Etre au service de son pays a longtemps été une obsession pour Eugene Istomin. Sur les conseils de Serkin, il avait passé deux concours pour ne pas risquer de ruiner sa carrière sur les champs de bataille de la Deuxième Guerre mondiale. Serkin espérait qu’il serait ainsi dispensé de service militaire, ou éventuellement détaché dans la Morale Division pour distraire les troupes. Cette échappatoire, qu’il avait acceptée comme une obligation de son destin d’artiste, ne s’avéra pas utile puisqu’une arythmie cardiaque fut décelée lors de sa visite médicale d’incorporation et qu’il fut exempté. Cependant, il avait gardé le sentiment d’avoir une dette vis-à-vis de son pays et de tous ceux qui avaient souffert ou étaient morts sur le champ de bataille. A cette dette, s’ajoutait également une gratitude pour le pays qui avait accueilli ses parents en exil, et qui lui avait permis de devenir l’artiste qu’il était.

Par ailleurs, Istomin eut très tôt la conviction que les combats de la guerre froide ne se gagnaient pas seulement avec des canons, mais aussi par la communication, culturelle en particulier. Il lui semblait évident que la musique, langage universel par excellence, pouvait jouer un rôle essentiel. Il milita activement pendant plusieurs décennies pour convaincre les gouvernements américains successifs d’envoyer leurs meilleurs « soldats » sur le front culturel. Lui-même était candidat pour toutes les missions que le département d’Etat souhaiterait lui confier.

1955-AdAprès un galop d’essai en Islande, en février 1956, il accomplit sa première longue mission au printemps : cinquante concerts au Japon, à Singapour, à Hong Kong, à Saïgon, au Sri Lanka, à Manille… Time Magazine en rend compte le 6 août 1956 dans un bref compte-rendu intitulé Ambassadeur musical et sous-titré Le remboursement d’une dette : « ’Ils se méfient de nous sur le plan culturel’, dit-il, en parlant des gens qu’il a rencontrés lors de la tournée qu’il a effectué récemment en Extrême-Orient sous l’égide de l’ANTA. ‘Mais en même temps ils ont terriblement envie d’entendre ce que nous avons à offrir’. Au Japon en particulier, Istomin a trouvé des publics qui étaient attirés par l’esprit d’ouverture et les émotions de la musique occidentale. Quand s’installera-t-il pour mener une vie plus calme? ‘Pas avant plusieurs années’, pense Istomin. Son calendrier est rempli de concerts jusqu’en 1959. ‘C’est un devoir’, dit-il. ‘Le savoir des artistes européens installés aux Etats-Unis a donné naissance à une nouvelle génération de musiciens américains avec des techniques superbes et de une riche sensibilité musicale. Nous avons l’obligation de transmettre cela à d’autres parties du globe. C’est une façon de rembourser ce que nous avons emprunté. »

(NB. l’Association Nationale du Théâtre et des Arts qui était chargée d’organiser les tournées des artistes américains dans les pays ciblés par le Département d’Etat).

Six Continents AdA l’automne 1956, le petit journal de Columbia, destiné aux représentants et aux disquaires, se faisait l’écho de ces voyages incessants d’Istomin : « Dans les cinq dernières années, il a joué plus de concerts, parcouru plus de kilomètres, obtenu plus de comptes rendus dithyrambiques de la part des critiques du monde entier, qu’aucun autre pianiste vivant. Il est vraiment le numéro un des ambassadeurs de bonne volonté. Partout où il a joué, en Extrême-Orient, en Amérique du Sud, en Amérique du Nord, il a conquis de nouveaux fans et gagné pour son pays respect et admiration en tant que puissance culturelle. »

Avec l’arrivée de Kennedy, Istomin et nombre d’artistes ou d’intellectuels américains eurent le sentiment que la communication culturelle allait être enfin reconnue comme une arme de premier ordre. Sur ce terrain, comme sur celui de la conquête de l’espace, les Etats-Unis avaient beaucoup de retard sur l’URSS. Le régime soviétique savait admirablement se servir de ses grands musiciens. La tournée américaine d’Oïstrakh et de Guilels en 1955 en avait été un premier exemple. Sol Hurok, le fameux impresario américain, spécialiste des stars et des grands coups de publicité, avait un accord avec Gosconcert, l’agence de concerts de l’Etat soviétique. Hurok acceptait des cachets phénoménaux pour les artistes soviétiques (dix mille dollars par concert). C’était une jolie rentrée de devises, d’autant que les artistes eux-mêmes n’en percevaient qu’un ou deux pour cent. Il y avait un battage fantastique. La critique et le public américain étaient prêts à s’extasier. RichterEn 1960, pour Sviatoslav Richter, ce fut quasiment de l’hystérie. Une petite phrase de Guilels, qu’il n’avait peut-être jamais prononcée, fut diffusée à l’envie : « Vous m’acclamez, mais attendez d’avoir entendu Richter ! ». Le fait que Richter ait dû attendre d’avoir quarante-cinq ans pour venir en Occident, qu’il n’était donc pas « fiable » politiquement, le rendait très sympathique. Les concerts de Richter à Carnegie Hall firent courir tout New York et furent accueillis pas des ovations et des louanges démesurées, alors que lui-même avait le sentiment de ne pas avoir bien joué et qu’il batailla pour empêcher la publication des enregistrements de ses récitals. Retirés de la vente, ils furent à nouveau publiés après sa mort.

L’Union soviétique n’envoyait que ses artistes de premier plan, et le faisait à bon escient, au bon endroit et au bon moment, pour que le monde entier en parle. C’est ainsi que Rostropovitch se rendit à Cuba en 1961. Des photos le montrant en train de jouer dans une usine de tabac ou dans une plantation de canne à sucre furent largement diffusées. C’était une superbe propagande pour le régime soviétique, affirmant de façon spectaculaire le droit à la culture pour tous. Longtemps, le gouvernement américain ne programma dans ses échanges culturels que des ensembles de second plan, comme la Chorale Roger Wagner ou l’Orchestre symphonique de l’Université de l’Illinois. Pourtant le Département d’Etat aurait dû changer d’avis en voyant l’impact considérable de certaines initiatives ponctuelles : la tournée d’Isaac Stern en URSS en 1955, le triomphe de Van Cliburn au Concours Tchaïkovsky en 1958 ou les concerts de l’Orchestre Philharmonique de New York à Leningrad, Kiev et Moscou en 1959. Il était grand temps de mettre en place une politique systématique qui permette à la fois d’imposer les Etats-Unis comme un grand pays de culture et de conquérir le cœur de populations a priori hostiles. Pour cela, il y avait un moyen idéal, la musique, et une condition, envoyer les meilleurs interprètes. Istomin avait bien entendu l’exhortation de Kennedy : « Ne demandez pas ce que le pays peut faire pour vous ! Demandez-vous plutôt ce que vous pouvez faire pour votre pays ! »

Chostakovitch saluant Bernstein et le New York Philharmonic à Moscou en 1959

Chostakovitch saluant Bernstein et le New York Philharmonic à Moscou en 1959

Séduit par sa rencontre avec Kennedy lors de son concert de mai 1962 à la Maison Blanche, Istomin intensifia ses démarches, rencontrant Dean Rusk, le Secrétaire d’Etat, qui accueillit son projet avec enthousiasme. Non seulement Istomin se mettait à la disposition de son pays, mais il se disait certain que ses confrères les plus prestigieux offriraient également gracieusement leurs services, pour peu que leurs frais de voyage et de séjour soient pris en charge et qu’une petite réception ou un message du président les remercie de leur effort. Nul doute pour Istomin que de telles missions, qui créaient un lien immédiat d’empathie avec la jeunesse et l’élite d’un pays, seraient beaucoup moins chères et plus efficaces que les subventions de la CIA à des groupes d’opposition plus ou moins fiables.

L’idée eut besoin d’un peu de temps pour faire son chemin dans les méandres de l’administration américaine. Time Magazine annonça, le 6 septembre 1963, le Retour des ambassadeurs de bonne volonté : « Il n’y aurait que de sinistres philistins pour s’interroger sur l’esprit du programme d’échange culturel du Département d’Etat. Sa qualité est prouvée avec éloquence par les photos de Leonard Bernstein drainant des foules enthousiastes à Moscou et par Louis Amstrong fascinant les Africains avec sa trompette. Cependant le programme a été interrompu l’année dernière pour une réévaluation complète et, après six mois d’auditions, il est apparu clairement que les programmes n’ont pas réellement tenu leurs promesses. La semaine dernière, avec un nouveau et bien meilleur cahier des charges, le programme reconsidéré était en bonne voie… (…) Au printemps dernier le pianiste Eugene Istomin a offert un mois pour une tournée dans quatre pays qui fut une des plus réussies de l’année. Quant à Ellington, il a fait cadeau de son temps pour le montant de sa note de téléphone. Connaissant le mode de vie du Duke, le Département d’Etat a prudemment limité le coût de ses appels à cent dollars par jour. »

eugene-home-parallaxEn avril 1963, Istomin passa deux semaines et demie en Bulgarie, une aventure digne d’un roman de John Le Carré. Il se heurta à l’hostilité des autorités bulgares, qui essayèrent par tous les moyens de faire de cette tournée un échec. Il parvint à surmonter tous les obstacles (mauvais pianos, changements de chefs d’orchestre et autres pièges divers) et remporta un succès triomphal. Après la Bulgarie, Istomin fit étape dans trois capitales du Moyen-Orient, Ankara, Téhéran (où il s’était déjà rendu deux ans plus tôt, en compagnie de Stern) et Kaboul. Il fit un compte-rendu très précis de sa mission au Département d’Etat, rempli de remarques et de suggestions très pertinentes. Il regretta que cette tournée n’ait pas eu davantage d’échos dans les milieux gouvernementaux et diplomatiques, malgré l’enthousiasme des ambassadeurs qui l’avaient accueilli à Sofia et à Ankara. Il y eut seulement un petit article dans la newsletter du Département d’Etat. [Le récit de ce périple et de ses retombées]

Avec l’assassinat de Kennedy et l’arrivée de Johnson, le projet d’une politique internationale culturelle ambitieuse s’évanouit. Dean Rusk conservait son poste de Secrétaire d’Etat mais Johnson n’attachait guère d’importance à ce genre d’action.

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Récitals et concert avec l’Orchestre Philharmonique de Leningrad. Mars 1965

Istomin mena à bien une dernière mission, qui avait déjà été programmée au printemps 1965 : cinq semaines en Union Soviétique et une semaine en Roumanie. Le voyage dans la Russie de ses ancêtres, où il put rencontrer la première femme de son père, fut un moment très particulier, au goût doux-amer. Il avait tout fait pour ne pas apparaître comme un pianiste russe, et risquer ainsi de se retrouver « récupéré » par les autorités soviétiques. Il avait refusé de jouer les concertos de Tchaïkovsky et de Rachmaninov, proposant à la place Beethoven et Brahms. Dans ses programmes de récital, il avait placé aux côtés de Haydn, Beethoven, Schubert et Chopin, la Sonate d’Igor Stravinsky, un compositeur russe certes, mais qui avait fui l’Union Soviétique…

Réduit à l’inactivité diplomatique, Istomin ne se découragea pas pour autant. Il insista tant qu’on lui donna le feu vert pour aller jouer au Vietnam en 1966. L’escalade de la guerre avait commencé l’année précédente, les effectifs des troupes américaines passant de vingt mille à près de deux cent mille hommes. A ce moment-là, Istomin, comme la quasi-totalité de la classe politique américaine et la grande majorité de la population, pensait que cette guerre était justifiée, en tout cas nécessaire. Suivant la théorie des dominos, initiée par Truman, il fallait absolument endiguer la poussée communiste au Sud Vietnam, si l’on ne voulait pas voir les pays voisins basculer à leur tour, un à un, dans le communisme. Bientôt, ce serait certainement toute l’Asie du Sud-Est qui basculerait dans le camp communiste.

Dean RuskCertains intellectuels américains commençaient à protester, plusieurs manifestations avaient eu lieu dans les grandes villes des Etats-Unis. Mais Istomin, lui, restait persuadé du bien-fondé de cette guerre et optimiste quant à son issue. Pour marquer son soutien, et rappeler la nécessité de gagner aussi sur le front de la culture et de la communication, il voulait donner des concerts et rencontrer des jeunes musiciens à Saïgon. Au Conservatoire de Saïgon, il avait alors côtoyé des étudiants et des professeurs qui parlaient français et jouaient les œuvres de Debussy, Fauré et Chabrier. Mais tout cela avait disparu. La ville était sans-dessus-dessous. Istomin ne put pas même donner un concert, les conditions de sécurité ne le permettaient pas. Barry Zorthian, le porte-parole du gouvernement américain au Sud-Vietnam lui suggéra alors de se rendre à Djakarta où il pourrait certainement être utile à la cause et à l’image de l’Amérique. Un avion fut affrété pour lui seul, afin de l’emmener de Saïgon à Djakarta, où il joua à la résidence de l’ambassadeur, Marshall Green. Il n’avait aucunement conscience de ce qui se tramait en Indonésie, le coup d’état fomenté par la CIA et l’assassinat programmé de cinq cent mille communistes indonésiens.

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Hubert Humphrey expliquant sa position sur le Vietnam au National Press Club

Ces deux expériences achevèrent de décourager Istomin de demander ou d’accepter de nouvelles missions semblables. Lorsqu’il sut ce qui se passait en Indonésie, il eut le sentiment de s’être fait manipuler par la CIA. Le coup d’état en Grèce de l’année suivante confirma que l’Amérique n’était plus le pays idéaliste de Roosevelt ou de Kennedy et que la CIA était devenue un état dans l’état, avec un formidable pouvoir de nuisance. Son sentiment sur le Vietnam avait également beaucoup évolué après sa visite. Devenu de plus en plus sceptique au fil des communiqués triomphalistes de l’armée, il faisait sienne la fameuse phrase de Johnson : « Je crois qu’il n’y aurait rien de pire que de perdre cette guerre, mais je ne vois aucun moyen de la gagner ». Lors de la campagne présidentielle de 1968, Istomin n’eut de cesse de recommander à son ami Hubert Humphrey de se démarquer de la politique de Johnson et de déclarer clairement sa volonté de parvenir rapidement à une paix négociée acceptable.

Dans les années qui suivirent, Istomin n’accepta que des projets ponctuels : en 1969 à Manille, l’inauguration du Centre Culturel (à une époque où Marcos n’était pas encore le dictateur infâme qu’il devint par la suite ; en 1976 à Lisbonne, à la Fondation Gulbenkian, dans un pays récemment libéré de la dictature.

Ce n’est qu’en 1979 qu’Istomin sollicita à nouveau le Département d’Etat. Les circonstances étaient exceptionnelles : la signature à Washington, le 26 mars, du traité de paix israélo-égyptien. Quelques semaines plus tard, Istomin devait donner des concerts à Jérusalem pour la célébration du trentième anniversaire de l’admission d’Israël à l’ONU. Il proposa de venir auparavant donner un récital et des master classes au Caire. L’événement eut un grand retentissement en Egypte et en Israël.    

Vaclav Havel

Vaclav Havel

L’ultime mission diplomatique d’Istomin fut sa participation au Forum Culturel de Budapest en 1985, qui réunit pendant dix jours les représentants des trente-cinq pays qui avaient signé les Accords d’Helsinki qui tentaient de mettre fin à la Guerre froide et de développer une coopération internationale plus constructive. Outre Istomin, la délégation américaine comprenait plusieurs célébrités du monde culturel américain : le dramaturge Edward Albee, l’architecte Peter Blake, la chorégraphe Trisha Brown ou le producteur de cinéma George Stevens. L’objectif du forum était d’évoquer les problèmes de la création, de la diffusion et de la coopération culturelle entre les états. Les débats furent assez constructifs dans un premier temps, mais ils s’achevèrent dans une atmosphère très conflictuelle, qui rappelait les grandes heures de la Guerre froide. Une conférence de presse commune devait clore le Forum. Finalement les délégations soviétique et américaine organisèrent chacun la leur. Kirichenko, le chef de la délégation soviétique accusa les  pays occidentaux d’avoir torpillé volontairement le communiqué final. Un autre responsable soviétique, Ivanov, accusa ensuite les Etats-Unis de génocide culturel et physique, de racisme et d’antisémitisme, et de négligence vis-à-vis d’un énorme problème d’illettrisme. Il ajoutait que l’Ouest faisait de la culture une marchandise commerciale et qu’il cherchait à introduire dans les pays communistes la pornographie, les perversités sexuelles et le chaos… La réponse de Walter Stoessel, le leader de la délégation américaine fut de rappeler la recommandation de Gorbatchev à la récente conférence de Genève : « Arrêtons de dire des bêtises les uns des autres ! ». Très attentif aux débats, Istomin avait tenté de convaincre, avec l’aide d’Edward Albee, la délégation communiste tchèque de lever l’interdiction de Catastrophe, la pièce que Beckett avait dédiée à Vaclav Havel lorsque celui-ci était en prison. En vain. Il repartit convaincu que, malgré quelques signes de libéralisation, l’orthodoxie communiste avait encore  de beaux jours devant elle.