« Mon ami et partenaire de longue date, Isaac Stern, est le plus grand communicateur parmi les violonistes de notre temps. Les objectifs qu’il poursuit et qu’il atteint par la force de son talent de sa personnalité sont au-delà de la simple perfection. Il y a une largeur de vue, une grandeur en lui, qu’il rend accessibles à tous par l’aisance et la chaleur de son jeu. Il semble dire par son jeu et sa vie : ‘j’ai besoin de vous parler’. Et il le fait ! »

Les relations entre Isaac Stern et Eugene Istomin sont longuement évoquées dans les articles consacrés au légendaire trio qu’ils ont formé avec Leonard Rose. Voici quelques éléments complémentaires sur les événement et les idées qu’ils ont partagés en dehors du trio.

Les premiers contacts

Istomin et Stern se sont rencontrés pour la première fois en 1944 chez un ami commun, le pianiste Sidney Foster, qui avait remporté le Concours Leventritt 1940 et commençait une carrière prometteuse. Istomin avait été impressionné par la personnalité de Stern, son côté sûr de lui, son franc parler, et le sentiment qu’il donnait de vivre dans un perpétuel tourbillon. Stern lui avait dit : ‘’il faut qu’on fasse de la musique ensemble, je t’appellerai.’’

Stern ne téléphona pas, et les deux hommes ne firent que se croiser, deux ans plus tard, le 12 août 1946, au Lewisohn Stadium pour le concert final de la saison d’été de l’Orchestre Philharmonique de New York. Le programme était dédié à Beethoven,  Istomin joua le Quatrième Concerto et Stern le Concerto pour violon. Tous deux avaient eu des critiques médiocres (leurs interprétations étaient brillantes mais trop superficielles, ils manquaient de maturité). Pourtant, le public (17 000 spectateurs) les avaient acclamés et Istomin avait dû donner deux bis.

C’est finalement au premier Festival de Prades, en 1950, qu’ils firent vraiment connaissance. Alexander Schneider avait suggéré à Casals d’inviter deux jeunes musiciens pour qu’ils tirent profit de cette expérience exceptionnelle et puissent la transmettre à leur tour. Il avait choisi Eugene Istomin et Isaac Stern, qui avaient alors respectivement 24 et 29 ans. Le sixième et dernier concert de musique de chambre leur était presque entièrement confié, un honneur inouï. Après la Sonate en trio en sol majeur BWV 1038 avec le flûtiste John Wummer, ils jouaient en alternance, Stern la Première Sonate et la Deuxième Partita pour violon seul, Istomin la Toccata en mi mineur BWV 914 et la Partita en ut mineur BWV 826. C’était leur première collaboration, et il devait y en avoir près de trois cents autres jusqu’en 1997, à Evian, lorsqu’ils jouèrent la Première Sonate de Beethoven et le Quatuor Op. 25 de Brahms avec Bashmet et Rostropovitch.

L’importance de Casals

La rencontre de Casals a profondément changé les vies d’Istomin et de Stern, au-delà même de ce que Schneider aurait osé imaginer. Pour Istomin, c’est une évidence (on peut trouver le récit de leurs relations dans le chapitre spécialement dédié à Casals), mais c’est également vrai pour Stern. Casals avait été enthousiasmé par le talent des deux jeunes musiciens. D’emblée, il avait comparé Stern à Ysaÿe, et c’était sans doute le plus grand compliment qu’il puisse faire. (De façon amusante, Isaac Stern jouera le rôle d’Ysaÿe dans le film de Mitchell Leisen Tonight We Sing, inspiré par la vie du fameux imprésario Sol Hurok).

Dans son autobiographie, My First 79 Years, Stern explique qu’il a le plus grand mal à décrire le choc que fut pour lui la rencontre de Casals : « La meilleure image que j’aie pu trouver est celle d’un grand mur de briques et d’un jardin. Imaginez-vous en face de ce mur, ne sachant pas qu’au-delà se trouve un jardin extraordinaire. Ce que Casals a fait, c’est ouvrir une porte sur ce jardin ; vous êtes entré et vous vous êtes soudain retrouvé au milieu de couleurs et de parfums dont vous n’auriez jamais soupçonné l’existence. A vous ensuite de vous approprier toutes celles que vous pouviez et de les mettre au service de votre imagination musicale ! » Sasha Schneider avait le sentiment que Stern n’aurait sans doute pas été un aussi grand musicien sans Casals :  » Il a certainement appris plus de Casals que n’importe qui d’autre autour de lui et il en a pris le meilleur. » Il a notamment pris conscience de la nécessité de varier à l’infini son vibrato, en amplitude et en vitesse, en fonction des exigences expressives. La tentation est toujours grande pour les violonistes d’avoir en permanence un vibrato rapide et serré qui donne plus d’éclat à leur sonorité mais qui limite la diversité des couleurs et des émotions, et finit par lasser.

En 1951, Stern n’avait pu participer qu’aux deux premiers concerts du festival, qui se déroulait cette année-là à Perpignan, car il avait ensuite d’autres engagements, prévus de longue date. Au mois d’août, il fit une tournée en Israël et rencontra Vera. Le coup de foudre fut tel qu’ils se marièrent 17 jours après leur première rencontre ! En septembre, ils allèrent à Prades retrouver Istomin et Schneider de retour d’un voyage en Grèce. Les retrouvailles furent plus que joyeuses et donnèrent lieu à une débauche de musique.

En 1952, le festival se déroula dans le cadre somptueux et inspirant de l’Abbaye Saint-Michel-de-Cuxa. Stern participa aux cinq derniers concerts, rejoignant même le pupitre de violon du petit orchestre que Casals dirigea dans une cantate et une suite de Bach. C’est à cette occasion que Stern joua pour la première fois en concert une sonate (la Première de Schumann) avec Istomin et un trio (le Troisième de Brahms) avec Istomin et Casals. Ce fut une expérience mémorable qui, malheureusement, ne put se reproduire de sitôt. Schneider, découragé par les insuffisances du Comité d’organisation et les jalousies entre les musiciens qui voulaient tous accaparer Casals, renonça à s’occuper du festival. Stern décida d’abandonner aussi et il ne revint jamais à Prades.

Stern ne retrouva Casals que cinq ans plus tard, en 1957, au Festival de Porto Rico. Il était prévu qu’il joue et enregistre avec Istomin et Casals le Trio en si bémol majeur de Schubert, mais des problèmes cardiaques obligèrent Casals à renoncer à toute participation au festival. Ce n’est qu’en 1959 que le Trio Istomin-Stern-Casals put se reformer, pour deux concerts, donnant des interprétations mémorables des premiers trios de Mendelssohn et de Brahms. Faute de pouvoir enrôler Casals toute l’année, Istomin et Stern avaient choisi de former un trio avec Leonard Rose.

Par la suite, Istomin et Stern jouèrent régulièrement au Festival de Porto Rico, parfois avec Casals ou sous sa direction (notamment le Triple Concerto de Beethoven, avec Leonard Rose, en 1970). Tous deux firent partie dès le commencement du Comité musical du festival. Ils se retrouvèrent aussi aux côtés de Casals au Festival d’Israël (en 1961, 67 et 73) et aux Nations-Unies en 1971.

Après la mort de Casals, Istomin et Stern s’associèrent à diverses reprises pour lui rendre hommage, en particulier à Porto Rico en 1975, à Mexico l’année suivante dans un festival organisé par Istomin. Le moment le plus émouvant, ce fut en décembre 1976, lorsqu’ils jouèrent la Sonate pour violon de Casals à Barcelone puis à Carnegie Hall, pour célébrer le 100ème anniversaire de sa naissance.

Isaac et Eugene

Voici le portrait d’Istomin que Stern dresse dans son autobiographie : « Eugene, un peu corpulent, comme moi, était un musicien supérieurement éduqué, profondément sensible, érudit et intuitif, ainsi qu’un lecteur invétéré. Quand nous jouions ensemble, il ne venait jamais à une répétition sans être complètement préparé. Son analyse et sa connaissance de la partition ont toujours été de premier ordre, et il apportait à ses interprétations non seulement une compréhension musicale mais aussi une écoute remarquable. Il jouait du piano comme s’il tenait un archet. Les phrases musicales s’échappaient de ses doigts. »

Ils ne donnèrent qu’un seul concert complet en duo, au bénéfice de la Fondation de leur ami Abe Fortas, mais ils jouèrent assez souvent des sonates lors de programmes de musique de chambre, notamment pour l’année du bicentenaire de Beethoven. Stern et Istomin avaient une tendresse particulière pour la Première et pour la Dixième Sonate de Beethoven, ainsi que pour la Sonate en sol majeur de Johannes Brahms. Lorsque Zakin, son accompagnateur pendant 37 ans, de 1940 à 1977, dut arrêter sa carrière, Stern choisit pour ses enregistrements et ses concerts les plus importants des pianistes qui étaient proches d’Istomin, Yefim Bronfman et Emanuel Ax.

Stern avait la plus grande estime pour l’instinct musical et pour la culture d’Istomin. En 1973, il projeta de réaliser avec la télévision israélienne une série d’interviews d’Istomin, dont seule la première fut tournée. Stern y interroge Istomin sur sa définition de la musique, sur sa formation, sa carrière, l’art du piano… Voici un bref résumé de ses réponses : La musique distille l’émotion, qui est l’objectif suprême de l’art, à travers le son et le temps. Elle réunit la plupart des disciplines artistiques : l’architecture, l’art de la couleur et du trait, la danse (qui joue un rôle fondamental) et la poésie. Elle est la démonstration que l’humanité est en recherche de ce qui peut la transcender. Les principales qualités d’un interprète sont l’éloquence, le raffinement, la clarté… Au piano, il pense inconsciemment à jouer tour à tour comme un flûtiste, un clarinettiste, un instrumentiste à cordes… L’intuition joue un rôle essentiel, mais elle n’est rien sans la curiosité, l’envie d’apprendre et de savoir. Istomin parle de sa formation, de son lien symbolique avec Beethoven, ayant été formé par Siloti, qui fut l’élève de Liszt, qui lui-même avait connu Beethoven ! Il évoque les pianistes qui l’ont marqué, sa rencontre avec Casals. Il assure que les jeunes musiciens ne doivent surtout pas craindre les influences ! Il joue du piano et chante (deux airs du Don Giovanni de Mozart !). Vous trouverez ci-dessous un lien pour visionner quelques extraits de cette interview.

Istomin et Stern se rejoignaient aussi sur le plan politique. Il y avait tout d’abord le soutien à Israël, avec la même conception laïque de l’état, les mêmes amitiés avec les grands leaders travaillistes israéliens, de Ben Gourion à Rabin. Istomin participa au projet de Mishkenot sha’anan et de son école de musique, et il apporta généreusement son soutien aux jeunes musiciens israéliens. Tous deux éprouvèrent la même difficulté à se rendre en Allemagne, tout en soutenant qu’il fallait absolument qu’Israël reconstruise des liens avec les anciens pays nazis.

Ils partageaient aussi le sentiment que l’avènement de la Chine était un événement essentiel pour l’équilibre du monde : en 1971 Istomin tenta en vain d’obtenir l’autorisation d’y jouer et d’y enseigner tandis que Stern y fut invité en 1979, et en ramena un film qui eut un immense retentissement. C’était là le symbole d’une grande différence de tempérament et de philosophie entre les deux hommes : Istomin ne se souciait jamais de son image et de sa communication, tandis que Stern y attachait la plus grande importance et avait le génie de la communication.

Dans la politique américaine, ils étaient l’un et l’autre de fervents supporters du Parti Démocrate. Il y eut tout de même un moment politique difficile, celui des élections présidentielles américaines de 1968. Stern et Istomin étaient tous deux très proches de Hubert Humphrey, le candidat démocrate contre le républicain NIxon. La situation politique, en pleine crise vietnamienne, était très tendue et Humphrey avait besoin de tous ses soutiens. Il eut été logique que Stern s’engageât dans le Comité des Artistes et des Ecrivains mais Vera, son épouse, estima qu’il y avait davantage à perdre qu’à gagner pour l’image de son mari. Istomin dut prendre lui-même la tête du Comité, bien que sa notoriété soit bien moindre. Il fit face de son mieux et encaissa les coups, regrettant que Stern se tint prudemment à distance.

Les tensions et les disputes

Sur le plan musical, les motifs de tension et de dispute ne manquèrent pas !

Stern avait une fâcheuse tendance à tirer la couverture à lui, à interrompre ses collègues ou à monopoliser la parole lors d’interviews et même en manifestation officielle, comme lors du concert du Trio à la Maison Blanche en 1962. Si lui-même témoignait souvent dans son discours d’un grand respect pour ses deux partenaires du trio, et en particulier pour Istomin, il lui arrivait d’avoir un double discours et de trop écouter son entourage. Stern disposait partout d’une cour d’admirateurs, simples mélomanes mais aussi professionnels de la musique, qu’il savait entretenir et encourager. Certains, particulièrement zélés,  soucieux de le mettre en avant, auraient voulu que Trio Istomin-Stern-Rose s’appelât le Trio Stern. Cette nomination apparaissait régulièrement dans les programmes ou dans la presse, à la grande fureur d’Istomin car l’enjeu était important pour sa carrière de soliste. Juste avant l’intégrale Beethoven à Carnegie Hall, le grand article que Saturday Review consacrait à l’événement et qui faisait la couverture, a failli s’intituler le Trio Stern. Le titre fut changé in extremis !

Les admirateurs d’un violoniste ou d’un violoncelliste trouvent toujours qu’il y a trop de piano dans les sonates et les trios. Ils veulent avant tout entendre leur instrument de prédilection, quitte à négliger les exigences de la musique. Ils ne manquent pas de venir se plaindre du pianiste auprès de leur idole, qui se sent obligé de leur prêter une oreille favorable tout en défendant, plus ou moins énergiquement, son partenaire. Lors d’un concert à la Tonhalle de Zurich, Istomin avait un piano tellement sonore qu’il lui était quasi impossible de jouer piano. La presse avait mentionné la présence excessive du piano et les admirateurs de Stern avait poussé des hauts cris, trouvant inadmissible qu’Istomin couvre ainsi ses partenaires. Stern, approuvé par Rose, en fit le reproche à Istomin et assura qu’il était fatigué d’avoir toujours à le défendre. Son intervention fit bouillir Thornton Trapp, le tourneur de pages et l’homme à tout faire du Trio, qui déclara dans son journal enregistré : ‘’Stern a dit qu’il était fatigué de défendre Eugène. Sa défense ressemble à une poignée de main avec la main droite et un coup de poignard dans le dos avec la main gauche. Si Isaac croit vraiment qu’il est le défenseur loyal de Eugène, il ne devrait pas être laissé en liberté. Son cabotinage incessant, sa tolérance des injustices et des critiques subies par Eugène, son refus d’arrêter la publication du nom de Trio Stern, son exploitation de Eugene comme professeur et partenaire sont suffisants pour faire le faire condamner par n’importe quel tribunal.’’ La réaction d’Istomin fut aussi excessive que l’accusation : il ne dépassa guère la nuance mezzo-forte pendant une bonne partie du concerts suivant, ce qui rendit furieux ses partenaires. On peut se demander si cette question n’est pas pour eux davantage un sujet de débats sans fin sur la prééminence du piano dans la musique de chambre qu’un vrai problème pour les concerts et les enregistrements. Trapp remarquait que Stern, aussi bien que Rose, demandait régulièrement à Istomin de jouer plus fort pour les soutenir quand ils avaient la responsabilité de la mélodie. Sinon, leur sonorité perd de sa consistance et ils risquent de perdre le fil du discours musical. Dans nombre d’interviews et dans son autobiographie, Stern louait Istomin pour son remarquable sens de l’équilibre sonore entre le piano et les cordes.

Il y eut un moment très difficile, qui ne créa pas de crise mais qui blessa profondément Istomin et Rose : le concert du siècle à Carnegie Hall le 18 mai 1976. Stern avait souhaité faire un énorme coup médiatique. Il avait invité Horowitz, Fischer-Dieskau, Rostropovitch, et même Menuhin, qu’il détestait et avec lequel il n’avait jamais joué en concert. Mais il avait laissé de côté ses deux vieux amis.

En fait, la plus grande source de tension était ce que Stern appelait pudiquement dans son autobiographie, son attitude relax, mentionnant sa négligence de s’échauffer avant un concert. Mais il y avait aussi sa désastreuse manie d’être en retard, ou d’oublier ses partitions. Il y avait son habitude d’arriver aux répétitions très mal préparé. Cela avait le don de mettre Istomin hors de lui, furieux du manque de respect pour lui, qui arrivait toujours parfaitement préparé. Et pour la musique ! Aiguillonné par Istomin, Stern se mettait assez vite dans le coup, mais il fallait parfois un ou deux concerts frustrants avant que l’étincelle n’arrive et que l’interprétation atteigne les sommets. Pour la Kreutzer, ce fut encore plus difficile. Stern repoussa le plus tard possible le moment de répéter, reportant même le premier concert. Istomin poussa tellement Stern dans ses retranchements que celui-ci s’exclama un jour : « Tu es en train de faire de moi un violoniste allemand !’’ En répétition, Istomin pouvait être très dur avec Stern. Jaime Laredo l’entendit lui dire  : « Tu joues faux ! Ce n’est pas ce qui est écrit ! Tu pourrais travailler ! » Stern ne bronchait pas, même si son amour-propre en souffrait, car il savait qu’Istomin le bousculait pour qu’il donne le meilleur de lui-même. La tension restait palpable au concert, spécialement dans les sonates les plus dramatiques, comme la Septième et la Kreutzer. Alexander Schneider en était parfois stupéfait et s’amusa à leur envoyer une carte postale d’un tableau de Goya, Riña a garrotazos.

La plus grande crise dans leur relation fut celle qui suivit le refus d’Istomin de poursuivre l’enregistrement des sonates pour violon et pour violoncelle de Beethoven, se contentant s’achever les trios. Il était en conflit aigu avec Columbia, qui n’avait pas accepté qu’il enregistrât au moins un concerto de Beethoven pour ne pas confiner son image à celle d’un musicien de chambre. Même s’ils comprenaient ses raisons, Stern et Rose se sentirent pris en otage et finalement trahis. S’il n’y avait pas eu la longue série de concerts prévus pour l’année Beethoven, et notamment les quatre intégrales de la musique de chambre à Londres, Paris, en Suisse et New York, cela aurait pu amener la fin du Trio. En tout cas, l’idée qu’un jour Istomin et Stern reprendraient l’enregistrement des Sonates pour violon de Beethoven paraissait très improbable, et c’est pourtant ce qui arriva !

L’enregistrement des Sonates de Beethoven

Longtemps, Isaac Stern n’enregistra de sonates qu’avec Alexander Zakin. Quelle qu’ait été sa complicité avec lui, Stern ne mettait pas souvent les sonates de Beethoven à ses programmes de récital, à l’exception de la Septième (la seule qu’il ait enregistrée jusque-là, en 1945). Stern sentait que pour ces sonates il lui fallait un pianiste qui ait ses propres idées et qui le pousse à un dialogue sans concession. Et c’était le cas avec Istomin, leur duo ressemblant souvent, aux dires de John Trapp, le tourneur de pages d’Istomin, à un duel !

L’enregistrement de l’intégrale ayant été interrompu, Stern n’y songea plus pendant quelques années mais, peu après son soixantième anniversaire, en 1980, au moment où le parcours du Trio s’achevait, Isaac Stern décida de donner une autre orientation à son activité discographique. Il souhaitait enregistrer ou réenregistrer tout le répertoire de chambre en dehors des trios. Sa première idée était de convaincre Istomin d’achever l’intégrale commencée en 1969. Stern sut se montrer très persuasif si bien que, contre toute attente, Istomin accepta. Ne voulant avoir aucun contact avec Columbia (désormais CBS), Istomin ne signa pas de contrat, ne prétendit à aucunes royalties, ne demanda aucun droit d’écoute et de choix de prises. Les deux sonates enregistrées en 1969 (la 1ère et la 7ème) furent conservées. Elles font regretter un peu que l’intégrale n’ait pas été achevée à cette époque. Il y avait un tel élan, une respiration naturelle, une tension que les sonates enregistrées en 1982 et 1983 ne purent tout à fait retrouver. Cela n’empêche évidemment pas l’ensemble d’être une magnifique réussite, avec des moments fabuleux, comme la Dixième Sonate que tous deux aimaient tant.

C’est aux côtés de Rostropovitch que Stern et Istomin vécurent leurs ultimes collaborations musicales, à Washington en 1987 pour les 60 ans de Slava, au festival d’Evian en 1990 et 1997, et à New York en 2000 pour le 75ème anniversaire de Eugene. Isaac avait prévu de jouer et de présenter cette soirée mais des problèmes de santé l’en empêchèrent et il se contenta d’y assister et d’y dire quelques mots sur les cinquante années de leur complicité musicale et de leur amitié. Plus encore qu’une amitié, c’était une fraternité, un lien indestructible qui a aplani tous leurs différends et survécu à toutes les tempêtes.

Enregistrements

Beethoven. Intégrale des Sonates pour piano et violon. 1969 (Sonates 1 et 7, New York, Columbia Studio) ; 1982 (Sonate 6, Londres, EMI Studio) ; 1983 (Sonates 2, 3, 4, 5, 8, 9, 10, Washington, Library of Congress).

Beethoven. Sonate pour piano et violon n° 1 op. 12 n° 1. Brahms. Sonate pour violon et piano n° 1 op. 78.  Vidéo filmée dans les studios de la BBC le 29 juillet 1973.

Quelques concerts

1950, 19 juin. Prades. Bach. Sonate en trio en sol majeur BWV 1038, avec John Wummer, flûte. Enregistré par Columbia.

1952, 21 juin. Prades. Schumann, Sonate n° 1 en la mineur Op. 105. Brahms, Trio n° 3 en ut mineur Op. 101, avec Pablo Casals.

1957, 8 mai. Porto Rico. Mozart, Quatuor en mi bémol majeur K. 493, avec Milton Katims, alto, et Mischa Schneider, violoncelle. Enregistré par Columbia.

1959, 2 mai. Mendelssohn, Trio n° 1 en re mineur op. 49,avec Pablo Casals. Concert enregistré.

1959, 6 mai. Brahms, Trio n° 1 en si majeur op. 8, avec Pablo Casals. Concert enregistré.

1963, 8 août. Menton. Bach. Concerto Brandebourgeois n° 5 en ré majeur BWV 1050, avec Jean-Pierre Rampal et le Northern Sinfonia dirigé par Milton Katims.

1973, 11 novembre. New York, Carnegie Hall. Brahms, Quatuor pour piano et cordes n° 2 en la majeur op. 26, avec Jaime Laredo, alto, et Leonard Rose, violoncelle.  

1975, 20 juin. Porto Rico. Brahms, Quatuor pour piano et cordes n° 2 en la majeur op. 26, avec Pinchas Zukerman, alto, et Leonard Rose, violoncelle. Concert enregistré.   

1976, 17 décembre. Barcelone, Palau de la Musica. Casals, Sonate pour violon et piano. Concert enregistré.

1976, 29 décembre. New York, Carnegie Hall. Casals, Sonate pour violon et piano. Concert enregistré.

1978, janvier. Minnesota. Brahms, Sonate pour piano et violon n° 1 en sol majeur op. 78. (Cérémonie en hommage à Humphrey).

1980, 17 avril. Detroit. Brahms, Sonate pour piano et violon n° 1 en sol majeur op. 78. Brahms, Quatuor pour piano et cordes n° 1 en sol mineur op. 25, avec Jaime Laredo et Paul Tortelier

1987, 27 mars. Washington, Kennedy Center. Beethoven, Sonate pour piano et violon n° 1 en ré majeur op. 12 n° 1.  Concert pour le 60ème anniversaire de Rostropovitch.

1990, 22 mai. Evian. Beethoven, Trio n° 7 en si bémol majeur op. 97 “Archiduc”, avec Mstislav Rostropovitch. Concert enregistré.

1997 9 mai. Evian. Beethoven, Sonate pour piano et violon en ré majeur op. 12 n° 1.  Brahms, Quatuor pour piano et cordes n° 1 en sol mineur op. 25, avec Youri Bashmet et Mstislav Rostropovitch.