OLYMPUS DIGITAL CAMERA

Lisa Mangor, Portrait d’une écolière

Istomin avait été très tôt sensible à la peinture, même s’il ne fut jamais tenté, comme son ami Kapell, de peindre ou de dessiner lui-même. Lisa Mangor, une amie de sa mère dans le milieu des émigrés russes, était une peintre figurative assez souvent exposée dans les galeries new-yorkaises au long des années 40 et 50. C’est elle qui l’initia à l’art en l’emmenant visiter des expositions, et qui contribua à lui donner l’idée de collectionner. Il lui acheta plusieurs tableaux (La danseuse, et deux Bouquets de fleurs : couleurs vives dans un vase jaune ; dans un vase vert) qu’il garda toute sa vie. C’est sur son conseil qu’il acquit sa première œuvre d’importance, un dessin de Paul Klee.
A l’automne 1945, Frieda Busch, l’épouse d’Adolf, qui avait une affection très maternelle pour Istomin, le mit en contact avec Justin et Kate Tannhauser. Ces grands galeristes et marchands d’art avaient émigré aux Etats-Unis. Justin Tannhauser éprouva tout de suite beaucoup de sympathie pour ce jeune pianiste si ouvert à tous les arts. Il poursuivit son éducation artistique, l’accueillant chez lui et lui montrant son exceptionnelle collection personnelle, dont il devait léguer une grande partie au Musée Guggenheim en 1963. Il lui offrit une gravure de Picasso. Istomin était tombé amoureux d’une gouache de Picasso, pour laquelle il lui proposa un prix très favorable et un paiement en plusieurs fois. Istomin dut revendre son dessin de Klee et eut toutes les peines du monde à tenir son engagement financier, Tannhauser acceptant gentiment de repousser l’échéance.

Justin Thannhauser dans les années 40

Justin Thannhauser dans les années 40

Ce premier achat est tout à fait caractéristique de l’attitude d’Istomin. Il aimait une œuvre, il l’achetait, s’il pouvait ! C’était aussi simple que cela. L’idée de spéculation (j’achète car cela prendra de la valeur) lui était absolument étrangère. Il arrivait qu’il s’enflamme et se lance dans des dépenses inconsidérées, acceptant un prix excessif pour une œuvre qui lui plaisait beaucoup. Lorsqu’il avait acheté une œuvre, c’est lui qui choisissait l’emplacement dans la maison. Il ne montrait et ne commentait rien si les gens ne remarquaient pas. S’ils marquaient leur intérêt, il devenait intarissable pour expliquer et commenter chaque tableau. Il savait tout de chaque peintre dont il avait acheté une œuvre, achetant souvent plusieurs livres pour avoir un regard sur l’ensemble de son œuvre et posséder toutes les clefs pour la comprendre.

Rembrandt, Trois têtes de femme, l’une endormie

Rembrandt, Trois têtes de femme, l’une endormie

Sa collection comportait assez peu d’œuvres classiques et romantiques. Pour ces époques, ses pièces les plus marquantes étaient une petite gravure de Rembrandt datée de 1637, Trois têtes de femme, l’une endormie, une aquarelle de Turner, Le Pont de Brighton, qui lui avait été offerte par les Busch, et un dessin de Delacroix, une étude de visage. Il avait aussi un portrait dessiné de Beethoven par Edward Burne-Jones.

Avigdor Arikha, autoportrait

Avigdor Arikha, autoportrait

En revanche, Istomin s’intéressait beaucoup à l’art contemporain. Il appréciait le contact avec les artistes, en tout premier lieu avec Avigdor Arikha, qui fut l’un de ses plus proches amis pendant près de quarante années. Arikha, qui reconnaissait qu’Istomin avait un « bon œil », contribua à affiner son regard et à élargir sa culture, au fil de visites de galeries et de longues discussions. Il le conseilla parfois dans ses acquisitions. Istomin possédait près d’une quarantaine d’œuvres d’Arikha, quelques peintures de sa période abstraite, deux aquarelles et surtout, bien sûr, des dessins (des portraits d’Istomin, d’Anna Arikha, de Casals, de Marta, de Beckett, de Jean-Bernard Pommier ; des autoportraits ; des natures mortes ; des paysages). Une grande partie était des achats, mais la plupart des dessins d’Istomin au piano étaient des cadeaux de l’artiste.

Norris Embry,  Femme et fleurs

Norris Embry, Femme et fleurs

En 1946, Istomin fit la connaissance de Norris Embry lors de son séjour estival à Martha’s Vineyard avec Shirley Gabis. Il fut séduit par l’intelligence brillante et la vaste culture, littéraire notamment, du jeune peintre. Ils partageaient une même admiration pour Ezra Pound et se lançaient dans de grandes discussions philosophiques et religieuses. Peu après, Norris Embry, qui était déjà sujet à des crises de schizophrénie, partit découvrir l’Europe et y chercher l’inspiration. A l’été 1948, Embry se trouvait à Florence avec celui qu’il s’était choisi pour maître, Oskar Kokoschka. Lorsqu’Istomin et ses compagnons de voyage vinrent visiter la ville, Embry fut pour eux un merveilleux guide. Par la suite, les relations s’espacèrent d’autant qu’Embry mena longtemps une vie errante et dut se faire hospitaliser. Au début des années 60, Istomin lui acheta quatre toiles : Horse, huile sur papier et aquarelle ; Abstract Composition – 1962, huile sur papier ; Figures-women 1959 ; Actor, une gouache non datée.

Eugene Istomin fut également lié à un autre peintre expressionniste abstrait, au modernisme encore plus radical, Barnett Newman (1905-1970). Newman dut attendre la toute fin de sa vie pour être enfin reconnu comme un grand artiste et voir sa cote s’envoler vers des sommes vertigineuses, alors qu’il avait vécu dans la pauvreté jusqu’à l’âge de soixante ans. Istomin aimait moins l’artiste (il n’acquit qu’une lithographie) que l’homme. Newman était, tout comme son épouse, passionné de musique et avait joué du piano dans sa jeunesse. Surtout c’était un idéaliste, qui refusait de faire des concessions et combattait les injustices, quelles qu’elles soient. Ayant longtemps enseigné dans les établissements scolaires, il militait pour le développement de l’éducation et défendait l’idée que l’art et les artistes devraient occuper une place plus importante dans la société. Istomin partageait ces convictions et admirait son immense culture artistique et littéraire (Newman avait été invité à Paris en 1968 pour donner une conférence sur Baudelaire !). Lorsqu’Istomin travaillait la grande Sonate en ré majeur de Schubert et hésitait encore à la présenter au public, il eut envie de la tester auprès d’un public d’amis choisis pour leur sensibilité musicale. Il la joua à Barnett Newman et à son épouse, et leur réaction enthousiaste le conforta grandement.

Richard Diebenkorn, Ocean Park No. 68, 1974

Richard Diebenkorn, Ocean Park No. 68, 1974

Autre peintre contemporain auquel Istomin fut lié, Richard Diebenkorn avait fait le chemin inverse d’Arikha à peu près à la même époque. Diebenkorn avait été à ses débuts un des plus remarquables représentants de l’école expressionniste abstraite, très en vogue sur la Côte Ouest. Grand admirateur de Hopper, il était revenu au figuratif au milieu des années 50, avec un égal succès. Puis, la découverte de certains grands tableaux de Matisse, en particulier Fenêtre à Collioure, l’amena à repasser à l’abstraction en 1966, cette fois une abstraction lyrique très éloignée de l’abstraction expressionniste de ses débuts. Diebenkorn se lança dans une série intitulée Ocean Park, quelque cent-quarante peintures et plusieurs centaines d’œuvres sur papier, exécutées au long de plus de vingt années. Istomin avait été fasciné par ce cheminement, par ces remises en cause successives et cette volonté d’aller au bout de ses démarches. Il acheta deux œuvres en 1977 et 1982, dont une de la série Ocean Park (charbon et gouache) et Diebenkorn lui offrit deux gravures. Voulant tout savoir et comprendre de la démarche du peintre, il avait réuni dans sa bibliothèque pas moins de treize catalogues d’exposition (entre 1980 et 2000) et de cinq livres ! Diebenkorn avait gentiment dédicacé à Eugene et Marta Istomin l’ouvrage de Richard Newlin intitulé Richard Diebenkorn : Œuvres sur papier ainsi que le grand poster annonçant une exposition de ses peintures à l’occasion du dixième anniversaire du Kennedy Center.

Joseph Zaritsky, Sans titre

Joseph Zaritsky, Sans titre

C’est en 1961, lors de sa participation au premier Festival d’Israël qu’Istomin fit la connaissance de Joseph Zaritsky, un peintre né en Ukraine en 1891 qui avait émigré en Palestine dès 1923. Il suivit régulièrement son travail. Zaritsky s’inspirait des paysages d’Israël, en donnant une vision de plus en plus abstraite au fil des années. Il reçut en 1964 une aquarelle de Zaritsky en remerciement de sa participation au Festival de l’année précédente. En 1970, il acheta à Zaritsky une peinture à l’huile de grand format, qu’il ramena en Amérique avec ses bagages, non sans mal ! Il possédait aussi une lithographie et une aquarelle que Zaritsky lui avait dédiée.
Pour être exhaustif sur la place de l’art contemporain dans la collection de Eugene Istomin, il faut également mentionner quelques autres œuvres : un dessin de David Hockny (Portrait de J.B. Priestley) ; une aquarelle de John Anderson ; un dessin de Leonor Fini, Le réveil ; une étude d’Irving Petlin pour Les Hommes sans repos ; un dessin à l’encre de Jane Wilson intitulé La Chaise de Eugene, cadeau de l’artiste.

Picasso, La Danse 1905

Picasso, La Danse 1905

Cependant, les œuvres les plus chères au cœur d’Istomin appartenaient à la première moitié du Vingtième Siècle. L’artiste le mieux représenté est Pablo Picasso avec pas moins de sept œuvres : une gouache de 1959, Scène de corrida ; une aquarelle, Femme au bras levé ; une étude pour le fameux tableau Trois femmes de 1908, qui avait appartenu à Apollinaire ; deux gravures (La Danse de 1905 ; Les Pauvres, de 1905 de la Suite des saltimbanques éditée par Ambroise Vollard) ; une lithographie de 1924, Femme assise ; une étude au charbon et au crayon pour Trois Guitares. A l’image de la passion que lui vouait Istomin, Picasso est également, de loin, le plus présent dans sa bibliothèque, quatre-vingt-neuf ouvrages, parmi lesquels des recueils très précieux de lithographies originales.

Giacometti, Portrait d’Igor Stravinsky

Giacometti, Portrait d’Igor Stravinsky

Matisse et Giacometti étaient presque aussi importants que Picasso dans le panthéon artistique d’Istomin. Il avait acquis deux dessins importants de Matisse, Jeune femme (femme assise) et une Etude pour Tabac Royal. Il avait aussi réuni quelque vingt-trois livres pour pénétrer l’ensemble de l’œuvre de Matisse. Quant à ses deux dessins de Giacometti (Intérieur à Stampa 1955 et Portrait d’Igor Stravinsky 1957), ils faisaient partie des œuvres qu’il chérissait le plus. Il était très touché que Stravinsky, qui avait pu voir l’exposition Giacometti présentée par le Musée Guggenheim en 1955, ait tenu, deux ans après, à rencontrer Giacometti à Paris lors de la création d’Agon à l’Opéra de Paris. Stravinsky accepta de poser pour Giacometti qui réalisa une vingtaine de dessins, dans des attitudes et des perspectives très variées. Istomin aurait tant aimé assister à ces séances qui réunissaient deux des artistes qu’il admirait le plus au monde ! L’un des dessins servit pour la pochette du premier enregistrement discographique d’Agon.

Soutine, Deux faisans

Soutine, Deux faisans

Le reste de sa collection comprenait des œuvres isolées, qui l’avaient séduit au fil de ses visites dans les galeries du monde entier. Il y avait des lithographies de Maillol (Nu féminin vu de dos), de Braque (La Théière), d’André Masson (Portrait 1938), de Renoir (L’enfant au biscuit), de Miro et de Jacques Villon. Istomin tenait beaucoup à trois dessins au crayon : Musicienne de Cocteau (dédicacé à Carole Weisweler), Le Jour (nature morte avec bouteille, verre, assiette et journal) de Juan Gris, et Les Instruments de musique (daté de 1925) de Fernand Léger. Et pour finir l’inventaire des quelque cent œuvres de sa collection, il reste une toile de Soutine, peinte en 1919, Paire de faisans, et une unique sculpture, un bronze de Jacques Lipchitz (Figure, 1915).

Par ailleurs, la bibliothèque d’Istomin était exceptionnellement riche en livres d’art, près de deux mille couvrant toute l’histoire, de l’antiquité grecque à la période contemporaine. Les peintres présents dans sa collection y occupaient une place importante, mais on y trouvait aussi des ouvrages sur les artistes importants de toutes les époques ainsi que de nombreux essais d’esthétique (dont l’intégrale des écrits sur l’art d’André Malraux, dédicacés par l’auteur !).

Istomin avait besoin de la présence physique de ses tableaux et, puisque sa fortune ne lui permettait pas d’acquérir les œuvres les plus chères, sa bibliothèque lui servait de musée. Longtemps ses voyages lui avaient permis de découvrir les musées du monde entier, en particulier à Paris, à Londres et en Italie. Cependant, plus les années passaient et moins il supportait la foule. Il venait le matin de bonne heure et ne voyait, intensément, que quelques salles. S’il y avait trop de monde, il partait, quel que soit l’intérêt du musée ou de l’exposition. Bientôt, il renonça à se rendre dans les grands musées, sauf lorsqu’il souhaitait faire découvrir à Marta certains tableaux, et il se satisfaisait de ses livres.

En dehors des Beaux-Arts, Eugene Istomin se passionnait aussi pour les civilisations grecque et chinoise. Il s’était procuré de nombreux livres et quelques vases ou objets qu’il conservait précieusement.

Picasso, Etude pour Trois femmes (1908)

Picasso, Etude pour Trois femmes (1908)