Toynbee livreC’est la destinée tragique de la civilisation grecque qui a conduit Istomin à s’intéresser aux théories d’Arnold Toynbee. L’historien britannique avait publié les douze volumes de son Etude de l’histoire entre 1934 et 1961. Cette somme se présente comme une analyse de la naissance, de l’essor et du déclin de toutes les civilisations. Chaque civilisation naît dans la difficulté de relever des défis de diverses natures, économiques, technologiques ou sociaux. Elle ne peut y parvenir que grâce à une minorité créatrice qui entraîne l’ensemble de la population. Tant qu’il y a des défis à relever, la civilisation se développe, ensuite elle décline inexorablement : « Les civilisations meurent par suicide, non par meurtre. »

Ces théories ont été contestées par les historiens et elles sont aujourd’hui oubliées, mais elles ont été à la mode, au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, en particulier aux Etats-Unis. Toynbee fit la couverture de Time Magazine en 1947, et ses livres devinrent des best-sellers. En France ce sont plutôt les philosophes qui se sont intéressés à lui, les historiens lui reprochant de quelque peu manipuler les faits pour étayer ses théories. Raymond Aron présida à Cerisy en 1958 un colloque d’une semaine qui lui était entièrement consacré et qui réunissait des philosophes et des historiens de premier plan. Plus étonnamment Gilles Deleuze, le créateur du poststructuralisme, fait assez souvent référence à lui et à sa vision de civilisations, le qualifiant d’ « historien lyrique ».

En 1959, Istomin profita de concerts en Angleterre pour rencontrer Toynbee et converser avec lui. Ils se revirent à de nombreuses reprises, en Angleterre lorsqu’Istomin y donnait des concerts et en Amérique lorsque Toynbee y donnait des conférences. Au fil de discussions souvent passionnées, une grande amitié se construisit et se poursuivit jusqu’à la mort de Toynbee en 1975.

Une vision pessimiste de l’évolution de la civilisation occidentale et de ses idéaux démocratiques

Arnold Toynbee à la fin des années 50

Toynbee contribua à renforcer la vision pessimiste d’Istomin sur l’évolution de la civilisation occidentale et sur son déclin. Il semblait évident à Istomin que le régime démocratique, auquel il était si attaché, perdait peu à peu son idéal et ses exigences. Les citoyens ne ressentaient plus la nécessité de relever de défis autres que matériels. Les minorités créatrices n’étaient plus guère en mesure de jouer leur rôle. La démocratie devenait un nivellement par le bas…

Pour Istomin, le problème le plus inquiétant était l’évolution de la civilisation, de l’être humain. « L’espèce humaine est l’élite de la nature, et il me semble que nous n’avançons pas très bien. Je suis responsable de cette situation, nous sommes tous responsables. Et nous approchons d’un moment où nous sommes menacés soit par la destruction de la planète soit par un changement radical de la nature humaine : pour préserver l’humanité, il faudrait nous enlever notre pouvoir d’agression. Mais si on enlève notre capacité d’agression, on enlève aussi notre capacité de création ! Nous ne serons plus des êtres humains, nous ne serons plus l’élite de la planète. C’est ce qui en train de se passer en art. Maintenant on considère que tout se vaut, Mozart et Elvis Presley, le Pop Art et Rubens. C’est la conséquence des révolutions égalitaires. Mais on oublie que, dans une démocratie, chaque citoyen a le devoir de s’élever, humainement, aussi haut qu’il le peut. » (Interview avec Patrick Ferla. Radio Suisse Romande)

Voici quelques extraits du texte qu’Arnold Toynbee écrivit en 1968, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la carrière de Eugene Istomin.

« Eugene se livre avec passion à la pratique de son art, mais il est un être humain avant tout, comme chacun de nous devrait l’être (même si ce n’est pas le cas pour beaucoup de nous), quelle que soit la vocation que nous avons suivie. Son aptitude à l’amitié est une de ses caractéristiques remarquables ; l’étendue de ses intérêts en est une autre. A chaque fois que nous nous retrouvons, nous nous lançons dans des échanges de vue sur la marche du monde, sur l’histoire, sur la vie. Ces conversations sont généralement animées. J’ai l’impression que Eugene les apprécie autant que moi. Il arrive que l’on ne soit pas d’accord sur quelques-uns des problèmes internationaux les plus controversés de notre époque, alors nous nous déclarons franchement notre désaccord, parfois de façon très combative. Nous pouvons nous permettre de ne pas nous entendre sur des questions impersonnelles car nous sommes tout à fait sûrs de notre relation personnelle.  (…)

Les vingt-cinq premières années de son épuisante activité professionnelle l’ont laissé encore plein de jeunesse. La première ligne de la Divine Comédie de Dante peut être judicieusement citée à propos de Eugene : il est, de fait, encore ‘à la moitié du chemin de sa vie’. Puisse son second quart-de-siècle de carrière être aussi fructueux que le premier. Je finirai, à la façon des Turcs et des Grecs, en lui souhaitant ‘Longue vie’! »

(Traduction, Bernard Meillat)