Medtner in 1907

C’est peut-être par son premier professeur, Alexandre Siloti, qu’Istomin découvrit Medtner. D’une esthétique proche de celle de Rachmaninov, sa musique ne connut certes pas le même succès, elle resta même longtemps oubliée. Horowitz était un de ses grands admirateurs. Il n’osait guère le mettre au programme de ses concerts, mais, en privé, il en jouait souvent. La musique de Medtner fut interdite en Union Soviétique jusqu’à la mort de Staline. Gilels tenta alors de la faire connaître, écrivant un article dans la revue Sovetskaya Muzyka. En 1954 il joua et enregistra sa Sonate en sol mineur opus 22, un disque qu’Istomin connaissait et admirait. Par la suite, Gilels abandonna cette sonate.
Istomin la joua dans une quarantaine de récitals au début des années 90, et notamment dans un concert en hommage à Casals, au Théâtre des Champs-Elysées. Il l’avait choisie pour symboliser à la fois la volonté de Casals de défendre certains compositeurs romantiques tardifs négligés et comme symbole de son attachement à la Russie d’avant la révolution. Pour Istomin, cette sonate de Medtner se réfèrait clairement à Liszt, avec son introduction et ses trois mouvements enchainés qui conservent une unité thématique. De caractère sombre et tourmentée, sans aucune concession au spectaculaire, malgré une grande difficulté technique, elle méritait de trouver sa place auprès des grandes œuvres reconnues de Rachmaninov et de Scriabine…
En 1998, la Fondation Medtner et les Editions Dover prirent l’initiative de publier l’intégrale des Sonates de Nikolai Medtner en deux volumes, une édition supervisée par le pianiste australien Geoffrey Tozer. La préface fut demandée à Eugene Istomin. La voici.

Rachmaninov, Medtner et leurs épouses

Serge Rachmaninov, Nikolai Medtner et leurs épouses

« Pourquoi personne ne joue Medtner ? C’est un compositeur merveilleux. Un compositeur pour le piano – par certains côtés plus profond que Rachmaninov. » Ainsi s’exprimait Vladimir Horowitz lors d’une de mes visites à la fin des années 1970. « Il y a des couleurs spéciales – des parfums – une complexité des rythmes et du contrepoint. Je voudrais le jouer maintenant, mais c’est beaucoup de travail ! Tu devrais le jouer. Écoute, je vais jouer quelques passages pour toi. » Alors sont venues de merveilleuses sonorités qui ont fasciné mes oreilles.
Bien sûr, j’avais entendu parler de Nikolai Medtner comme le membre le moins reconnu du trio de compositeurs romantiques russes du Vingtième Siècle, aux côtés de Rachmaninov (qui a dédié son Quatrième Concerto à Medtner) et de Scriabine. Ce n’est qu’en Russie qu’on lui a accordé quelque importance. En Amérique, et dans l’ensemble du monde occidental, l’intérêt n’existait que d’un petit nombre de professeurs de piano et d’un groupe encore plus petit de passionnés. Dans ma lointaine jeunesse, je me souviens que William Kapell m’avait parlé de Medtner comme de quelqu’un sur lequel il faudrait se pencher – le compositeur vivait encore, en exil, à Londres. Pourtant le seul pianiste de renommée mondiale qui le jouait (en Occident en tout cas) était Emil Gilels, qui a aussi enregistré la Sonate opus 22.
Les extraits qu’Horowitz avait joués, et son enthousiasme, étaient convaincants, mais il n’a pas joué en public cette sonate qu’il aimait. Ce que j’avais entendu s’est enfoui au fond de ma mémoire, en attendant de réapparaître un jour.
Medtner partition sonateCe moment est venu en 1985, alors que je recherchais des livres (sur un tout autre sujet) au magasin des Editions Dover à New York. J’ai aperçu un rayon avec des partitions de musique et j’ai jeté un œil sur quelques-unes d’entre elles. L’une, intitulée Chefs-d’œuvre rares de la musique russe pour piano a retenu mon attention. Quoique le nom de Medtner n’ait pas figuré sur la couverture, j’ai découvert que sa Sonate en sol mineur op. 22 s’y trouvait. J’ai emporté le recueil à la maison avec l’idée de le feuilleter. Quelques semaines plus tard je m’y suis mis.
Les sonorités qui m’avaient enchanté sous les doigts de Horowitz étaient maintenant sous les miens. Le plaisir de m’y plonger se transforma bientôt en une irrésistible envie de m’approprier l’œuvre et, après une longue et difficile préparation, j’ai joué cette sonate dans mes récitals pendant plusieurs saisons, en Amérique et Europe.
Pour plusieurs générations d’interprètes et d’auditeurs, Medtner est resté obscurément caché entre le génie de Rachmaninov et de Scriabine, et celui de Prokofiev, le géant moderniste. Mais il n’est pas seulement un compositeur spécifiquement russe, c’est un maître pour le monde entier, et son moment est peut-être venu. Enfin nous avons les quatorze sonates de Medtner réunies, désormais disponibles à un nouveau monde d’amoureux de la musique pour piano ! – un événement qu’il a fallu attendre longtemps, pour lequel je félicite la Fondation Internationale Medtner et Dover. Tous les pianistes doivent se réjouir !
Eugene Istomin (Edition Dover, traduction Bernard Meillat)

Musique

Nikolaï Medtner. Sonate en sol mineur op. 22

Eugene Istomin. Théâtre des Champs-Elysées, 2 novembre 1993