La salle du Loew’s

La salle du Loew’s

La passion d’Istomin pour le cinéma remonte à son enfance. Comme il n’allait pas à l’école, il se trouvait souvent livré à lui-même entre ses cours chez les Siloti et l’heure-et-demie quotidienne de piano à la maison. Dans les années 30, Broadway était peuplé de cinémas. James Gollin, le biographe d’Istomin, témoigne que soixante-dix ans plus tard il pouvait encore les citer presque tous : « Près de la 96ème Rue, il y avait deux ou trois cinémas, le Thalia et le Symphony. Vers la
83ème Rue, il y avait le Loew, vers la 81ème le RKO, et le TransLux sur la 72ème Rue ». Il y allait quasiment tous les jours, car les séances ne coutaient que 10 cents.

A Philadelphie, lors de ses quatre années au Curtis Institute, ses amis Ned Rorem et Shirley Gabis assurent qu’il était fourré au cinéma dès qu’il le pouvait. Les références cinématographiques étaient omniprésentes, même dans sa vie courante. Souvent lorsqu’il rencontrait ou croisait simplement des gens, il leur trouvait un air de ressemblance avec tel acteur ou telle actrice de cinéma.

Rita Hayworth

Rita Hayworth

Lorsqu’il vint en Europe pour la première fois au printemps 1948, Istomin voulut absolument fréquenter les lieux où l’on pouvait rencontrer les stars du cinéma. Il se rendit à l’Eden Roc à Antibes et raconta son aventure à James Gollin : “Je suis à l’Eden Roc et je commande une orange givrée sur la plage. Tout à coup, je vois un short de coton rouge et un soutien-gorge. Et tout à coup, cette femme lève les yeux vers moi à travers ses lunettes de soleil, et je me dis : ‘Mon Dieu, c’est Rita Hayworth’. J’en ai laissé tomber mon orange givrée. Elle était là! Croyez-vous que de telles choses puissent réellement arriver?”. A Rome il descend à l’Excelsior et croise Orson Wells, Tyrone Power avec Linda Christian… Bien sûr il n’était pas dupe de ces futilités et il se moquait de lui-même, mais cet émerveillement de l’enfance pour le monde du cinéma ne l’a jamais complètement quitté.

Au fur et à mesure que sa carrière prit de l’ampleur et que certains autres intérêts, pour la littérature, pour l’histoire et la politique, devinrent de plus en plus envahissants, Istomin alla de moins en moins souvent au cinéma, mais Il gardait un intérêt pour l’actualité. Il se tenait au courant de ce qui se passait, rien ne lui échappait, ni les titres des films ni les noms des acteurs et des réalisateurs. Il regardait à l’occasion les films récents à la Télévision, mais son univers de prédilection resta le cinéma des années 30 et 40, avec une prédilection pour les films de série B. Il déclara à James Gollin : “ Je préférais de loin voir Ann Sheridan souffrir dans de mauvais films de série B plutôt que Geer Garson jouer les héroïnes dans Mrs Miniver. Je haïssais cette lèche-bottes de Madame Miniver. Je détestais aussi ce genre de projection en avant-première au Radio City Hall de New York. » (NB. Mrs Miniver est un film de William Wyler qui célébrait l’héroïsme d’une femme anglaise pendant la Guerre. L’avant-première au Radio City Hall de New York avait eu un retentissement considérable et dans les dix semaines qui suivirent plus d’un million et demi d’Américains virent le film). « Un de mes films fétiches était Mildred Pierce, un mélo de Michael Curtiz avec Joan Crawford, Ann Blyth et Zachary Scott. » On ne pouvait voir ce genre de films à la télévision qu’à partir de minuit, mais cela ne dérangeait nullement Istomin, insomniaque de nature, et il lui arrivait même fréquemment d’en regarder deux à la suite !

Cocteau Belle et la bêtePar ailleurs Istomin avait une tendresse particulière pour les films de Jean Cocteau, qu’il connaissait par cœur. Il s’était procuré l’intégrale en cassettes VHS et s’était désespéré longtemps de ne plus pouvoir les regarder à cause des problèmes de standard. Parmi ses DVDs et ses cassettes VHS figuraient une quasi-intégrale de Chaplin, et une collection de films des années 30 et 40, le plus ancien étant Les 39 Marches d’Alfred Hitchcock (1935) et le plus récent Eve de Joseph Mankiewicz avec Bette Davis (1950).
Symbole de cet attachement indéfectible au cinéma de sa jeunesse, qu’il partageait avec ses proches amis, voici une lettre que Ned Rorem lui adressa le 12 avril 1996 : « Très cher Eugene, Je pense à toi chaque jour, avec une affection vieille de 53 années, spécialement lorsque je suis assis au clavier et que je pense à ton évocation de La Dame de Shanghai, la scène du pique-nique, quand la bande-son commence à jouer ce tango insidieux que tout le monde connaît, mais dont personne ne peut dire le nom ».