1962-Photo-with-Kennedy« J’ai eu l’honneur de jouer à la Maison Blanche en 1962 pour le président Kennedy. C’était une grande soirée en l’honneur d’André Malraux et de la venue en Amérique de La Joconde, qui allait être exposée à Washington. Avec mes amis et collègues du Trio, Isaac Stern et Leonard Rose, nous avons passé après le concert une heure-et-demie dans l’intimité du  Président, dans son appartement. Avec nous, il y avait juste André Malraux, qui parlait essentiellement avec Jackie Kennedy, Hervé Alphand, l’ambassadeur de France, Leonard Bernstein, Charles Lindbergh et sa femme. C’est un souvenir fantastique pour moi. Nous étions tous debout car le Président ne pouvait s’asseoir tant il avait mal au dos. Ce qui était extraordinaire, c’est que Kennedy questionnait tout le monde, qu’il était prêt à écouter. Il donnait un sentiment étonnant, touchant, de vulnérabilité au niveau des idées… »

Le soutien de Kennedy

John et Jackie Kennedy avec Grace Bumbry

John et Jackie Kennedy avec Grace Bumbry

Istomin avait été un fervent supporter de Kennedy aux élections de 1960, au point de se lancer dans de grandes discussions politiques dans les réceptions d’après concert, y compris en territoire républicain. Cela lui valut un rappel de l’ordre de son management, lui recommandant de ne plus faire état de ses opinions politiques, et il ne fut plus jamais invité dans certaines villes du Texas… Grâce à deux amis journalistes, Henry Brandon et surtout Henry Raymont, Istomin se trouvait très proche des hautes sphères du pouvoir. Il se lia d’ailleurs d’une amitié durable avec Pierre Salinger, le porte-parole de la Maison-Blanche.   

Un des points qui avaient séduit Istomin, c’était la volonté de mettre la culture au premier plan de la vie politique. En partie grâce à Abe Fortas et à Henry Raimont, Kennedy avait réussi à convaincre Casals de venir jouer à la Maison-Blanche et l’événement avait eu un retentissement considérable dans le monde entier. Comme symbole de sa volonté de défendre l’égalité des droits civiques, Kennedy invita Grace Bumbry, qui fut donc la première cantatrice noire à se produire à la Maison-Blanche.

Le concert à la Maison Blanche

Eugene Istomin et Jackie Kennedy

Istomin et Jackie Kennedy

Lorsqu’Istomin fut invité en mai 1962 avec Isaac Stern et Leonard Rose à donner un concert en l’honneur d’André Malraux, Kennedy  avait convié à la Maison Blanche la fine fleur des artistes et des écrivains américains, de George Balanchine à Tennessee Williams. Avant le concert, il y eut un dîner froid somptueux, arrosé de Château-Petrus et de Champagne Dom Pérignon. Istomin fut fort marri de ne pouvoir ni manger ni boire ! La durée du concert fut écourtée, le programme se limitant au seul Trio en si bémol majeur de Schubert, car le Président Kennedy avait si mal au dos qu’il ne pouvait rester assis longuement.

Il y eut ensuite le privilège de cette réception en petit comité dans les appartements de la Maison-Blanche. Kennedy avoua sans façon qu’il ne connaissait rien en musique, mais Istomin le lui pardonna volontiers. Ce qui l’émerveilla, ce fut la simplicité et la disponibilité de Kennedy, prêt à écouter toutes les idées, toutes les propositions qui pourraient lui être utiles pour la bonne marche du pays et du monde. Istomin osa donc lui suggérer de s’adresser régulièrement, directement, aux Américains sur les ondes radiophoniques sans l’intermédiaire des journalistes. Et Kennedy prit au sérieux cette suggestion, répondant : « Vous voulez dire comme les causeries au coin du feu de Roosevelt ? Je crois que pour cela je n’ai pas son charisme… » Et de fait, Kennedy, fasciné par le pouvoir de l’image poursuivit exclusivement ses conférences de presse télévisées.

Au service de l’Amérique

Istomin sortit de cette soirée complètement séduit par Kennedy. Il en parla abondamment  à tous ses proches en termes dithyrambiques ! Il était prêt à faire sienne l’exhortation de Kennedy : « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays ! » Et ce qu’il avait de mieux à proposer, c’était de mettre son talent au service de son pays et de son président, et d’aller jouer partout où cela pourrait servir l’image de l’Amérique. La Russie avait su imposer son image de grand pays de culture en envoyant Oïstrakh, Gilels et Richter, tandis que les Etats-Unis ne déléguaient le plus souvent que des artistes de second plan. Non seulement Istomin se tenait à la disposition du Département d’Etat, mais il s’engageait à entraîner dans l’aventure ses collègues les plus prestigieux, Bernstein et Maazel, Stern et Menuhin, Fleisher, Graffman, van Cliburn… Tous étaient prêts à se produire sans cachet et Istomin allait servir d’éclaireur en assumant une longue mission en Bulgarie en avril 1963, suivie d’un concert à Téhéran.

De la mort de Kennedy à l’inauguration du Kennedy Center

L’assassinat de Kennedy, le 22 novembre 1963, fut un très grand choc pour Istomin, qui se traduisit par une volonté encore plus grande de servir son pays et d’entrer en politique. Grâce à Abe Fortas, qui était très proche de Johnson, et à Humphrey, devenu vice-président en janvier 1965, Istomin resta en contact avec les plus hautes sphères du pouvoir. Il espérait beaucoup que Humphrey soit élu en 1968…

La statue de Kennedy au Kennedy Center

La statue de Kennedy au Kennedy Center

En 1971, pour l’inauguration du Kennedy Center, Istomin fut invité à y donner le premier concert de musique de chambre avec ses amis Isaac Stern et Leonard Rose, en présence des plus hautes personnalités américaines, du corps diplomatique au complet et des médias du monde entier. C’était un grand honneur et une immense émotion. La soirée avait commencé par la lecture d’une longue et émouvante lettre de Casals en hommage à Kennedy. Elle s’était achevée par une longue standing ovation. Quelques jours plus tard le Trio partait pour plus de trois semaines au Japon, pour se faire pardonner son absence de l’année Beethoven. En novembre 1983, le Trio Istomin-Stern-Rose participa au grand concert de célébration du 20ème anniversaire de la mort de Kennedy. Ce fut leur dernier concert et un symbole émouvant de la fin de leur aventure. A ce moment, Marta Istomin était devenue directrice artistique du Kennedy Center et le restera jusqu’en 1990.

Avec le recul

Avec le temps, certains aspects de la personnalité de Kennedy furent révélés et le bilan de sa présidence fut réévalué sensiblement à la baisse. Istomin eut le sentiment de s’être laissé, lui aussi, prendre à la mystique Kennedy, d’avoir été abusé par l’habileté de la communication politique orchestrée par Salinger et Sorensen, deux de ses amis ! Il prit ses distances, tout en ayant conscience que l’optimisme, l’idéalisme, le sentiment que l’on pouvait changer le monde, semblaient alors aller de soi. Kennedy les avait symbolisés au-delà de la réalité de sa personne et de son action. La guerre du Vietnam, la succession des assassinats politiques, les crises du Moyen-Orient allaient ramener l’humanité à de plus tristes réalités.

Istomin entretint des liens amicaux avec le plus jeune des frères Kennedy, Ted, qui lui écrivit en 2000, à l’occasion de son soixante-quinzième anniversaire : «  Tu as enrichi nos vies avec la grandeur de ta musique et la générosité de ton amitié. »

A noter que le début du finale de la Troisième Sonate de Roger Sessions, dédiée à Eugene Istomin, a été inspiré par la mort de John Kennedy.

Musique

Lors du vingtième anniversaire de la mort de Kennedy, le 22 novembre 1983, Istomin, Stern et Rose sont venus jouer au Kennedy Center l’andante du Trio en si bémol majeur de Schubert. Ce fut leur dernière apparition publique…

Eugene Istomin, Isaac Stern, Leonard Rose, enregistrement pour Columbia, 15-17 août 1964.