Les souvenirs d’Avigdor Arikha

Avigdor Arikha, autoportrait

Avigdor Arikha, autoportrait

« J’ai rencontré Eugene Istomin pour la première fois en mars 1965, chez la Baronne Alix de Rothshild, qui était alors mon mécène. Elle présidait Youth Aliya, une association qui aidait l’immigration de jeunes juifs en Israël. Eugene avait accepté de donner un récital au bénéfice de l’association, et nous nous sommes retrouvés ensuite chez elle, dans son Château de Reux en Normandie. Depuis ce jour, Eugene et moi sommes restés des amis très proches, jusqu’à sa mort.

Dès cette première rencontre, il a tenu à ce que je lui raconte toute mon histoire, qui l’a beaucoup touché. Lorsque j’avais douze ans, en 1941, j’avais été déporté avec ma famille dans un camp de concentration en Ukraine, où nous travaillions dans une fonderie qui fabriquait des munitions pour l’armée allemande. Il y avait une vingtaine d’Ukrainiens et huit cents déportés. J’avais commencé à dessiner dès l’âge de neuf ans, et j’avais continué dans le camp, autant que je pouvais. Un déporté avait réuni une trentaine de mes dessins dans une reliure de fortune, que je cachais. Un jour, un surveillant la trouva. D’abord furieux, il regarda les dessins et se radoucit. Il me dit : ‘Mon enfant, tu joues avec le feu !’. Il détruisit treize dessins sur les trente, ceux qui montraient les atrocités du camp de façon trop explicite. Il garda les dix-sept autres et promit de les montrer à la commission de la Croix Rouge qui devait venir quelques jours plus tard. Le 6 mars 1943, un vendredi, je fus libéré avec ma sœur et envoyé en Palestine avec un petit groupe d’enfants. En 1948, j’ai participé à la Guerre d’indépendance d’Israël pendant laquelle j’ai été blessé. L’année suivante, je suis venu à Paris pour étudier aux Beaux-Arts, et suivre aussi des cours de philosophie à la Sorbonne. J’avais vingt ans.

1965, l’année où j’ai rencontré Eugene, fut pour moi une année cruciale. J’avais décidé de tourner le dos à la peinture abstraite alors que je commençais à connaître le succès. Je voulais désormais dessiner et peindre seulement d’après la vie. Ce n’était pas un rejet de l’abstraction, mais un appel irrésistible vers quelque chose qui me semblait essentiel. »

L’art d’Avigdor Arikha

Autoportrait plus tardif

Le critique Marco Livingstone définissait ainsi la recherche d’Arikha : « Il insiste pour dire que seul ce qui peut être noté à partir de l’observation directe est vrai, et que cela doit être peint alla prima ou dessiné en une seule session…. Il nous dit que nous pouvons faire confiance seulement au lieu et à l’instant. Le passé, à son avis, est sujet à toutes sortes de réinterprétations, et le futur est juste une affaire de spéculation. Cela signifie que peindre ou dessiner devient un art de l’instant, comme danser ou jouer du piano. Des critiques ont qualifiés d’expressionnistes des peintres abstraits comme Kline et Pollock, des artistes ‘gestuels’ dont la peinture est ‘action’. Arikha combinait l’immédiateté avec le plus scrupuleuse recherche de la vérité. C’était un très grand défi, qui allait à contre-courant de la mode. »

Un tel défi ne pouvait que séduire Eugene Istomin, lui-même toujours en quête d’idéal inaccessible. Istomin était également très impressionné par l’érudition d’Arikha, qui était un spécialiste mondialement reconnu de Poussin et d’Ingres et qui connaissait parfaitement toutes les époques de l’histoire de l’art.

Une amitié ininterrompue

Eugene Istomin, dessin d’Arikha

Eugene Istomin, dessin d’Arikha

La première exposition d’Arikha aux Etats-Unis eut lieu en 1972 à la Marlborough Gallery, et fut suivie de beaucoup d’autres. Il venait fréquemment pour donner des conférences dans les universités ou dans les grands musées américains. Chaque fois qu’il le pouvait, Arikha venait habiter chez Istomin, et ils passaient des nuits entières à parler, à faire et à écouter de la musique, à manger et à boire… De son côté Istomin ne manquait pas de rendre visite à Arikha chaque fois qu’il jouait en France ou faisait étape à Paris.

Leur amitié s’était construite sur une grande estime réciproque en tant qu’artistes et en tant qu’êtres humains. Ce qui frappait le plus Arikha, c’était la générosité d’Istomin, l’attention qu’il portait aux autres, quels qu’ils soient, et son sens de l’autodérision. Leurs discussions pouvaient être très passionnées, presque tendues parfois. Il y était question d’art et de musique, bien sûr, mais aussi de politique et, très souvent, de littérature.

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Arikha 2

Affiche de concert signée Arikha

« J’accompagnais Eugene de temps à autre dans les galeries ou chez des marchands. Je l’ai conseillé pour certains achats : un dessin de Matisse, une peinture de Soutine, un dessin au crayon de Juan Gris, un autre de Fernand Léger (Instruments de musique !)… Mais le plus souvent, il décidait seul. Pour un non-professionnel, il avait un bon œil. Il arrivait qu’il s’enthousiasme et se lance dans des dépenses inconsidérées ! Je me souviens d’avoir vu arriver un jour Eugene en pleine effervescence : il venait de trouver, Quai Saint-Michel, une lithographie extraordinaire d’Ibsen au Café du Grand Hôtel d’Oslo. C’était une épreuve sur Japon dont le prix était assurément excessif, mais qui l’avait séduit. »

« Un soir, lorsque Anne, mon épouse, pleurait en lisant ses poèmes, Eugene lui en fit gentiment le reproche : ‘C’est au public de pleurer, pas à l’artiste !’ Lui-même, au clavier, respectait cette règle. L’émotion ne devait venir que de la musique, pas des mimiques du pianiste. »

« Eugene avait voulu, sans me le dire, faire paraître un livre sur moi chez Jovanovitch, et il avait demandé un texte à Samuel Beckett, qui était depuis toujours mon ami, et qui était devenu aussi le sien. Mais les difficultés financières de HBJ n’ont pas permis que le projet se réalise. »

« J’ai beaucoup de grands souvenirs musicaux de lui, seul ou avec Stern et Rose. J’avais le sentiment qu’il était l’âme et l’essence du trio, sa conscience musicale. Aujourd’hui, si je devais en mentionner un, ce serait le dernier : à Evian, en 1997, le Concerto n° 21 de Mozart avec l’Orchestre de Chambre Franz Liszt. J’étais à côté de Jean-Pierre Rampal, qui pleurait en l’écoutant… »

(Propos recueillis par Bernard Meillat en 2006)

Istomin lui servit souvent de modèle. Il possédait dans sa collection trente neuf dessins d’Avigdor Arikha, pour partie achetés, pour partie donnés. Parmi eux, plusieurs portraits de lui-même, de sa mère, de Marta, de Jean-Bernard Pommier, de Samuel Beckett, d’Anne Arikha, et plusieurs autoportraits.

Musique

Mozart. Concerto n° 21 en ut majeur K. 467, deuxième mouvement. Eugene Istomin, Nouvel Orchestre Philharmonique, Emmanuel Krivine. 29 juin 1977.