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Manos Hadjidakis au début des années 60

Pour Istomin, la Grèce était le berceau de la civilisation moderne. Il avait un véritable amour pour ce pays. En août 1951, après avoir enregistré au Théâtre de Perpignan quatre trios de Beethoven et un trio de Schubert avec Casals, Schneider et Istomin partirent pour la Grèce. Après une première étape à Salonique, ils se rendirent à Athènes où ils se lièrent d’amitié avec Manos Hadjidakis. Hadjidakis, qui avait le même âge qu’Istomin, était déjà un compositeur de chansons très populaire en Grèce. Il allait devenir un des plus célèbres compositeurs de musique de film, remportant un oscar en 1960 pour la musique du film de Jules Dassin Jamais le dimanche. Il se fit aussi un nom dans la pop music américaine. Mais en même temps, il resta toute sa vie un compositeur d’avant-garde, collaborant avec des metteurs en scène expérimentaux, écrivant des musiques de ballet pour Béjart, fondant un ensemble pour créer en Grèce les œuvres de Xenakis et des autres grands compositeurs contemporains. Il fut aussi le directeur musical de l’Orchestre National avec lequel Istomin eut plusieurs fois l’occasion de jouer sous sa direction.

Une passion pour la civilisation grecque

Istomin en récital au Théâtre Herod Atticus en 1962

Istomin en récital au Théâtre Herod Atticus au Festival d’Athènes 1962

A Athènes, Istomin fut subjugué par l’Acropole, submergé par l’émotion. Il y passa une journée entière, malgré le soleil brûlant. Il avait le sentiment de pénétrer l’esprit de la Grèce de Périclès, le berceau de la démocratie, de l’art. Ce qui le bouleversait aussi, c’était la destinée de cette civilisation, son ascension admirable et irrésistible, et sa chute inexorable. Cette interrogation l’amena à lire de nombreux livres et à s’intéresser tout particulièrement aux théories d’Arnold Toynbee, l’historien britannique qui publia les 12 volumes de son Etude de l’histoire entre 1934 et 1961. Cette somme se présente comme une analyse de la naissance, de l’essor et du déclin de toutes les civilisations. Chaque civilisation naît dans la difficulté de relever des défis de diverses natures, économiques, technologiques ou sociaux. Elle ne peut y parvenir que grâce à une minorité créatrice qui entraîne l’ensemble de la population. Tant qu’il y a des défis à relever, la civilisation se développe, ensuite elle décline inexorablement : « Les civilisations meurent par suicide, non par meurtre. » Eugene Istomin rencontra Toynbee à la fin des années 50 et établit avec lui des liens d’amitié durables (cf. page consacrée à Toynbee). Il s’était mis à apprendre le grec et il commença une collection de vases et d’antiquités qu’il poursuivit tout au long de sa vie.

La rencontre d’Irène de Grèce

princesse-Irene

la princesse Irène de Grèce

Ce fut une grande émotion pour Istomin d’être invité à donner un récital au Théâtre Herod Atticus en juillet 1962 lors du festival d’Athènes. A la fin du concert, son amie Gina Bachauer, la grande pianiste d’origine grecque, vint le féliciter et l’inviter à une réception au Palais Royal. Après un moment difficile, lié à la présence d’Herbert von Karajan avec lequel il ne voulait pas avoir de contacts, la soirée fut très cordiale. Gina Bachauer et Eugene Istomin interprétèrent le Deuxième Concerto de Rachmaninov, Istomin improvisant l’accompagnement orchestral au deuxième piano. Gina Bachauer était très proche de la famille royale et elle enseignait le piano aux deux princesses, Irène et Sofia. Istomin fut séduit par Irène, qui avait alors vingt ans. Elle était une excellente pianiste, et se produisit en public pour des concerts de bienfaisance. Elle fut également invitée avec Gina Bachauer par Milton Katims pour jouer sous sa direction avec l’Orchestre Symphonique de Seattle le Concerto pour deux claviers BWV 1061 de Bach. Katims en fit le compte-rendu suivant dans son livre de souvenirs The Pleasure was Ours : « Irène joua très bien et fut la digne partenaire de son célèbre professeur. Le public l’acclama lorsqu’elle apparut sur scène dans une robe blanche scintillante, avec une petite tiare de diamants dans ses cheveux bruns foncé. Elle avait l’allure et le jeu d’une princesse. »

Eugene et Irène se revirent très régulièrement, à l’occasion de concerts ou de manifestations officielles (notamment une réception officielle à la Maison Blanche en février 1967). Ils se témoignèrent leur grande affection mutuelle, mais le protocole obligeait une héritière potentielle du trône de Grèce à se contenter de rencontres très formelles. Leur amitié resta néanmoins très vive jusqu’à la mort d’Istomin. A l’occasion de son soixante-quinzième anniversaire, elle lui écrivit : « Vous êtes une personne d’une telle simplicité, d’une telle gentillesse que l’on doit se pincer pour ne pas oublier quel musicien extraordinaire vous êtes et à quel point votre jeu est inspirant ! »

Istomin et la famille royale de Grèce - la Princesse Irene est la troisième en partant de la droite, après Juan Carlos d’Espagne et Sofia

Istomin et la famille royale de Grèce – la Princesse Irene est la troisième en partant de la droite, après Juan Carlos d’Espagne et Sofia

Le coup d’état de 1967 et ses conséquences

Un autre événement, d’ordre politique cette fois, bouleversa Istomin : le coup d’état d’avril 1967, fomenté par la CIA qui craignait que le Roi Constantin ne puisse faire face à la probable victoire de la gauche aux élections législatives à venir. Cela pouvait signifier le départ de la Grèce de l’OTAN, son rapprochement avec l’URSS, une modification importante des équilibres en Méditerranée. La 6ème Flotte américaine, qui venait d’être chassée de France et de s’installer en Italie, pourrait voir sa mission considérablement compliquée…

Un régime fasciste fut alors instauré. Tous les opposants furent arrêtés, jetés en prison, ou parqués dans des îles. Manos Hadjidakis fut obligé de s’exiler à New York où Istomin l’accueillit et l’hébergea pendant un moment. Istomin devait donner quelques semaines plus tard deux concerts avec Isaac Stern et Leonard Rose au Théâtre Herod Atticus dans le cadre du festival d’Athènes. Un comité comprenant notamment Leonard Bernstein, Edward Albee, Jules Dassin et Mélina Mercouri enjoignit aux artistes d’annuler toute participation à des événements culturels en Grèce, qui pourraient être considérés comme des marques de soutien au régime fasciste. Il y eut une grande discussion chez Pierre Salinger, et finalement le Trio décida de donner les deux concerts, prévus les 29 et 30 juin, et d’essayer de manifester le plus clairement possible leur désapprobation du régime et leur soutien pour les prisonniers politiques. Istomin s’était rallié à cette proposition, alors qu’il aurait préféré renoncer. Il fit ensuite connaître sa décision de ne plus retourner en Grèce tant que le régime serait en place.

En 1974, une fois la démocratie restaurée, il reçut une lettre de remerciement du nouveau gouvernement pour sa sympathie et son soutien, l’invitant à venir rejouer en Grèce dès que possible. Il retrouva effectivement très vite l’Orchestre National de Grèce dont Manos Hadjidakis était devenu le directeur musical.