Jaime Laredo avait entendu Istomin pour la première fois en avril 1956, alors qu’il étudiait au Curtis Institute. Istomin jouait le Deuxième Concerto de Rachmaninoff avec l’Orchestre de Philadelphie dirigé par Ormandy. Laredo fut ébloui par la virtuosité et la musicalité de son jeu. L’année suivante, jeune violoniste très prometteur (il allait remporter le Concours Reine Elisabeth en 1959, avant même son dix-huitième anniversaire), il fut invité à assister au premier festival de Porto Rico où il put entendre Istomin interpréter le Concerto K. 271 et le Quatuor K. 493 de Mozart. Son admiration pour Istomin ne se démentit jamais et Laredo assista aux concerts d’Istomin chaque fois qu’il le put, gardant des souvenirs inoubliables de la Sonate en ré majeur de Schubert, de la Sonate Waldstein ou du Quatrième Concerto de Beethoven, œuvres dans lesquelles il estimait qu’il surpassait même Serkin.

En 2000, pour le 75ème anniversaire d’Istomin, Laredo lui écrivit : ‘’Tu as été un de mes héros en musique depuis la première fois que je t’ai entendu. C’est un privilège et un honneur pour moi de participer à cet hommage qui est rendu à un des vrais grands musiciens de notre temps.’’ Lors de cette soirée, Laredo joua le Quatuor Op. 60 de Brahms avec Leon Fleisher, Michael Tree et Sharon Robinson, son épouse.

Lorsque le Trio Istomin-Stern-Rose ralentit son activité, Laredo essaya de convaincre Istomin de prendre le temps de jouer des quatuors ou des quintettes avec piano. Istomin était réticent car il était très occupé et souhaitait se concentrer sur sa carrière de soliste. Cependant, par amitié et par amour de ce répertoire, il accepta de donner bon nombre de concerts avec Jaime Laredo, Michael Tree et Sharon Robinson à la fin des années 70 et au début des années 80, jouant les deux quatuors avec piano de Mozart, ceux de Beethoven et de Schumann, les deux premiers de Brahms ainsi que son Quintette Op. 34. Mais il n’a pas voulu apprendre le Troisième Quatuor Op. 60, prétextant qu’il était trop vieux désormais pour l’apprendre !

Laredo avait le sentiment qu’Istomin faisait de la musique de chambre comme un instrumentiste à cordes, avec une sensibilité toujours en éveil et la volonté de s’associer, de se mêler aux autres instruments. Excellent pianiste lui-même, Laredo trouvait que la sonorité d’Istomin se rapprochait davantage d’un instrument à cordes que celle d’aucun autre pianiste. Pour lui, il était clair qu’Istomin était l’âme du Trio Istomin-Stern-Rose. Lorsqu’Istomin acceptait de donner un concert, il arrivait parfaitement préparé, même s’il n’avait pas joué l’œuvre depuis longtemps. Il était une source d’inspiration, apportant de grandes idées. Le seul point sur lequel il pouvait se montrer susceptible était la place du piano. Laredo se souvient d’une répétition du Quatuor Op. 16 de Beethoven au ‘92 Y’ à New York. Pendant l’andante, où le violoncelle ne joue pas, Sharon Robinson était allée écouter dans la salle et revint en disant : « On entend peut-être un peu trop le piano ». Istomin était aussitôt monté sur ses grands chevaux, disant qu’il avait entendu tant de fois ce reproche stupide avec le Trio pendant vingt ans, qu’il ne supportait plus de l’entendre. L’accès de colère avait été bref et Sharon Robinson ne l’avait pas mal pris. Cependant, Istomin lui avait téléphoné dans l’après-midi et avait tenu à s’excuser avec beaucoup de gentillesse.

Ce que Laredo appréciait le plus chez Istomin sur le plan humain, c’était sa fidélité, sa loyauté, l’attention qu’il portait aux autres, quelle que soit leur importance sociale. Ce qui le frappait également, c’était sa sincérité ! Il fut souvent abasourdi par le franc-parler d’Istomin. Très respectueux de ses collègues instrumentistes, il ne se gênait nullement, en revanche, pour dire tout le mal qu’il pensait des managers ou de certains chefs d’orchestre. Lorsque la direction musicale du Detroit Symphony, naguère l’apanage de grands musiciens comme Paul Paray ou Antal Dorati, fut confiée à Neeme Järvi, Istomin déclara que c’était une aberration, quasiment une déchéance ! Laredo ajoute qu’Istomin pouvait être très intimidant, même pour de fortes personnalités, en particulier pour des chefs d’orchestre.

Bien sûr, Jaime Laredo fut l’un des invités d’Istomin lors des Grandes Conversations en Musique à la Library of Congress. Interrogé sur les grands musiciens qui l’avaient marqué, Laredo avait répondu : ‘’Heifetz, pour la perfection mais pas seulement ! Casals, qui a tout changé dans ma façon de ressentir la musique, j’ai sa photo dans mon studio, mêlée à beaucoup d’autres photos mais c’est lui que je regarde le plus, que j’interroge, qui m’inspire… Et puis Leonard Rose, qui fut mon premier professeur de musique de chambre, et avec qui j’ai joué tout le grand répertoire de musique de chambre pour la première fois.’’ Laredo y disait aussi son regret qu’il soit devenu impossible aujourd’hui de reconnaître la sonorité des violonistes, alors qu’avant il lui suffisait de quelques notes pour savoir qui jouait… Et Istomin pensait la même chose pour les pianistes. Les interprètes d’aujourd’hui cherchent le style adéquat, ils craignent de faire des fautes de goût, ils écoutent beaucoup de disques et reproduisent un son et une interprétation standardisée.

Quelques concerts

11 novembre 1973. Carnegie Hall. Brahms. Quatuor pour piano et cordes Op. 26. Isaac Stern, Jaime Laredo (alto), Leonard Rose.

19 et 20 décembre 79. New York ‘92 Y. Brahms. Quintette op. 34. Jaime Laredo, Michael Tree, Sharon Robinson. Concert enregistré.

17 avril 1980. Detroit. Brahms, Quatuor pour piano et cordes n° 1 Op. 25. Isaac Stern, Jaime Laredo (alto), Paul Tortelier.

20 mai 1994.  Evian. Beethoven. Sonate pour piano et violon No. 5 “Printemps”. Brahms. Quatuor pour piano et cordes No. 2 Op. 26. Choong-Jin Chang (alto), Mstislav Rostropovitch.

 

Documents : photo à demander à Jaime

Extrait Quatuor de Brahms, voir aussi Evian