Concours Casals à Paris en 1957, Casals entre Rostropovitch et Marta

Casals entre Rostropovitch et Marta à Paris en 1957

« En 1957, je suis venu à Paris pour faire partie du jury du Concours Casals, et c’est là que j’ai fait la connaissance de Marta. J’ai été bouleversé par cette rencontre. Elle était si jeune et si belle que mon respect pour Casals s’en est encore accru ! Ils venaient de se marier. Elle prenait magnifiquement soin de lui, car il avait eu un problème cardiaque peu auparavant.
Je suis allé rencontrer Casals à son hôtel. Il était dans un grand salon avec une vingtaine de personnes assises autour de lui. Il me dit qu’il ne savait pas comment me remercier d’être venu pour le Concours, et qu’il allait donc jouer pour moi seul. Martita a voulu l’en dissuader, mais il n’a pas changé d’avis. Il a pris son violoncelle et m’a fait venir dans sa chambre. C’était une petite chambre et j’ai dû m’asseoir sur le lit. On était si près que j’avais la pique du violoncelle entre mes pieds. Je crois que je n’ai jamais été aussi ému et impressionné que ce jour-là : Casals qui joue pour moi, si près ! C’était notre première rencontre.

A ce moment-là, je savais déjà qu’Istomin était très proche de lui, et que Casals l’appréciait beaucoup. Mais je crois que la première fois que j’ai rencontré Eugene, c’était à Edimbourg en 1968. On a été présentés l’un à l’autre et on a juste échangé quelques mots.

Là où nous avons vraiment fait connaissance, c’est au Festival de Porto Rico 1976. J’étais très fier d’avoir été l’invité d’honneur du Festival pour célébrer le centième anniversaire de la naissance de Casals. Nous avons énormément parlé, en russe ! Et nous sommes devenus de très grands amis. A la fin du Festival, Marta et Eugene m’ont fait cadeau d’une boîte à archets qui avait appartenu à Friedrich Dotzauer, l’un des plus fameux violoncellistes du dix-neuvième siècle. C’était un magnifique ouvrage de marqueterie incrustée de pierres précieuses, qui avait été autrefois offert à Casals. J’étais profondément touché, mais ce qui m’a touché plus encore, c’est le petit mot que Eugene avait joint pour me dire que maintenant, c’était moi qui était le plus digne de l’avoir. Depuis, j’ai conservé précieusement cette boîte et cette lettre.

Rostro 6Par la suite, on s’est vus de plus en plus souvent et on a fait beaucoup de musique ensemble. La première fois que je l’ai dirigé, c’était dans le Triple Concerto de Beethoven avec Stern et Rose. Nous avons donné beaucoup de concerts ensemble avec le National Symphony. Ce sont de très bons souvenirs, mais mon plus grand plaisir c’était de l’inviter à mon Festival d’Evian pour faire de la musique de chambre avec lui, jouer Beethoven et Brahms. J’aurais voulu faire aussi le Trio de Tchaïkovsky avec lui, j’ai insisté mais il a refusé. Je n’ai jamais compris pourquoi il n’avait pas voulu jouer plus de musique russe, car pour moi, il n’y a pas de doute, son âme était russe ! Son enregistrement du Deuxième Concerto de Rachmaninov est fantastique, et il comprenait son Quatrième Concerto mieux qu’aucun autre pianiste. J’ai essayé de lui faire aimer Chostakovitch et Schnittke, mais je n’ai pas vraiment réussi.

Je me souviens qu’il avait organisé un concert à la Juilliard School en hommage à Alexandre Siloti, pour perpétuer sa mémoire en créant une bourse à son nom. Il m’a demandé de participer et j’ai bien sûr accepté. J’ai dirigé, et nous avons joué ensemble un mouvement de la Sonate de Rachmaninov. Nous avons partagé beaucoup de moments très spéciaux : le concert inaugural de la présidence de Ronald Reagan ; mon soixantième anniversaire au Kennedy Center, où il est venu jouer avec Isaac Stern. Il y a eu surtout le Trio l’Archiduc à Evian avec Isaac. C’était unique ! On s’est retrouvés également pour le concert d’inauguration du Musée Casals à Vendrell, avec le roi Juan Carlos.

On a passé beaucoup de bons moments en dehors de la musique, surtout à Washington, des moments très joyeux, et bien arrosés, que je ne n’oserais pas raconter ! Il m’a dit beaucoup de choses sur sa vie, et moi sur la mienne. Nous ne parlions pas beaucoup de politique car nous étions d’accord sur l’essentiel, sauf que moi j’espérais retourner en Russie et que lui y avait renoncé.

Mstislav RostropovitchJe l’aimais autant comme musicien que comme ami. Il était très modeste et inquiet, mais c’était un pianiste exceptionnel et une grande personnalité musicale. Il avait sa sonorité à lui, magnifique ! C’était un pianiste russe, de la vieille école russe, celle d’Anton Rubinstein et de Siloti. Le système soviétique a tout perverti. Ils ont voulu prouver que le système soviétique était le meilleur partout. Il fallait jouer très vite et très fort, et c’est tout. Gilels, Richter, Oïstrakh ont commencé comme ça. Ce n’est que plus tard qu’ils ont pensé en priorité à la musique, mais ce sont des exceptions. Tant d’autres n’ont jamais cherché à approfondir leur compréhension de la musique. Istomin, lui aussi, avait été un très grand virtuose quand il était jeune, avec beaucoup de tempérament, mais il a toujours pensé à la musique. Il a trouvé son propre chemin, il n’a jamais suivi aveuglément la tradition. En fait, il jouait comme il était en tant qu’homme. Son jeu était très personnel, très intéressant. Il avait beaucoup réfléchi à tout ce qu’il jouait, et il avait des idées très fortes. Lorsque nous répétions le Trio l’Archiduc ou les quatuors de Brahms et qu’il n’était pas d’accord avec ce que les autres faisaient, il s’emportait vite! Il tapait sur le piano pour marquer le tempo, ou il chantait. Et personne n’osait le contester, car il avait raison !

Il n’y avait pas que pour l’interprétation qu’il avait des idées bien arrêtées. Dans ses relations avec le milieu musical il ne voulait pas faire de concessions, et il disait toujours ce qu’il pensait. Cela a beaucoup nui à sa carrière et c’est très dommage. Je me souviens que, quand je suis venu à Porto Rico en 1976, Eugene m’avait dit qu’il était très mécontent de son agent et qu’il cherchait à en changer. J’en ai parlé à mon impresario, Ronald Wilford, qui était venu assister aux concerts. Wilford était alors, de loin, l’impresario le plus influent, et il était tout prêt à l’accueillir, mais Eugene n’a pas accepté car il ne l’appréciait pas humainement. Il a eu tort, il avait besoin d’un management qui le défende vraiment, qui le valorise pour ce qu’il était, cela aurait pu tout changer.

Marta et Slava à l’enterrement d’Istomin à El Vendrell

Marta et Slava à l’enterrement d’Istomin à El Vendrell

Il n’a pas eu la fin de carrière qu’il méritait. Il n’avait pas l’esprit de compétition. Il ne faisait rien pour briller et se faire admirer par le public. Si bien qu’il n’a eu pas la place qu’il méritait. Il en a été malheureux, et moi aussi. Maintenant qu’il est mort, je pense que le temps la lui redonnera, car c’était un musicien très profond et une grande personnalité. Il faut absolument que ses enregistrements soient réédités et que sa biographie paraisse !

Un jour, après une master-class à la Manhattan School, Marta m’a dit qu’il allait avoir soixante-quinze ans et qu’il avait décidé de bientôt s’arrêter de jouer en public. J’ai aussitôt pensé qu’il fallait faire quelque chose d’exceptionnel, une grande soirée à New York avec tous ses amis. C’était mon idée ! J’aurais aimé rejouer ce soir-là en trio avec Eugene et Isaac, mais Isaac était trop fatigué. Alors nous avons joué à nouveau l’ andante de la Sonate de Rachmaninov.

Quand il est mort, j’ai perdu un grand ami. Bien sûr, je suis allé à ses funérailles. C’était des funérailles très spéciales. Etre enterré ainsi, tout près de Casals ! Je pleurais en jouant la sarabande de Bach. Eugene me manque beaucoup. »

(Propos recueillis par Bernard Meillat en août 2006 à Paris. Traduction Elena Mashkova).

Beethoven, Trio n° 7 en si bémol majeur op. 97 « L’Archiduc », les deux derniers mouvements. Eugene Istomin, Isaac Stern, Mstislav Rostropovitch. Evian, 22 mai 1990