La collaboration avec la grande maison d’édition HBJ (Harcourt, Brace and Jovanovitch), entre 1979 et 1986, fut un moment très important de la vie d’Istomin, l’opportunité inattendue de mettre en action sa passion pour les livres. Istomin avait déjà été en contact avec un autre grand éditeur, Kenneth McCormick, qui s’était beaucoup intéressé à lui et qui lui avait proposé d’écrire ses « Mémoires », ou tout du moins de les enregistrer sur un dictaphone. Ils seraient retranscrits puis mis en forme par un écrivain, par Irving Stone semble-t-il. Istomin était très réticent, estimant qu’il était bien trop jeune pour se lancer dans une autobiographie. McCormick insista et Istomin promit d’essayer mais, trop pris par ses continuelles tournées et fâché avec le fonctionnement du dictaphone, il abandonna. Cette fois, avec Jovanovitch, il s’agissait de tout autre chose.

Jovanovitch en 1977

Jovanovitch en 1977

Jovanovitch avait en commun avec McCormick son ascension ultrarapide, mais les deux hommes étaient de tempéraments très différents. Jovanovitch, né en 1920 d’un père monténégrin, qui travaillait dans les mines de charbon, et d’une mère polonaise, était arrivé à l’école sans parler un mot d’anglais. Il put entrer à l’Université du Colorado et reçut bientôt une bourse pour étudier la littérature anglaise et américaine à Harvard. Ses études furent interrompues par la Guerre, qu’il accomplit comme officier dans la marine. A son retour, il se maria et ne put retourner à l’Université, faute d’argent. Il fut engagé par Harcourt & Brace comme vendeur de manuels scolaires. Sept ans plus tard, il devenait le président de la compagnie. Il fit passer le chiffre d’affaires de la modeste maison d’édition de huit millions de dollars en 1954 à un milliard trois cents millions en 1990. Non conformiste, farouchement indépendant, volontiers provocateur, il avait fortement bousculé les habitudes tranquilles du milieu de l’édition par ses idées révolutionnaires et par son esprit de conquête. Selon la formule très imagée de Rubin Pfeffer, citée dans la nécrologie du New York Times, «  Il gardait toujours ses pistolets à portée de main et ne prenait jamais les trains en marche ». En 1970, il avait ajouté son nom à Harcourt et Brace, le logo de la société devenant HBJ.
Jovanovitch BarabbasCette ambition n’empêchait nullement Jovanovitch d’être profondément attaché aux idéaux de culture et d’éducation. Passionné par l’édition, il resta longtemps, malgré ses multiples occupations, l’éditeur personnel de Hannah Arendt, de Mary McCarthy ou de Diana Trilling, et il prit le temps d’écrire lui-même plusieurs livres. Très autoritaire, Jovanovitch était aussi capable de faire confiance. En 1961, il avait accueilli au sein de HBJ Kurt et Helen Wolff, qu’Istomin avait bien connus dans l’entourage de Busch, et de leur laisser créer, sous leur propre nom, une maison d’édition très prestigieuse, comptant parmi ses auteurs Günter Grass, Umberto Eco et Italo Calvino.

Une page du Codex Atlanticus

Une page du Codex Atlanticus

Vers la fin de l’année 1976, Jovanovitch souhaitait élargir son Conseil d’Administration, jusque-là très masculin, et cherchait donc une femme. L’idée de s’adresser à Marta Casals-Istomin lui avait été soufflée par son épouse, qui avait remarqué le talent avec lequel elle gérait le Festival de Porto-Rico. Un dîner réunit les Jovanovitch et les Istomin. Marta fut convaincue et donna son accord. La collaboration se déroulait dans les meilleurs termes. Fin 1978, un autre dîner, chez les Istomin cette fois, allait donner aux relations, déjà cordiales, entre les deux couples un élan imprévu. Jovanovitch découvrit la richesse de la bibliothèque d’Istomin, qui prouvait qu’il avait affaire à la fois à un grand amateur de littérature et à un bibliophile averti. Une discussion passionnée s’instaura tout au long de la soirée, au terme de laquelle Jovanovitch proposa à Istomin de travailler pour HBJ. Il venait de publier une édition fac-similé du Codex Atlanticus, ce fabuleux recueil de notes et de dessins de Leonard de Vinci, qui était conservé à la Bibliothèque Ambrosienne de Milan et restait inaccessible aux amateurs : 1 119 feuillets qui couvraient toute la carrière de Leonard de Vinci, de 1478 à 1519. Parus en juin 1978, ses douze volumes avaient été accueillis avec enthousiasme dans le monde entier par les passionnés quelque peu fortunés. Jovanovitch avait l’intention de poursuivre et d’intensifier l’activité de son label Johnson Reprint. Il songeait à rééditer en fac-similé les éditions complètes historiques de certains grands écrivains anglais comme Joseph Conrad et Istomin lui apparaissait comme la personne rêvée pour superviser la réalisation de tels ouvrages.
Quelques jours plus tard, Istomin rencontrait Jovanovitch et son équipe dans les locaux de HBJ. Il était entendu qu’il conserverait toute liberté d’emploi du temps et que cela ne gênerait pas sa carrière. Dans ces conditions, Istomin ne voyait aucune raison de refuser une proposition aussi passionnante. Il fut nommé aussitôt Conseiller du Président pour les projets spéciaux. On lui attribua un bureau et on lui trouva une assistante idéale, Marie Arana, qui allait faire par la suite une magnifique carrière d’écrivain et de critique. Marie Arana a confié à James Gollin, le biographe d’Istomin, le portrait que Jovanovitch lui avait fait alors de son patron, qu’elle n’avait pas encore vu : « Je ne connais personne dans tout le milieu artistique qui soit aussi concerné par la littérature que lui. Ce n’est pas quelqu’un qui se préoccupe seulement de la qualité littéraire, il s’intéresse aussi au livre en tant qu’objet. Bill (Jovanovitch) était quelqu’un qui aimait l’odeur des livres et leur toucher. Il voulait savoir quel cuir avait été utilisé, éprouver la rigidité du dos, voir l’estampille… Ce qui l’impressionnait vraiment, c’était de trouver quelqu’un qui non seulement comprenait la littérature, mais aimait aussi l’art du livre ».

L’édition Joseph Conrad

L’édition Joseph Conrad

La première série menée à bien fut la publication des œuvres complètes de Joseph Conrad, reprenant les vingt volumes de l’édition Heinemann de 1921. Ils furent imprimés à Londres avec le plus grand soin dès 1980. Un autre grand projet, plus ambitieux encore, devait prendre la suite : les fabuleuses collections du Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. Seuls quelques tableaux étaient parfois prêtés pour des expositions dans les pays occidentaux. Même les amateurs qui allaient à Leningrad ne pouvaient en voir qu’une petite partie, et l’on ne pouvait qu’imaginer les richesses qui dormaient, sans doute dans de mauvaises conditions de conservation, dans les réserves et les caves (près de trois millions de pièces !). La perspective de pouvoir en faire une large présentation dans une série de livres réalisés avec le plus grand soin et les technologies les plus modernes, était une perspective fantastique, même si elle demandait un travail considérable et coûterait beaucoup d’argent. Pour Jovanovitch, il était clair qu’Istomin était la seule personne capable d’assumer une telle mission, par sa compréhension de l’âme russe et sa maîtrise de la langue, par ses connaissances et sa passion pour les arts.
Istomin réussit à réunir une équipe d’experts de très haut niveau et parfaitement complémentaires dans leurs champs de compétence pour couvrir les immenses collections qui allaient de la Renaissance à la Révolution de 1917 : le Français Pierre Rosenberg, alors directeur du département des peintures au Louvre ; l’Anglais Philip Pouncey, éminent spécialiste de la peinture de la Renaissance italienne ; l’Américain Alan Shestack, directeur de la Yale University Art Gallery ; un autre Américain, Leo Steinberg, né à Moscou, qui avait bousculé les approches des historiens d’art. Istomin entama des négociations difficiles avec les autorités soviétiques. Des rencontres préparatoires eurent lieu à Paris, notamment pour fixer le montant des compensations financières apportées par HBJ en échange des autorisations et de l’attribution de droits exclusifs. En octobre 1980, Istomin se rendit à Leningrad avec son équipe artistique pour rencontrer les conservateurs de l’Ermitage et tout semblait en très bonne voie. Malheureusement, la situation politique s’en mêla. L’Union Soviétique avait envahi l’Afghanistan en décembre 1979 et les tensions diplomatiques n’avaient cessé de grandir tout au long de l’année 1980, les USA appelant même au boycott des Jeux Olympiques de Moscou. Le Président Carter décida que ce programme de coopération culturelle et technologique avec le Musée de l’Ermitage devait être annulé. Jovanovitch, Istomin et son équipe durent se résoudre à renoncer, la mort dans l’âme.

Eugene et Marta Istomin encadrent William et Martha Jovanovitch. A droite, Peter Jovanovitch. 1984.

Eugene et Marta Istomin encadrent William et Martha Jovanovitch. A droite, Peter Jovanovitch. 1984.

Ces aventures resserrèrent encore les liens amicaux entre les Jovanovitch et les Istomin. Les deux couples se retrouvaient souvent dans la villa que les Jovanovitch venaient alors d’acheter à Cap-à-l’Aigle, au Québec, sur les rives du Saint-Laurent. Lorsque les Istomin quittèrent New York pour Washington, Marta venant de prendre la direction du Kennedy Center, l’appartement des Jovanovitch était presque toujours à leur disposition comme pied-à-terre à New York. Jusqu’en 1986, Istomin travailla sur différentes réalisations de fac-similés. Dans le domaine des arts, il y eut notamment des carnets d’esquisses de Paul Cézanne et de Jackson Pollock. La dernière fut consacrée à l’édition Wessex des œuvres de Thomas Hardy, publiée en 24 volumes par Macmillan en 1913. Elle fut tirée à deux cent cinquante exemplaires numérotés, imprimée sur du papier fait à la main par les presses de la fameuse imprimerie londonienne Curwen Press, et magnifiquement reliée en peau de chèvre foncé. D’autres écrivains étaient envisagés mais durent être abandonnés. Ces publications étaient très coûteuses et HBJ se trouvait dans une situation financière délicate, d’autant que le magnat de la presse britannique, Robert Maxwell, s’était mis en tête de mettre la main sur HBJ, proposant de la racheter deux milliards de dollars. Jovanovitch refusa et dut se lancer dans une recapitalisation qui l’amena à s’endetter très lourdement et qui provoqua le déclin de la compagnie, et son départ en 1990.
Istomin avait contribué aussi à la réalisation d’autres projets, en particulier celui des mémoires de Galina Vichnievskaia qui, édité par Marie Arana, parut chez HBJ en 1984 sous le titre Galina: A Russian Story. Retraçant sa vie personnelle, mais aussi la vie difficile des artistes et des intellectuels russes confrontés au régime soviétique, le livre remporta un très grand succès et fut traduit dans de nombreuses langues.
Cet article tire l’essentiel de ses informations du livre de James Gollin : Pianist, a biography of Eugene Istomin.