Madeline Foley (1923-1982) a joué un rôle important dans la vie d’Istomin. Ils s’étaient rencontrés au premier festival de Prades en 1950. Elle étudiait avec Casals depuis deux ans, et elle partagea avec Paul Tortelier le premier pupitre de violoncelle dans l’orchestre du Festival. Pendant les étés 1950 à 1952, Madeline Foley et Eugene Istomin passèrent beaucoup de temps à Prades auprès de Casals. D’après Jaime Laredo, Madeline était certainement amoureuse d’Istomin, mais lui la considérait plutôt comme une sœur. Elle prenait soin de lui, veillant sur son régime alimentaire ou télégraphiant à sa place pour annuler un concert ! De 1953 à 1955, tous deux assumèrent la responsabilité du festival, Istomin en étant le directeur artistique sans en demander le titre et Madeline Foley étant la secrétaire générale du Comité Exécutif Américain. En mai 1953, ils assurèrent aussi le suivi de tous les enregistrements réalisés par Casals pour Columbia : quatre sonates de Beethoven avec Serkin, deux trios de Beethoven avec Istomin et Fuchs, les sonates de Brahms avec Istomin et Horszowski (qui ne furent finalement pas publiées), la Cinquième Symphonie de Schubert. Madeline Foley veilla plus particulièrement au Concerto pour violoncelle de Schumann. Par ailleurs, elle joua à nouveau dans l’orchestre aux côtés de Tortelier et se répartit avec lui les œuvres qui demandaient un deuxième violoncelliste aux côtés de Casals. C’est ainsi qu’elle participa à l’enregistrement mythique du Premier Sextuor de Brahms tandis que le Quintette D. 956 de Schubert était confié à Tortelier.

C’est d’ailleurs à cause de Tortelier que Madeline Foley et Eugene Istomin quittèrent tous deux Prades à la fin du festival 1955. Ils avaient proposé à Casals d’inviter Tortelier l’année suivante pour jouer une suite de Bach, des sonates ou des trios avec piano, un répertoire qui était jusque-là exclusivement réservé à Casals. Pensant qu’on le jugeait trop vieux désormais, Casals refusa tout net et se fâcha. Istomin renoua très vite avec lui. Madeline prit ses distances sur le plan humain, même si elle lui demanda, quelques mois plus tard, une lettre de recommandation pour un poste à la Juilliard School (qu’elle ne put finalement obtenir). Cependant, elle garda intacte sa vénération pour le musicien. Elle joua sous sa direction dans l’orchestre du festival de Marlboro et, surtout, elle prépara une édition des Suites pour violoncelle seul de Bach selon Casals. Elle qui avait tant travaillé ces œuvres avec lui, avait décidé de retranscrire aussi fidèlement que possible la conception de Casals, pas tant comme interprète (car Casals changeait sans cesse sa façon de jouer) que comme professeur. Elle entreprit de noter les doigtés et les coups d’archet, la dynamique, les notes « importantes », les remarques que Casals faisait sur tel ou tel passage. C’était une entreprise passionnante, colossale, un document précieux pour les nouvelles générations de violoncellistes et pour l’histoire de l’interprétation. Elle fut achevée après sa mort par Roger Soyer, le violoncelliste du Quatuor Guarneri, et commentée par Marta Casals-Istomin.

Après avoir quitté Prades, Madeline Foley mit toute son énergie et son dévouement au service de Marlboro, dont elle fut un des piliers jusqu’au milieu des années 70. Elle finit d’ailleurs par s’installer à Marlboro où elle mourut en février 1982 d’une crise cardiaque, avant même son soixantième anniversaire. Son hygiène de vie était loin d’être parfaite, et l’abus de tabac et d’alcool lui fut fatal. Elle était de tempérament entier, très généreuse mais aussi très directe, n’hésitant jamais à dire ce qu’elle pensait, de façon souvent abrupte. En 1950, Alexander Schneider lui avait demandé de participer à un grand projet initié par la Haydn Society : donner en concert et enregistrer l’intégrale des Quatuors à cordes de Haydn. Elle ne put supporter l’autoritarisme de Sasha, se querellant sans cesse avec lui et finissant par claquer la porte. Jaime Laredo se souvient des remarques sans aménité qu’elle adressait à Marlboro aux musiciens qui se fourvoyaient, ou de son exaspération devant la politesse excessive d’un violoncelliste japonais qui travaillait le Premier Sextuor de Brahms avec elle et ne cessait de s’excuser !

Avant de travailler avec Casals, Madeline Foley avait étudié à la Juilliard School, où sa mère, qui s’était remariée avec le grand violoniste belge Edouard Dethier, enseignait. Elle avait fait ses débuts à New York avec un récital à Town Hall en novembre 1949. Son programme proposait un large éventail de répertoire, de Bach à Debussy et rencontra un franc succès. Le programme de son second recital à Town Hall, l’année suivante, était encore plus ambitieux mais généra moins d’intérêt. Elle fut un moment violoncelle solo du Little Orchestra fondé par Thomas Scherman et se produisit parfois en concerto avec eux, jouant notamment Schumann à Town Hall en février 1952. Sa carrière se poursuivit activement sans qu’elle soit jamais invitée par les salles et les orchestres les plus prestigieux. Elle n’avait pas une sonorité assez puissante pour jouer les grands concertos mais donna de très nombreux concerts de musique de chambre pour les Community Concerts, les universités et les sociétés de musique de chambre. Elle participa à des programmes de musique contemporaine, et joua même à Broadway !

Eugene Istomin et Madeline Foley se retrouvèrent à Marlboro entre 1957 et 1961, participant ensemble quatre fois aux concerts du week-end. En 1961, ils jouèrent le Trio de Ravel avec Arnold Steinhardt et Jaime Laredo, qui participait pour la première fois au festival de Marlboro en garde un souvenir inoubliable. Il eut de multiples occasions de jouer avec Madeline Foley dans les festivals suivants. Il avait beaucoup d’affection et d’estime pour elle. Il était frappé par le contraste entre son jeu très féminin et son allure plutôt masculine. Sa sonorité lui rappelait un peu celle de Casals (elle avait continué à utiliser des cordes en boyaux) et il était souvent séduit par ses idées musicales et ses phrasés très libres et personnels. Il a en particulier le souvenir du mouvement lent du Quatuor Op. 47 de Schumann, en 1964, où son solo de violoncelle avait illuminé l’œuvre et inspiré ses partenaires.

Aujourd’hui, Madeline Foley est bien oubliée, sauf par les nombreux élèves qu’elle a marqués, notamment au New England Conservatory of Music de Boston et au Mannes College of Music. Il existe quelques disques, des enregistrements live, et un magnifique film qu’elle avait beaucoup contribué à initier et auquel elle participe : Conversation avec Casals.

Disques

Haydn. Intégrale des Quatuors à cordes. Quatuor Schneider (Alexander Schneider et Isidore Cohen, violons. Karen Tuttle, alto, Madeline Foley ou Hermann Busch, cello). Haydn Society. Réédité par Music and Arts en 2014 en un coffret de 15 CDs (CD 1281)

Brahms. Sextuor à cordes n° 1 en si bémol majeur Op. 18. Isaac Stern et Alexander Schneider, violons. Milton Katims et Milton Thomas, altos. Madeline Foley et Pablo Casals, violoncelle. 1952. Sony SMK 58994.

Mozart. Trio en bémol majeur K. 502. Rudolf Serkin, Jaime Laredo, Madeline Foley. Marlboro. 6 juillet 1968. Sony SMK 46235

Schönberg. Sérénade Op. 24. Thomas Paul, basse. Jaime Laredo, violon. Samuel Rhodes, alto. Madeline Foley, violoncelle. Harold Wright et Don Stewart, clarinettes. Stanley Silverman, guitare. Jacob Glick, mandoline. Leon Kirchner, direction.  Marlboro 1966. Sony SMK 45894

Enregistrements live

Mozart. Quatuor pour flûte et cordes K. 285. Bernard Goldberg, flute. Orrea Pernel, violon, Milton Thomas, alto. Madeline Foley, violoncelle. Prades, 3 juillet 1953.

Schubert. Quintette en ut majeur D. 956. Jacob Krachmalnick, Orrea Pernel, Karen Tuttle, Pablo Casals, Madeline Foley. Prades, 7 juillet 1953.

Brahms. Sextuor à cordes n° 1 op. 18. Yehudi Menuhin et Arpad Gerecz, violons. Ernst Wallfisch et Karen Tuttle, altos. Pablo Casals et Madeline Foley, violoncelles. Prades, 3 juillet 1955

Brahms. Quintette pour clarinette et cordes op. 115. David Oppenheim, clarinette. Sandor Vegh et Arpad Gerecz, violons. Ernst Wallfisch , alto. Madeline Foley, violoncelle. Prades, 12 juillet 1955.

Schubert. Quintette en ut majeur D. 956. Sandor Vegh et Arpad Gerecz, violons. Ernst Wallfisch, alto. Pablo Casals et Madeline Foley, violoncelles. Prades, 17 juillet 1955.

Brahms. Sextuor à cordes n° 2 op. 36. Yehudi Menuhin et Arpad Gerecz, violons. Ernst Wallfisch et Karen Tuttle, altos. Pablo Casals et Madeline Foley, violoncelles. Prades, 18 juillet 1955

Photos : 1952 Foley avec Stern // Foley avec Goode ?? // avec Tortelier à Marlboro + photo Marlboro

Documents film Baratier + Mozart Trio

https://www.films.com/ecTitleDetail.aspx?TitleID=31172

 

En note:

L’édition des Suites pour violoncelle seul de Bach a été publié en 1986 par Continental Publishing Company, qui avait déjà publié deux ans plus tôt les Variations pour piano et violoncelle de Beethoven éditées par Madeline Foley.

Liste des concerts de Madeline Foley à Marlboro disponible sur le site du festival : https://www.marlboromusic.org/archives/past-participants/?fullname=foley&search=Search

Les premiers concerts de Madeline Foley à New York

Lors de ses débuts à Town Hall, en novembre 1949, elle joua la Sonate de Debussy et la Première de Brahms, les Variations sur « Bei Männern » de Beethoven et deux transcriptions chères au cœur de Casals, signées Rosanoff et Piatti, l’Aria de la Pastorale BWV 590 de Bach et une sonate de Haydn. Le critique du New York Times était venu avec un a priori défavorable : “Une soirée de musique pour le violoncelle peut vite devenir oppressante car cet instrument est lourd et laborieux…’’ Après avoir loué sa “remarquable imagination” et son “élégant usage du legato”, le critique s’était fait l’écho du succès mondain et musical du concert: “ le public très chic de Mademoiselle Foley, qui occupait pratiquement tous les sièges de la salle, applaudit longuement et très fort après chaque pièce, puis bourdonna comme une ruche pendant l’entracte, mais garda un silence attentionné quand elle jouait.”

Le programme de son deuxième recital à Town Hall, de nouveau avec le pianiste Paul Ulanowsky, en novembre 1950, était encore plus copieux et plus ambitieux : deux sonates de Beethoven (opus 5 n° 1 et opus 102 n° 1), l’Adagio et Allegro op. 70 de Schumann, les Pièces en concert de Couperin (arrangées par Bazelaire), et le Concerto en si bémol de Boccherini. Cette fois encore le critique du New York Times (un autre !) s’était déplacé avec un préjugé défavorable : « C’est George Bernard qui s’opposait aux récitals de violoncelle au motif que l’instrument sonnait comme un abeille enfermée dans une cruche de pierre. » Le critique s’empresse d’assurer que ce n’est pas le cas pour Miss Foley « qui est une artiste. Non seulement elle joue bien de son instrument mais elle a beaucoup de sensibilité et d’idées personnelles sur le plan musical. Elle a une sonorité, plutôt petite, mais avec de très belles couleurs et elle est capable de toutes les nuances. » Admirant son phrasé, il loue particulièrement son interprétation de Schumann et de Couperin et dit son estime pour ses Beethoven tout en regrettant leur manque de puissance (« dans le sens où les sonates de Beethoven nécessitent une approche plus virile »).

En février 1952, Madeline Foley se produisit à nouveau à Town Hall, jouant le Concerto pour violoncelle de Schumann avec le Little Orchestra sous la direction de Paul Sherman. Le critique du New York Times fut déçu par la qualité de l’accompagnement orchestral mais loua l’interprétation de Madeline : « Chaque note qui sortait de ses cordes était expressive. Elle joua les passages lyriques avec un grand sens du chant. Sa sonorité était belle, très pleine malgré sa légèreté, avec toujours de la chaleur et de la couleur, sans jamais être saturée. »

Il n’y a pas trace dans le New York Times d’autres concerts de Madeline Foley à New York dans les trente années qui suivirent.