Eugene Istomin avait été écartelé très tôt entre la religion juive de sa mère et la religion orthodoxe de son père, même si ni l’un ni l’autre n’était pratiquant. Sa réaction fut de se tenir éloigné des deux, et il refusa sa Bar Mitzvah. Plus tard, il lut et chercha beaucoup sur toutes les religions, se rapprochant de la religion catholique au contact de Marta. Sa foi en l’homme et en Dieu n’avait pas besoin de suivre le chemin d’une religion. L’exemple de cette liberté lui avait été donné par son père, qui avait choisi de se faire enterrer dans le cimetière juif de Glendale, dans le Queens, là où il savait que son épouse viendrait le rejoindre un jour. Lui-même décida d’être inhumé au cimetière chrétien d’El Vendrell, non loin de la tombe de Casals, pour que Marta puisse reposer près des deux hommes dont elle a partagé la vie.

Cette distance à l’égard de la religion juive, n’empêchait nullement la profondeur de son attachement à Israël. Il admirait infiniment le peuple israélien, son courage au travail et à la guerre, son intelligence et sa culture. Il disait qu’il donnerait volontiers sa vie pour Israël. Il participa à de très nombreux concerts de bienfaisance pour diverses causes liées à Israël. Il y donnait des master-classes presque chaque année. Il accueillit et fit travailler généreusement aux Etats-Unis les jeunes musiciens israéliens qu’il avait remarqués (tel Yefim Bronfman) ou que Stern lui avait envoyé (Pinchas Zukerman, Shlomo Mintz). Il accepta même de prendre part à des auditions d’œuvres de compositeurs israéliens contemporains.

Eugene Istomin en Israël en 1961

Eugene Istomin en Israël en 1961

Lorsqu’on demandait à Istomin dans quel pays il trouvait le meilleur public, il se montrait très prudent dans ses réponses, ne voulant pas faire preuve de démagogie en citant le pays dans lequel il se trouvait alors, et ne souhaitant pas non plus vexer ses hôtes ! Mais il est certain que le public israélien avait sa préférence. Il reconnaissait n’avoir trouvé nulle part ailleurs une telle ferveur et une telle compétence. Il avait donné ses premiers concerts en Israël en 1961 lors du premier Festival d’Israël, qui ne comportait alors que de la musique. C’était là qu’avait vraiment commencé l’aventure du Trio Istomin-Stern-Rose. Istomin avait également joué avec le Quatuor de Budapest. Le magazine Time du 29 septembre 1961 rendait compte du festival en ces termes : « les plus grands moments ont été les interprétations de Casals, qui donnaient des frissons, ainsi que la traduction bouleversante du Trio en ré majeur de Beethoven (le Trio des Esprits) par le violoniste Isaac Stern, le pianiste Eugene Istomin et le violoncelliste Leonard Rose. En un mois et 23 concerts sur sept scènes différentes, de Haïfa au kibbutz Revivim, le festival a attiré 56 000 spectateurs. A Tel-Aviv, 500 mélomanes qui n’avaient pas pu se glisser dans l’auditorium Mann, déjà bourré à craquer malgré ses 3 000 places, durent être chassés par la police…».

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Le Jerusalem Music Centre à Mishkanat Sha’ananim

Istomin revint à plusieurs reprises au festival d’Israël, jouant avec ses collègues du Trio, avec le Quatuor de Budapest, avec l’Orchestre Philharmonique d’Israël ou l’Orchestre des Jeunes, en 1963, 1967, 1970 et 1973. C’est en 1973, alors que Daniel Barenboïm était devenu le conseiller artistique du Festival, que tous les musiciens présents, y compris Casals, inaugurèrent le Jerusalem Music Centre à Mishkanat Sha’ananim. C’était une initiative d’Isaac Stern, qui souhaitait que les plus grands musiciens du monde puissent venir en Israël collaborer avec les professeurs israéliens et faire travailler les jeunes musiciens les plus talentueux du pays. Et c’était Teddy Kolleck, le maire de Jérusalem, dont Schneider disait que c’était la seule personne en Israël qui avait compris l’importance des arts pour le développement et le rayonnement du pays, qui en avait suivi la réalisation. Istomin n’a donné que deux grandes séries de concerts avec l’Orchestre Philharmonique d’Israël, plus quelques concerts isolés, et il regrettait beaucoup que Mehta ne l’ait jamais invité lorsqu’il est devenu directeur musical.

Politiquement, sa position est claire. Il était farouchement attaché à la terre et au peuple israélien. Il avait suivi avec beaucoup d’inquiétude puis de soulagement les guerres de 1967 et de 1973. Il était persuadé qu’il fallait certes répondre à la force par la force lorsqu’il n’y avait pas d’autres solutions, mais que seule la négociation permettrait une paix durable et que le seul avenir possible pour Israël était de vivre en bonne intelligence avec ses voisins. Istomin avait conservé précieusement un article d’Eugenie Anderson, rédigé en 1971 : « L’impression essentielle de mon séjour en Israël est que les Israéliens veulent la paix avec la sécurité – pas la paix à n’importe quel prix. Ils sont déterminés à ce que cette fois ils retournent uniquement à des frontières sûres, reconnues, acceptées. Cela signifie que ces nouvelles frontières doivent être négociées, pas imposées. »

Eugene Istomin assis entre Golda Meir et David Ben Gourion ; devant eux, Isaac Stern et Alexander Schneider ; à droite, Pablo et Marta Casals. 1973

Eugene Istomin assis entre Golda Meir et David Ben Gourion ; devant eux, Isaac Stern et Alexander Schneider ; à droite, Pablo et Marta Casals. 1973

Les amis d’Istomin en Israël sont les travaillistes attachés aux grands idéaux du pays : David Ben Gourion, Golda Meir, et surtout Teddy Kolleck, Itzhak Rabin, dont il était proche et dont l’assassinat le désespéra. Ils étaient prêts à lancer des opérations militaires lorsque cela est nécessaire, mais ils aspiraient à une paix négociée et à une cohabitation pacifique avec les pays arabes et avec les Palestiniens. Par ailleurs, ils croyaient profondément au progrès social et à la culture. Menahem Begin, qui devint premier ministre après les élections de 1977, avait été leur opposant le plus acharné. A la surprise générale, il s’avéra être l’homme de la paix, le négociateur des accords de Camp David en septembre 1978 (accompagné de Moshe Dayan, ancien ministre travailliste, devenu son ministre des affaires étrangères), puis le signataire du premier traité de paix jamais signé par Israël avec un pays arabe : l’Egypte. Israël restituait les territoires du Sinaï conquis pendant la Guerre des Six Jours et obtenait une promesse d’autonomie pour les territoires de Cisjordanie et de Gaza. L’Egypte reconnaissait l’existence d’Israël et les deux pays s’engageaient à normaliser leurs relations diplomatiques et certains accords de libre circulation. Les Etats-Unis se portaient garants de l’accord et aidaient Israël à déplacer ses bases militaires du Sinaï vers le Néguev. Ce traité fut signé par Menahem Begin et Anouar El-Sadate le 26 mars 1979 à Washington, en présence du président Carter qui avait été le grand artisan de ce rapprochement spectaculaire.

KolleckIstomin était très heureux de ce premier grand pas vers la paix et la sérénité. Le hasard du calendrier voulait qu’il se rende à Jérusalem, à l’invitation de son maire, Teddy Kollek, pour donner deux concerts en ouverture du Festival du Printemps de Jérusalem, le 1er et le 2 mai : un récital puis le Concerto l’Empereur de Beethoven avec l’Orchestre Symphonique de Jérusalem , qui devait être télévisé à l’occasion du trentième anniversaire de l’admission d’Israël à l’ONU. Il devait également donner une série de master classes à Mishkenot Sha’ananim dans la semaine qui précédait. Il eut alors l’idée de célébrer la paix nouvellement signée en proposant aux Egyptiens de venir jouer pour eux avant de se rendre en Israël. Le Département d’Etat donna rapidement son accord et Istomin arriva au Caire le 18 avril. Sa venue fit la une de la presse égyptienne. Il arrivait à point nommé pour concrétiser un nouvel esprit d’ouverture politique et culturel. En l’espace de trois jours, il rencontra les professeurs du Conservatoire du Caire, donna deux master classes et un récital. Il fut plus que chaleureusement reçu et s’avoua agréablement surpris par le bon niveau des étudiants. Le 22 avril, en guise de remerciement et pour célébrer la paix retrouvée, le gouvernement égyptien autorisa Istomin à voyager directement du Caire à Jérusalem. Une grande première !

L’arrivée d’Istomin à Jérusalem fut tout aussi triomphale, dans l’euphorie des liens établis pour la première fois avec un pays arabe. Ses deux concerts lui valurent des acclamations sans fin. Et cinq jours plus tard, il se trouvait sur la scène de Carnegie Hall, jouant à nouveau le Concerto l’Empereur avec l’American Symphony Orchestra. Il reliait ainsi, symboliquement, les trois acteurs de ce rapprochement historique : Le Caire, Jérusalem, New York. Une autre grande première !

Istomin écrivit sur le champ à Walter Mondale, le vice-président des Etats-Unis, avec lequel il avait des liens d’amitié depuis qu’ils avaient soutenu ensemble Hubert Humphrey. Il l’informait du projet dont il avait eu l’idée en donnant des master classes au Conservatoire du Caire. Il se disait persuadé qu’il pourrait convaincre les Egyptiens de participer à un programme d’échanges qui permettrait aux étudiants pianistes égyptiens d’étudier à Jérusalem avec de grands professeurs. Il soulignait qu’une telle initiative était simple à réaliser et qu’elle avait une portée emblématique forte. Il avait le soutien de Teddy Kolleck et demandait à Mondale d’en parler au Président Carter. Mondale, toujours très attentif aux questions culturelles, fit ce qu’il put, mais le projet resta englué dans les circuits diplomatiques ou adminsitratifs.

Salinger au piano

Pierre Salinger au piano

Istomin fut déçu du peu d’écho que son action recueillit. Le département d’Etat ne fit aucun effort pour valoriser l’événement qui avait marqué les Egyptiens et les Israéliens. Il le regrettait moins pour lui-même que pour cette absence décidément récurrente de la présence de la musique et de la culture dans les stratégies politiques des gouvernements américains. Alors qu’on venait d’avoir la preuve, une de plus, que rien n’était plus efficace pour rapprocher les peuples ! Eugene tenta également par la suite de contribuer à l’établissement d’échanges réguliers entre musiciens israéliens et égyptiens, en vain. Le soutien médiatique le plus important qu’il reçut fut celui de Pierre Salinger, qui était alors correspondant à Paris de la chaîne ABC, qui avait envoyé une équipe pour filmer Istomin au Caire et à Jérusalem. Malheureusement, le sujet qu’il avait préparé ne fut pas diffusé, à cause d’une crise internationale qui bouleversa le sommaire du journal.

Eugene Istomin s’était montré, vingt ans avant Daniel Barenboïm et la naissance du West-Eastern Divan Orchestra, un remarquable précurseur. Il avait tenté de donner à la musique son rôle naturel de compréhension et d’échange entre les peuples. Il avait souhaité également, l’année précédente, contribuer à l’évolution des mentalités. Lui qui n’avait accepté que depuis peu d’aller jouer en Allemagne, avait été engagé comme soliste de l’Orchestre Philharmonique d’Israël en octobre 1978 pour une série de concerts dirigée par Klaus Tennstedt. C’était la première fois qu’un chef allemand était invité, et la réaction d’une partie des musiciens, des journalistes et du public avait été très violente. Istomin avait fait de son mieux pour calmer les opposants et les convaincre que le temps de la haine et du rejet était passé.

Au-delà de son amour et de son dévouement pour Israël, Istomin gardait une certaine distance avec la communauté juive. Il se montrait disponible pour défendre toutes les causes qui lui paraissaient le mériter, mais il n’attendait rien en retour. Cela correspondait à son grand principe de ne jamais s’enfermer et, encore moins, de solliciter les groupes auxquels il appartenait, que ce soit la diaspora russe ou la famille politique démocrate, dont il fut si longtemps très proche.

Concerts

Festival d’Israël 1961

29 août. Jérusalem. Mozart, Quatuor avec piano K. 478 ; Dvorak, Quintette pour piano et cordes op. 81. Avec le Quatuor de Budapest.
2, 3, 6 et 9 septembre. Beethoven, Trio op. 70 n° 2 ; Ravel, Trio ; Mendelssohn, Trio n° 1 op. 49. Avec Isaac Stern et Leonard Rose.
7 septembre. Haïfa. Brahms, Trio n° 2 op. 87 ; Beethoven, Trio op. 70 n° 1 ; Schubert, Trio en si bémol majeur. Avec Isaac Stern et Leonard Rose.

Le 18 septembre, lors du concert de clôture, Istomin devait jouer le Concerto pour 2 pianos de Mozart avec Rudolf Serkin et l’Orchestre Philharmonique d’Israël, mais il a probablement dû y renoncer à cause d’une tendinite au pouce.

Festival d’Israël 1970 (avec Isaac Stern et Leonard Rose)

15 août. Jérusalem. Beethoven, Sonate pour violoncelle op. 5 n° 1 ; Sonate pour violon n° 6 ; Trio op. 97 « L’Archiduc ».

17 août. Caesara. Beethoven, Trio op. 1 n° 3 ; Sonate pour violon n° 8 ; Variations pour violoncelle sur « Bei Männern, welche Liebe fühlen » ; Trio op. 70 n° 1

20 et 22 août. Caesara et Jérusalem. Beethoven, Triple Concerto. Alexander Schneider, dir

Festival d’Israël 1973

Beethoven, Trio op. 70 n° 2 ; Brahms, Trio n° 3 op. 101 ; Mozart, Quatuor avec piano K. 478 (avec Alexander Schneider à l’alto)
Mozart, Concerto n° 9 K. 271. Avec l’Orchestre des Jeunes du festival dirigé par Alexander Schneider.

Avec l’Orchestre Philharmonique d’Israël

1963, 19, 20, 21, 22, 23, 25 ,27, 30 mai. Tel-Aviv et Haïfa. Schumann, Concerto. Zubin Mehta, dir.
1963, 29 mai. Tel-Aviv. Beethoven, Concerto n° 4. Zubin Mehta.
1967, 22 juillet. Tel-Aviv. Brahms, Concerto n° 2. Josef Krips.
1978, 25, 26, 28, 29, 30, 31 octobre. Tel-Aviv et Jérusalem. Beethoven, Concerto n° 4. Klaus Tennstedt.

Nombreuses dates non accessibles. Il semble qu’aucun enregistrement n’ait été conservé par la radio israélienne.