé ce passage et le maîtrisait magnifiquement, en fut troublé et le manqua. William Kapell assistait au concert et il fut scandalisé par l’attitude de Szell. Aussitôt après, il se précipita dans la loge de Szell pour lui crier sa désapprobation : « Comment osez-vous traiter votre soliste de cette façon ?! »
De tels différends auraient pu déboucher sur une rupture définitive. Mais Szell était homme à reconnaître le talent. Après leurs débuts difficiles dans le concerto de Chopin, il avait invité Istomin à Cleveland pour jouer le Concerto K. 271 de Mozart, un terrain sur lequel ils s’étaient bien entendus. Istomin devint pour Szell un partenaire de choix, tant à Cleveland qu’à New York. La tension, l’esprit d’opposition qui caractérisaient leurs collaborations, donna naissance à de très grandes réussites, notamment un légendaire Quatrième Concerto de Beethoven en décembre 1955 à Carnegie Hall, qui enflamma le public et la critique new-yorkaise.

Pianiste lui-même, et passionné de musique de chambre, Szell était par ailleurs un fervent supporter du Trio et il appréciait en connaisseur le travail d’Istomin au piano. Il était présent au Festival d’Edimbourg en 1968 lorsqu’Istomin, Stern et Rose jouèrent pour la première fois le Trio en mi bémol majeur de Schubert. Il s’était précipité en coulisses pour leur dire son bonheur d’avoir entendu ce chef-d’œuvre aussi magnifiquement interprété et de s’être senti merveilleusement rajeunir !

Concerts

1948, 6 & 7 mars. Carnegie Hall. Chopin. Concerto n° 2. New York Philharmonic. Concert enregistré.
1949, 3 & 5 novembre. Severance Hall. Mozart, Concerto n° 9. Cleveland Orchestra.
1950, 10 janvier. Chicago Orchestra Hall. Brahms, Concerto n° 2. Chicago Symphony.
1950, 13 février. Hartford, Horace Bushnell Memorial Auditorium. Mozart, Concerto n° 9. Cleveland Orchestra.
1952, 6 juillet. Ravinia. Brahms, Concerto n° 2. Chicago Symphony.
1953, 3 & 4 décembre. Carnegie Hall. Brahms, Concerto n° 2. New York Philharmonic.
1954, 14 & 16 octobre. Severance Hall. Beethoven, Concerto n° 4. Cleveland Orchestra.
1955, 1 & 2 décembre. Carnegie Hall. Beethoven, Concerto n° 4. New York Philharmonic.
1966, 14, 15 & 16 avril 1966. Severance Hall. Mozart, Concerto n° 14 & Beethoven, Triple Concerto. Cleveland Orchestra. Concert enregistré.

Musique

Mozart, Concerto n° 14 en mi bémol majeur K. 449, premier mouvement.

Eugene Istomin, piano. Orchestre de Cleveland, George Szell. 14, 15 ou 16 avril 1966. Severance Hall.