Jean-Bernard Pommier se souvient de sa première rencontre avec Istomin…

Jean-Bernard Pommier au milieu des années 60

Jean-Bernard Pommier au milieu des années 60

« Nous nous sommes rencontrés à Sofia en 1963. Je donnais un concert sous la direction de Semkow, c’était la première fois que je jouais le Concerto en sol de Ravel. Eugene est entré dans ma loge à l’entracte et il s’est présenté, en français. Je l’avais reconnu instantanément, car je l’avais vu à Prades lorsque j’étais tout jeune et que mon père m’emmenait assister aux concerts. J’ai joué aussi pour les pianistes qui se produisaient au Festival, pour Horszowski, pour Haskil, pour Kapell, mais étrangement je n’avais pas joué pour lui. Il m’a fait des compliments sur le concerto de Ravel et il m’a proposé qu’on se revoie. Je suis allé le retrouver à la salle Bulgaria où il travaillait, et il m’a demandé très gentiment de jouer pour lui. Nous sommes allés déjeuner ensemble, et je suis venu à la réception donnée en son honneur à l’Ambassade des Etats-Unis. C’était une atmosphère très particulière, on pouvait s’imaginer qu’il y avait des micros partout …

Eugene Istomin raconte l’installation d’une relation pédagogique très libre…

« Jean-Bernard voulait prendre quelques leçons. Nous avons donc mis en place une relation transatlantique, rythmée par mes voyages en Europe. Ce n’était pas un rapport de maître à élève, mais un échange entre collègues. Jean-Bernard était déjà bien lancé dans la carrière ! Je ne veux en tirer aucune gloire. Jean-Bernard a tout le mérite, tout le crédit. Moi, j’ai l’honneur d’avoir été son maître. Le maître d’un élève exceptionnel ! »

Pommier 7A l’été 1966, Jean-Bernard Pommier fut invité à jouer avec le Dallas Symphony dans le cadre d’un festival de musique française. Il en profita pour rester ensuite un mois à Meadow Brook, le festival d’été de l’Orchestre Symphonique de Detroit. Istomin, Stern et Rose y étaient en résidence, avec de nombreux concerts en trio et en concerto. Ils devaient aussi donner des master classes et avaient donc invité leurs meilleurs élèves : Pinchas Zukerman, Lynn Harrell et Jean-Bernard Pommier ! Une master class d’Istomin sur le Cinquième Concerto de Beethoven et sur la Première Sonate pour violon de Brahms fit l’objet d’un compte rendu amusant dans le Detroit News. Cela faisait en quelque sorte une grande famille. Pommier tournait les pages pendant les répétitions et les concerts du Trio. Un jour, Isaac Stern avait oublié ses partitions, ce qui lui arrivait assez fréquemment. Pommier fut envoyé les chercher à l’hôtel, à quelque vingt minutes de route. Les dix mille spectateurs patientèrent et firent une ovation extraordinaire à Pommier quand il arriva en voiture jusqu’au pied de la scène. Une ovation inoubliable !

Une relation d’égal à égal

1972 Eugene et Jean-Bernard« Nous n’avions pas vraiment de grandes discussions musicales. Son sentiment était que l’enseignement proprement dit n’avait pas beaucoup d’utilité, encore moins à ce stade de ma carrière. Il avait la même philosophie que Casals, ou que Serkin : soit on a du talent, soit on n’en a pas. Quand un élève n’a pas de talent, un professeur peut être utile pour acquérir des connaissances et progresser, mais de toute façon il n’y a pas de miracle à attendre. Quand un élève a du talent, c’est à lui qu’incombe la responsabilité d’en réaliser toutes les potentialités. Pour cela, il suffit de travailler et de s’ouvrir à toutes les influences possibles, en prenant ici et là ce qui peut lui être utile et en rejetant le reste. C’est pourquoi il voulait me mettre en relation avec les grands pianistes américains et avec l’ensemble du monde musical Outre-Atlantique. Il souhaitait que nous nous écoutions aussi beaucoup l’un l’autre lorsque nous travaillions. »

Quarante ans après, Jean-Bernard Pommier mentionnait ainsi les sources d’inspiration qu’il avait trouvées chez Istomin : la liberté et l’originalité de ses phrasés ; une sonorité très belle, très claire, construite sur la qualité de l’attaque, qui permettait, tout en jouant détaché, d’obtenir un parfait legato. Lorsqu’ils s’étaient rencontrés, Pommier ne connaissait pas les enregistrements des concertos de Tchaïkovsky et de Rachmaninov qu’Istomin avait réalisés quelques années plus tôt. En les découvrant, il fut ébahi, estimant que, dans Rachmaninov, Istomin était parvenu aux limites ultimes de la virtuosité.

Istomin trouvait que Jean-Bernard Pommier ressemblait à Kapell sur nombre de points : la même exigence, la même nervosité, le même raptus, la même envie de chercher une explication à tout, de tout savoir, de tout maîtriser. Comme Kapell l’avait fait autrefois, Pommier a su pousser Istomin à relever de nouveaux défis, à remettre en cause sa façon de travailler. Il l’incita aussi à prendre davantage soin de ses mains, à noter ses doigtés, à élargir ses programmes de récital…

Pommier 6 (2)Dans cette relation si riche, l’esprit de rivalité, l’envie œdipienne de tuer le père, prirent naturellement leurs places. Jean-Bernard Pommier voulait faire mieux qu’Istomin, en tout cas différemment. Il enregistra, lui aussi, les concertos de Tchaikovsky et de Rachmaninov. Istomin s’étant contenté de quelques sonates de Mozart et de Beethoven, Pommier en fit l’intégrale, au disque et au concert. Le maître était resté fidèle à l’orthodoxie de Serkin, exigeant qu’on respecte à la lettre ce qui est écrit pour chaque main (avec le fameux exemple du début de la Hammerklavier !). L’élève eut à cœur de montrer qu’il pouvait, en redistribuant certaines notes entre les deux mains, jouer parfaitement la Deuxième Sonate de Rachmaninov, a priori inaccessible pour des pianistes qui n’ont pas de très grandes mains. Istomin en fut bluffé.

Istomin ne tarissait pas de louanges sur la capacité de Pommier à apprivoiser et à mémoriser très vite n’importe quelle partition, sur l’exceptionnelle diversité de son répertoire et sur son talent de chef d’orchestre (il lui offrit les boutons de manchette qu’Ormandy lui avait légués). Un de ses grands plaisirs fut de pouvoir jouer sous la direction de Pommier !

Leur amitié, pendant quarante années, fut un échange permanent, fraternel, qui ne se limitait pas à la musique. Quand Istomin souhaita aller donner des concerts en Chine, Pommier facilita ses contacts avec Malraux, dont il était proche, et celui-ci intervint auprès de Chou En Lai et de Mao Tse Toung. Il participa bien sûr à l’aventure du Concours Kapell, et c’est à lui qu’Istomin demanda de venir l’accompagner à Budapest pour rendre hommage à Paul Paray. En juin 2000, outre la Fantaisie pour piano et orchestre, avec Istomin en soliste, Pommier dirigea la Deuxième Symphonie « Le Tréport » et la Symphonie pour archets de Paray. A cette occasion, ils enregistrèrent également le Troisième Concerto de Beethoven et le Concerto K. 271 de Mozart.

La conclusion de Jean-Bernard Pommier

Pommier 8« Le plus important, c’est ce qu’il a représenté et continue de représenter : une conscience artistique d’une grande rareté. Cette profonde honnêteté fait aussi tout le prix des enregistrements qu’il a laissés. Il est ressorti ennobli de ses conflits, de ses débats intérieurs. Il y avait chez lui une bienveillance, une profonde écoute de l’autre, en musique et dans la vie. Eugene était un être d’une sensibilité, d’une générosité unique. Il a tout fait pour lancer ma carrière aux Etats-Unis et je sais qu’il a défendu de nombreux pianistes, même à ses dépens. Il était capable aussi de grandes colères. Les incompétences qui sévissaient dans le milieu musical le mettaient hors de lui. Il a essayé de ne pas trop noircir le tableau à mes yeux, mais j’ai tout de même hérité de lui cette vision lucide du milieu musical, qui va à l’encontre de l’avancée de la carrière car elle incite à refuser les compromissions. Comme lui, je ne le regrette nullement. »

Enregistrements

Mozart, Concerto n° 9 K. 271. Beethoven, Concerto n° 3. Paray, Fantaisie pour piano et orchestre. Orchestre Symphonique de Budapest, juin 2000.

Quelques concerts

1972, 4 février. Paris, Théâtre des Champs-Elysées. Mozart, Concerto pour deux pianos K. 365. Orchestre de Chambre de l’ORTF. Alexander Schneider. Concert filmé en studio puis enregistré en direct.
1972, 13 juin. San Juan de Porto Rico. Mozart, Concerto pour deux pianos K. 365. Orchestre du Festival Casals. Alexander Schneider. Concert enregistré
1974, 31 mai. Fonfroide. Bach, Concerto pour deux pianos BWV 1061. Beethoven, Concerto n° 4. Orchestre de Nice-Côte d’Azur. Jean-Bernard Pommier, piano (Bach) et direction. Concert enregistré.
1980, 5 mai. Paris, Théâtre des Champs-Elysées. Brahms, Concerto n° 2. Orchestre National de France. Jean-Bernard Pommier. Concert enregistré.
1990, 16 janvier. Melbourne. Beethoven, Concerto n° 5. State Victoria Orchestra. Jean-Bernard Pommier.
1997, 13 & 15 janvier. Turin. Mozart, Concerto n° 21 K. 467. Orchestre Philharmonique de Turin. Jean-Bernard Pommier.

Musique

Brahms, Concerto n° 2, deuxième mouvement (Allegro appassionato). Eugene Istomin, Orchestre National, Jean-Bernard Pommier. Concert du 5 mars 1980

 

Paul Paray, Symphonie Le Tréport, premier mouvement. Orchestre Symphonique de Budapest. Jean-Bernard Pommier. Enregistrement de juin 2000.

 

Chopin. Ballade n° 3 en la bémol majeur op. 47. Jean-Bernard Pommier. Janvier 1979