Les relations de Leonard Rose et de Eugene Istomin étaient musicalement et humainement complexes. Elles ont été longuement évoquées dans les articles consacrés au légendaire trio qu’ils avaient formé avec Isaac Stern. Voici quelques éléments complémentaires sur les événements et les idées qu’ils ont partagés en dehors du trio.

L’obsession de la perfection jusqu’à la névrose

Dans son autobiographie, Isaac Stern fait ce bref portrait de Leonard Rose : « Lennie était un très bel homme, et un vrai névrosé. C’était un enseignant remarquable, très cultivé, patient, mais il ne pouvait pas maîtriser ses nerfs. Il lui fallait travailler longuement son instrument, chaque jour. À quatre heures de l’après-midi, le jour d’un concert, il devait prendre un steak et ce qui allait avec. Pas d’autre nourriture. Invariablement, il était dans sa loge une heure avant le concert, où il commençait par une série de petits exercices pour s’échauffer. »

Dans The Pleasure Was Ours le livre de souvenirs qu’elle a écrit conjointement avec son mari, Virginia Katims raconte qu’un jour Rose devait jouer Schelomo avec le Seattle Symphony sous la direction de son mari. Il était arrivé en retard à cause d’un chauffeur de taxi qui s’était égaré. Il voulait à toute force déplacer l’œuvre de Bloch dans la deuxième partie car il n’allait pas avoir assez de temps pour s’échauffer. Milton Katims refusa. Quand la première œuvre au programme fut achevée et que ce fut son tour de venir sur scène, il était encore en train de répéter. Il fallut venir le chercher dans sa loge ! Il était si troublé qu’il faillit entrer sur scène sans sa veste ! Virginia Katims se souvenait aussi d’un dîner très joyeux, où Rose riait aux éclats des plaisanteries de Milton. Puis, au moment du dessert, il s’arrêta net et dit : ‘Mon Dieu, je suis là à m’amuser, alors que j’ai un concert demain soir !’

Istomin, lui aussi très sujet au trac, avait trouvé son maître en la matière.

Il avait beaucoup d’estime pour Rose, écrivant à son amie Eugenie Anderson en 1963 : « Il est le plus grand violoncelliste de notre temps, dont le seul rival possible est Rostropovitch ». Comme tous ceux qui l’entendirent, Istomin était très touché par la beauté de sa sonorité, assurément une des plus belles de l’histoire de l’instrument.

 

Quand Rose jouait en trio, sa nervosité était rarement un problème, contrairement aux sonates dans lesquelles il avait tendance à se laisser envahir par l’adrénaline et à accélérer le tempo. C’était le cas en particulier dans la fugue finale de la Sonate opus 102 n° 2 de Beethoven. Istomin était bien obligé de suivre, tout en essayant de calmer les choses pour ne pas risquer la catastrophe. Cela se produisit aussi parfois dans la Sonate op. 5 n° 2, notamment au Théâtre des Champs-Elysées où Rose précipita vertigineusement le tempo de l’Allegro molto du premier mouvement et où Istomin refusa de le suivre ! Ensuite les explications étaient explosives pour savoir qui était responsable.

 

Il y avait surtout l’ombre de Casals qui s’interposait entre eux lorsqu’ils se produisaient en sonate. Après avoir joué si longtemps avec Casals, il était difficile pour Istomin de collaborer avec un autre violoncelliste, quelqu’il soit ! Il dit un jour à Thornton Trapp que quand il jouait avec Rose, c’était presque toujours une interprétation civilisée, savante, mais jamais extatique. Quant à Rose, il devinait cette réticence et se sentait encore plus en compétition avec Casals, qui est déjà pour tous les violoncellistes une référence encombrante !

Rose et Casals

Au début des années 80, Leonard Rose vint participer au festival de Prades trois années de suite, et il donna une interview à la télévision et raconta la visite qu’il aurait rendue à Casals.

« J’ai oublié l’année. Casals devait avoir 80 ans. J’ai fait le voyage exprès pour le rencontrer. Il a adoré mon violoncelle. Il l’a pris et il a joué, merveilleusement bien. Il avait à peu près 80 ans. J’étais curieux et je lui ai demandé de jouer certains mouvements des Suites de Bach. J’étais curieux de voir comment il les jouait. Je dois dire que depuis que j’étais petit garçon, Casals était mon Dieu. Je n’avais jamais assisté à un des concerts dans sa grande époque. Au moment où je l’ai entendu, il était déjà âgé. Je connaissais beaucoup de ses enregistrements. Je voulais être un autre Casals, ce qui n’était évidemment pas possible car Casals avait un talent (génie) unique. Casals a eu le même rôle que Toscanini a eu pour les chefs d’orchestre. Toscanini est arrivé à un moment où les chefs d’orchestre, allemands surtout, prenait des libertés absurdes, et non nécessaires, avec les œuvres, avec les tempos, faisant des ritardendos ridicules, changeant les orchestrations. Toscanini a dit non, il ne faut pas faire ces ritardendos.  Il se trouve que j’ai joué avec Toscanini, en 1938, c’était mon premier travail, deuxième violoncelle à l’Orchestre de la NBC. Je pense que Casals a eu le même rôle pour les violoncellistes. Casals a été un violoncelliste moderne. Il a mis au point un système très nouveau de doigté. Par exemple, un des grands désirs de Casals était de n’utiliser les glissandos que pour des raisons musicales, et pas pour des raisons techniques. Il faisait un effort particulier pour phraser et éviter tous les glissandos qui n’avaient aucun sens musicalement. Il mettait un point d’honneur à jouer parfaitement juste. Il faut dire qu’avant on jouait plutôt négligemment… »

Il semble que Rose n’ait jamais parlé de cette visite à quiconque, et son biographe, Steven Honigberg, n’y fait aucune allusion. Il n’y en a pas non plus de trace dans la correspondance de Casals, non plus que dans la mémoire de Marta. On pourrait se demander si Rose n’aurait pas plutôt rêvé cette rencontre… Ce qui est certain, c’est que Rose a côtoyé Casals en Israël, en particulier lors de le première édition du festival, en 1961, et il a eu souvent l’occasion d’échanger librement avec lui. L’accueil de Casals a été très cordial, aussi bien en Israël qu’à Porto Rico lorsque le Trio avait joué le Triple Concerto de Beethoven sous sa direction. Rose, qui était toujours spécialement nerveux lorsqu’il jouait cette œuvre, avait manqué une entrée lors de la répétition générale mais avait très bien joué au concert. Les compliments de Casals avaient été droit au cœur de Rose.

Accords et désaccords

Sur le plan politique, il n’y avait aucune ombre entre eux. Ils partageaient le même idéal démocrate, défendant notamment les droits civiques et le progrès social. Tous deux avaient éprouvé la même empathie pour Kennedy, Rose considérant sa rencontre avec Kennedy à la Maison Blanche, en 1962 lors du concert du Trio, comme un des plus grands moments de sa vie. L’un et l’autre étaient très attachés à Israël, et Rose avait apporté sans hésiter son soutien à Hubert Humphrey pour les élections présidentielles américaines de 1968, adhérant au Comité de soutien présidé par Istomin.

Istomin et Rose s’étaient rencontrés à New York en 1943. Pour le premier concert d’Istomin avec l’Orchestre Philharmonique de New York, le 22 novembre 1943, Rose était assis à côté du violoncelle solo, Joseph Schuster, et ne joua donc pas le fameux solo de l’Andante du Deuxième Concerto de Brahms, à son regret. Devenu violoncelle solo l’année suivante, il participa à tous les concerts qu’Istomin donna avec cet orchestre, sous la direction de Rodzinski (Beethoven 4 et 5, en 1944 et 1946), de Szell (Chopin 2 en 1948) et Stokowski (Mozart K. 271 en 1949). Istomin et Rose eurent aussi de nombreuses occasions de faire de la musique de chambre ensemble, avec le petit groupe de musiciens new-yorkais que tous deux côtoyaient.

La collaboration musicale entre Istomin et Rose était très facile lorsqu’elle n’avait pas besoin de mots et que leurs instincts s’accordaient. Dès qu’il y avait discussion, cela pouvait être très tendu. Istomin était toujours sûr de son fait et peu diplomate dans sa façon de l’exprimer. Rose, arc-bouté sur ses convictions et conforté par sa connaissance du répertoire et son expérience d’enseignant, n’acceptait pas volontiers de céder. Ils ont donné peu de concerts en duo, et les témoignages qu’ils en ont laissés ne donnent pas le même sentiment de réussite exceptionnelle que leurs collaborations en trio. Ils ont aussi joué des sonates lors de concerts de musique de chambre, notamment lors de leurs débuts à Ravinia et pendant toute l’année Beethoven. La Deuxième Sonate de Brahms était aussi une de leurs œuvres de prédilection, Rose considérant le deuxième mouvement comme une des pages les plus géniales de Brahms. A noter que Rose a enregistré en août 1982 les deux Sonates de Brahms avec le plus proche disciple d’Istomin, Jean-Bernard Pommier.

En 1970, la décision d’Istomin d’abandonner l’enregistrement des Sonates pour piano et violoncelle de Beethoven, à la suite de son conflit avec Columbia, avait été un drame pour Rose. Il considérait cette intégrale comme « la réalisation de l’ambition de toute sa vie ».

Entre générosité et rancœur

Cette décision aurait peut-être provoqué l’éclatement du Trio si l’ensemble ne s’était pas engagé pour l’année du bicentenaire de Beethoven à donner quelque soixante-dix concerts, dont une intégrale inédite de sa musique de chambre avec piano annoncée à Paris, à Londres, en Suisse et à New York. L’atmosphère des premiers concerts, en mai 1970, fut très tendue, le ressentiment de Stern et surtout de Rose étant encore très vif. Pourtant la complicité musicale semblait quasi intacte et l’amitié reprit peu à peu le dessus. Rose fit preuve de beaucoup de sollicitude à l’égard d’Istomin lorsque celui-ci souffrit du dos ou des dents, et il proposa de lui tourner les pages pour la Sonate à Kreutzer. Istomin refusa à regret car il pensait que ce n’était pas bon pour l’image de Rose.

La blessure ne se referma jamais, et se rouvrit même au début des années 80 lorsque Rose apprit qu’Istomin et Stern allaient achever l’enregistrement des Sonates pour violon de Beethoven. Il en voulut encore plus à Stern qu’à Istomin ! Il trouvait inconcevable que Stern enregistrât ces sonates avec Istomin après ce qui s’était passé en 1970. Stern aurait dû les enregistrer avec un autre pianiste ! Lui-même avait envisagé de le faire avec Van Cliburn mais cela s’avéra impossible.

Cette animosité n’empêchait pas les grands élans d’amitié et de partage. Lorsque la mère d’Istomin mourut, en 1979, Rose lui écrivit : ‘’Mon cher Eugène, June m’a appris la triste nouvelle ce matin. Après la mort de ma mère, il y a cinq ans, ta lettre avait tellement compté pour moi. Je n’ai pas la capacité d’écrire d’une manière aussi délicate, mais j’espère pouvoir te transmettre mes pensées les plus chaleureuses et cordiales. Je t’embrasse et t’adresse mes sincères condoléances. Xenia se joint à moi pour t’envoyer toute notre affection, ainsi qu’à Marta. Comme toujours, Lennie’’.

Un autre témoignage émouvant, musicalement et humainement, est ce message envoyé par Rose en 1981 : « Je ne peux pas résister à l’envie de t’écrire – je viens juste d’écouter notre Trio de Mendelssohn en do mineur – c’est une interprétation   rayonnante, belle et pleine d’élan. C’est important pour moi de te dire à quel point j’ai été submergé par ton jeu. La virtuosité et la sensibilité des idées musicales sont fascinantes. Avec beaucoup d’affection. »

Ces contradictions étaient courantes chez Rose. Dans les mémoires qu’il avait envisagé de publier, il écrivait qu’Istomin considérait que les œuvres de musique de chambre de Beethoven étaient des concertos pour piano avec accompagnement d’instrument(s) à cordes, et qu’il s’entêtait à vouloir jouer avec le piano grand ouvert quelles que soient l’acoustique de la salle et la puissance du piano. Mais un peu plus loin, il estime que l’équilibre avec le piano était presque toujours satisfaisant. D’un côté, il se montrait très généreux avec ses élèves, leur donnant confiance, leur laissant développer leur propre personnalité, de l’autre côté il pouvait se montrer mesquin quand ils s’inspiraient d’un autre violoncelliste ou quand leur carrière prenait son envol. Rose avait le sentiment de n’avoir jamais été reconnu à sa juste valeur. Il s’est toujours senti en compétition avec les autres violoncellistes et il était jaloux des violoncellistes qui accaparaient l’attention des médias et des mélomanes, en particulier de Piatigorsky puis de Rostropovitch. Il en éprouvait une amertume qui, de temps à autre, l’envahissait au-delà de toute raison.

En 1980, la tournée du trio en janvier et février devait être suivie d’une série de concerts à Detroit en avril que Rose manqua pour s’être fracturé le bras. Le Trio ne devait plus se retrouver que pour les concerts d’hommage à deux personnalités qui avaient beaucoup compté dans leur vie : le juge suprême Abe Fortas et le président John Fitzgerald Kennedy. Le déclin de la carrière de Rose s’accentuait. C’est alors qu’il tomba malade, frappé par la même leucémie que sa première épouse n’avait pu vaincre. Istomin le soutint de son mieux dans son combat, venant le voir chaque fois qu’il était à New York et lui parlant très souvent au téléphone.

Leonard Rose mourut le 16 novembre 1984. Istomin participa au concert qui fut organisé en son hommage par la Juilliard School, en compagnie de Stern, Lynn Harrell, Yo-Yo Ma, Itzhak Perlman et Michael Tree. Istomin aurait souhaité que l’enregistrement de deux Sonates de Beethoven qu’ils avaient réalisé en 1969 puisse paraître avant la mort de Rose, et Stern insista auprès de Columbia. Mais le CD ne parut que deux ans plus tard et ne fit qu’une brève apparition au catalogue.

Enregistrement

Juillet 1969 Beethoven, Sonate n° 2 en sol mineur op. 5 n° 2, Sonate n° 3 en la majeur op. 69, Sonate n° 5 en ré majeur op. 102 n° 2.

Quelques concerts (en dehors de ceux du Trio)

1961, 3 mars. Washington. Library of Congress. Beethoven, Sonate n° 2 en sol mineur op. 5 n° 2, Sonate n° 3 en la majeur op. 69, Sonate n° 5 en ré majeur op. 102 n° 2. Concert enregistré.

1961, 3 décembre. Studio de la BBC. Brahms, Sonate n° 2 en fa majeur op. 99. Enregistrement sans public.

1969, 22 juillet. Stratford (Canada). Beethoven. Sonate n° 5 en ré majeur op. 102 n° 2. Concert enregistré