Humphrey-microC’est en novembre 1963 qu’Istomin fit vraiment la connaissance d’Hubert Humphrey, à l’occasion d’un déjeuner organisé tout spécialement par Eugenie Anderson. Maire de Minneapolis de 1945 à 1948, Hubert Humphrey devint sénateur du Minnesota en 1948. Il appartenait à l’aile la plus progressiste du parti démocrate. Il militait pour la fin de la ségrégation raciale et l’égalité des droits civiques, pour une meilleure justice sociale et pour l’aide aux pays en voie de développement. Il venait de déposer un projet de loi visant à créer au niveau national un Conseil et une Fondation pour les Arts. L’idée était apparue au temps d’Eisenhower mais le Congrès l’avait rejetée. Cette fois la loi fut votée : le Conseil national pour les Arts est créé en septembre 1964 et la Fondation est mise en place l’année suivante. Il n’était pas question d’en faire un ministère, encore moins d’étatiser la culture ! Mais l’objectif était de soutenir certaines activités de création, de formation ou de démocratisation. Sa mission était aussi de promouvoir la culture américaine à l’étranger, et de s’en servir comme d’une arme de communication. A l’instar d’Istomin, Humphrey était convaincu que cette bataille était essentielle et que l’Amérique devait envoyer ses meilleurs soldats sur le front culturel !

La Vice-présidence et la cohabitation avec Johnson

Humphrey-vice-presidentIstomin était reparti de ce déjeuner plein d’enthousiasme. Il était conquis par les idées et par la personnalité d’Humphrey, sa simplicité, sa sensibilité, sa culture. Humphrey était capable de faire passer ses idées avant ses ambitions politiques. En 1964, Humphrey devint vice-président aux côtés de Johnson, qui avait largement devancé le candidat républicain, Barry Goldwater. Cette accession aux plus hautes fonctions n’empêcha nullement les liens amicaux avec Istomin de se resserrer, notamment en décembre 1966 lorsque Humphrey vint à Porto Rico célébrer le quatre-vingt-dixième anniversaire de Casals.

La cohabitation avec Johnson ne fut pas un exercice facile pour Humphrey, notamment sur le dossier brûlant de la Guerre du Vietnam, que Johnson voulait gérer seul. Humphrey aurait souhaité ne pas se lancer dans l’escalade militaire dans laquelle Johnson se laissa entraîner. Dans les premiers jours de son mandat, Humphrey fit part de son souhait de privilégier la négociation. Johnson lui demanda alors de de ne plus prendre publiquement de position sur le sujet qui ne soit strictement sur la même ligne que la sienne. Dorénavant, Humphrey se conforma strictement à cette obligation, quoi qu’il lui en ait coûté. Cette loyauté fut d’ailleurs la raison essentielle de son échec aux élections présidentielles suivantes.

La candidature aux présidentielles de 1968

Humphrey déclara sa candidature le 12 avril 1968, dans un contexte très difficile. La situation au Vietnam s’était brutalement détériorée en janvier avec l’offensive du Têt. Le 30 mars, Johnson avait annoncé, à la stupéfaction du monde entier, qu’il ne se représenterait pas. Le 4 avril, Martin Luther King fut assassiné à Memphis, provoquant une flambée de violence dans tout le pays. Deux autres candidats sollicitaient l’investiture du Parti Démocrate : Bob Kennedy et Eugene McCarthy. Le 5 juin, Bob Kennedy fut assassiné à son tour et la tension grandit encore. Humphrey, restant prisonnier de ses obligations de vice-président, se voyait reprocher son soutien de la politique vietnamienne de Johnson, par les jeunes et par de nombreux intellectuels. L’enjeu était d’importance. Istomin pressait Humphrey de se démarquer de la position de Johnson.

Istomin prend la tête du Comité de soutien des Artistes et des Ecrivains

Istomin-HumphreyIl fallait aussi mettre sur pied un Comité des Artistes et des Ecrivains pour rassembler tous ceux qui souhaitaient apporter leur soutien à Humphrey. Isaac Stern, qui était également très proche d’Humphrey, en aurait été le président idéal, apportant sa notoriété et son impressionnant réseau de relations, mais Vera, son épouse, refusa. Elle estimait qu’en termes d’image il y avait plus à perdre qu’à gagner dans ce combat. Istomin ne s’embarrassa pas de telles précautions. Il décida d’assumer cette mission avec la seule aide d’une secrétaire, Pat Daniels, l’épouse d’un des responsables du syndicat des travailleurs du vêtement.

Il entreprit de contacter tous les noms de son imposant carnet d’adresses, afin de réunir le plus possible de noms célèbres et d’apporter un soutien financier. Il tenta même d’organiser un concert au Lincoln Center. Eugene Ormandy, aux sympathies habituellement républicaines mais très réticent à l’égard de Nixon, avait accepté de diriger, avec la participation de nombreux solistes et notamment Martina Arroyo qui devait chanter le fameux air de Fidelio, « Viens, espoir, ne laisse pas pâlir la dernière étoile, Guide moi vers mon but si lointain… ». Istomin dut renoncer au concert car les problèmes d’organisation étaient très lourds et les frais importants ne laissaient pas présager un bénéfice substantiel.

Comme le contexte le laissait craindre, malgré les efforts d’Istomin, la collecte de signatures et de subsides fut modeste. Parmi les personnalités les plus marquantes qui acceptèrent de figurer sur la liste, on peut noter les noms des écrivains Conrad Aiken, John Steinbeck et Richard Wilbur, du philosophe Eric Hoffer, de l’économiste John Kenneth Galbraith, des acteurs ou réalisateurs Gregory Peck et Otto Preminger…  Les musiciens étaient en nombre, avec notamment Arthur Rubinstein, Byron Janis, Rudolf Serkin, Alexander Schneider, Leonard Rose, Joseph Fuchs, Robert Merrill, Sherrill Milnes, Shirley Verrett et Grace Bumbry. Frank Sinatra avait également déclaré son soutien. Mais il y avait eu beaucoup de défections, notamment chez les jeunes. Bernstein avait fait la sourde oreille aux sollicitations d’Istomin ; muré dans ses exigences utopiques, il en était venu à souhaiter l’élection de Nixon pour cautériser le peuple américain et lui redonner le chemin de l’idéal. Stravinsky avait gentiment répondu qu’il préférait soutenir McCarthy, plus clairement opposé à la poursuite de la guerre. Le Comité rassembla cent cinquante mille dollars, une somme modeste qui permit néanmoins de diffuser deux mille cinq cents spots d’une minute dans lesquels les plus éminents artistes témoignaient des raisons de leur soutien à Humphrey.

La Convention Démocrate désigne Humphrey

A la fin du mois d’août, sachant que les négociations de paix progressaient à Paris, Humphrey continua d’afficher sa solidarité avec Johnson et déclara, le 25 août, dans l’émission phare de NBC Meet the press, que la politique de Johnson au Vietnam était fondamentalement bonne. La Convention Nationale Démocrate se réunissait dès le lendemain à Chicago. Elle désigna Hubert Humphrey comme candidat aux élections présidentielles à une écrasante majorité. L’impact positif de cette unité retrouvée fut anéanti par la  manifestation anti-guerre qui se déroula dans les rues de Chicago le 28 août et qui fut réprimée avec une extrême violence par la police, sous le regard des caméras de télévision. Humphrey ne put se démarquer de cette violence car elle avait été ordonnée par Richard Daley, le maire démocrate de Chicago, avec l’accord de Johnson.

La question capitale du Vietnam

Humphrey-Johnson

Hubert Humphrey et Lyndon Johnson

A dix semaines de l’élection, la bataille électorale semblait très délicate pour Humphrey, largement devancé dans les sondages par Nixon. Istomin, qui se trouvait alors au Festival d’Edimbourg, s’empressa d’écrire à Humphrey. Sa lettre, expédiée le 31 août, commence par quelques réflexions amicales puis elle entre dans le vif du sujet : « Clairement, Johnson doit faire le sacrifice de vous laisser exprimer votre propre stratégie pour mettre fin à la guerre ». Istomin suggèra à Humphrey de demander l’appui de Fortas, un des conseillers de Johnson les plus influents, et l’assura que celui-ci accepterait : « La postérité de Johnson dépend de vous et de son abnégation. Maintenant. Si Johnson ne parvient pas à le comprendre, le peuple et l’avenir ne lui pardonneront pas ». Et il terminait par quelques considérations sur l’état d’esprit du peuple américain. Pour lui, il était évident que les bons sondages de Nixon étaient dus au rejet de Johnson et au sentiment qu’Humphrey ne se démarquait pas assez du président sortant sur la question de la guerre du Vietnam.

La fin de la campagne et la trahison du tandem Nixon-Kissinger

Humphrey-compassionHumphrey poursuivit une campagne très intense, développant les thèmes qui lui étaient chers, notamment l’extension des libertés et des droits civiques et la lutte contre la pauvreté, dans la droite ligne des idéaux de Roosevelt. Le 1er octobre, à cinq semaines de l’échéance électorale, il considéra qu’il pouvait maintenant se permettre de communiquer sa position personnelle sur le Vietnam, déclarant : «  Comme président, je serai prêt à arrêter les bombardements du Nord Vietnam, considérant que c’est un risque qu’il faut prendre en faveur de la paix ». L’écart dans les sondages se réduisit considérablement. Le 31 octobre, Johnson annonça l’arrêt complet des bombardements.

Quelques jours plus tôt les Nord-Vietnamiens avaient enfin accepté la présence d’une délégation sud-vietnamienne dans les négociations menées à Paris depuis le 10 mai. Les perspectives de parvenir rapidement à un accord de paix semblaient promettre la victoire d’Humphrey et des Démocrates. Mais c’était sans compter avec la trahison de Nixon qui réussit à saboter le processus de paix en persuadant le président sud-vietnamien, le Général Thieu, de ne pas participer aux négociations. Johnson en fut informé par des écoutes téléphoniques. Bien qu’enfermé dans son autoritarisme et peu enclin à soutenir Humphrey (il avait failli présenter au dernier moment sa candidature devant la Convention Démocrate !), il avertit Humphrey. Celui-ci renonça à révéler publiquement la trahison de Nixon. Peut-être doutait-il de la réalité de la trahison, ou jugeait-il qu’il était trop tard, quelques jours à peine avant le vote, pour alerter l’opinion. Il est probable qu’il pensa aussi que cette affaire aurait eu un retentissement considérable et aurait beaucoup nui à l’image de son pays.

Une cruelle défaite

Nixon l’emporta d’extrême  justesse, avec seulement 512 000 voix d’avance sur 64 millions de votants. Le basculement de deux états aurait suffi à inverser le résultat. Une partie de l’électorat noir, révolté par l’assassinat de Martin Luther King, et des militants de gauche, désenchantés, boudèrent les urnes. Leurs voix firent cruellement défaut. Humphrey montra dans la défaite la même magnanimité, le même sens de l’Etat qu’il avait  manifesté tout au long de son mandat de vice-président. Il déclara à Istomin que, s’il avait été élu, il lui aurait demandé de devenir son Conseiller culturel.

Cette campagne infructueuse laissa beaucoup d’amertume à Istomin. Il y avait en lui un sentiment d’injustice, d’incompréhension. Comment le peuple américain avait-il pu préférer Nixon à Humphrey ? Comment ses proches amis, comme Bernstein et Stern, chacun avec ses mauvaises raisons, avaient-ils pu laisser faire une chose pareille ? Lui-même s’était engagé dans ce combat avec beaucoup d’enthousiasme mais aussi, il en prenait conscience, de naïveté. C’est une chose d’imaginer la violence du monde politique de l’extérieur, c’en est une autre de se trouver confronté à sa réalité, dans le contexte dramatique inouï de cette élection. Un des moments les plus difficiles à vivre pour Istomin avait été la série de concerts qu’il donna entre le 10 et le 14 octobre avec l’Orchestre Philharmonique de New York sous la direction de Bernstein. Humphrey venait d’affirmer sa volonté d’arrêter les bombardements et de négocier la paix. Istomin tenta donc à nouveau de convaincre Bernstein de le soutenir, mais celui-ci refusa. Et surtout, lorsqu’il entra en scène pour jouer le Quatrième Concerto de Beethoven, il fut accueilli par des sifflets. Des partisans de Nixon et des militants pacifistes avaient oublié le pianiste et n’avaient vu que le proche de Humphrey.   

Epilogue de la carrière politique d’Humphrey

Humphrey-Istomin-Piano

Leçon de piano improvisée

Après son échec, Humphrey remercia ceux qui l’avaient soutenu. Istomin organisa un dîner à l’Hôtel Pierre, à New York, au cours duquel Humphrey dit toute sa gratitude aux cent cinquante musiciens, écrivains et artistes présents. La réception fut très chaleureuse et Humphrey laissa entendre qu’il pourrait repartir en campagne pour 1972. Cependant, il prit le temps de voyager en Europe et de panser ses blessures : « Après quatre années comme Vice-président… j’avais perdu une partie de mon identité et de mon énergie…  Je n’aurais pas dû laisser Johnson, qui allait bientôt quitter la présidence, dicter mon avenir. » Humphrey pensait, et Istomin le croyait aussi, que sa carrière politique était finie. Deux événements eurent tôt fait de le relancer. Il y eut tout d’abord l’accident de Ted Kennedy, qui compromettait son éventuelle candidature à la présidence. Puis Eugene McCarthy, brouillé avec le Parti Démocrate et conscient qu’il perdrait les élections, renonça  à défendre son poste de sénateur du Minnesota. Humphrey se présenta aux élections de 1970 et l’emporta haut-la-main.

En 1972, il se lança à nouveau dans la course des primaires démocrates mais le souvenir de son association à la politique désastreuse de Johnson au Vietnam continua de lui nuire, d’autant que la guerre se poursuivait. Les Démocrates lui préférèrent George Mc Govern. Humphrey n’en continua pas moins de siéger au Sénat et de se battre pour ses idées. De nombreux démocrates lui suggérèrent de se présenter à nouveau aux présidentielles de 1976. La guerre du Vietnam était enfin terminée et ses perspectives de succès étaient grandes. Il refusa car il se savait déjà très malade.

Il annonça en août 1977 qu’il souffrait d’un cancer en phase terminale. Face à la maladie, il fit preuve de la même  grandeur d’âme que dans ses combats politiques. Il mourut le 13 janvier 1978. Il y eut deux grandes cérémonies officielles, au Capitole à Washington puis dans le Minnesota. Lors de la première, Istomin joua avec Stern et Rose, à la demande de Humphrey qui était un grand mélomane, l’andante du Trio en si bémol de Schubert. Lors de la seconde, il joua avec Isaac Stern, la Première Sonate pour violon de Brahms.

La fidélité d’Istomin

Humphrey et sa femme

Humphrey et sa femme

Istomin avait généreusement offert son concours, son temps, ses idées, sa notoriété, son talent de musicien en de multiples occasions : bien sûr dans la campagne électorale de 1968 et, de façon plus discrète, dans celle de 1972, mais aussi afin de lever des fonds pour une école ou pour quelque noble cause. Lorsque Muriel Humphrey succéda un moment à son mari comme sénateur, elle put encore compter sur lui. En octobre 1978, il vint soutenir son idée de créer une nouvelle Ecole de Musique et une salle de concerts installés dans la propriété que les Humphrey avaient achetée en 1956 et qu’elle souhaitait léguer.

Pour Istomin, Hubert Humphrey « personnifiait tout ce que nous avons l’habitude de penser qu’il y a de mieux dans le libéralisme » (au sens américain du mot, qui signifie un attachement à la liberté d’expression, à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, à l’égalité des droits et au progrès social). Istomin assurait qu’il ne se serait engagé en politique pour personne d’autre ! » Quelques mois avant la mort d’Humphrey, Istomin lui écrivit : « C’était tellement merveilleux de parler avec toi et avec Muriel, l’autre jour. Tu continues d’être pour moi une source d’inspiration dans tous les domaines, si seulement tu savais à quel point! »

Musique

Brahms, Sonate pour violon et piano n° 1 en sol majeur op. 78, premier mouvement. Isaac Stern, Eugene Istomin. 1973