‘’J’ai donné plus de trois mille concerts, et il n’y en a pas eu un où je n’aie pas souffert du trac. Tous les grands artistes ont le trac. Casals en a souffert toute sa vie ! Je me souviens du premier concert du Festival de Prades en 1950. Quand il s’est assis pour jouer la Première Suite pour violoncelle seul de Bach, je pouvais voir sa jambe trembler !’’

En septembre 1979, Earl Lane, un éminent journaliste scientifique qui travaillait pour Newsday, publia une enquête intitulée « Le trac : la malédiction de l’artiste », et consacrée plus particulièrement aux musiciens. Il avait notamment interrogé Eleanor Steber, Isaac Stern, Charles Rosen, et Eugene Istomin. Rosen y rappelait que la mise en scène du concert avait été établie au 19ème siècle et qu’elle n’avait guère évolué pendant le siècle suivant. L’artiste devait jouer par cœur, être placé dans une lumière violente, supporter une chaleur étouffante. Il devait aussi porter un costume de cérémonie qui le laissait à peine respirer, le faisait transpirer et le gênait dans ses mouvements. Rosen suggérait qu’une tenue de tennisman serait beaucoup mieux adaptée pour les pianistes !

La découverte du trac

Stern affirmait que seuls les enfants (et les inconscients) n’ont pas le trac. Istomin se souvenait qu’il avait joué pour Rachmaninov lorsqu’il avait sept ans, et qu’il n’avait même pas eu le trac. Dix ans plus tard, il aurait été paralysé !

Istomin estimait que le trac était en quelque sorte la perte de l’innocence et de la grâce : ‘’Ce n’est que quand il y a la perspective d’une éventuelle désapprobation ou d’une défaillance que le trac apparaît.’’ Il se souvenait de la première fois où il l’avait éprouvé, c’était à l’âge de neuf ans. Il avait déjà joué en public auparavant mais, lors d’une audition, il avait eu la sensation qu’il était testé, jugé : ‘’Je ne comprenais pas réellement ce qui se passait mais pour la première fois je me suis demandé : ‘Est-ce que tu sais la musique ?’’’ Dans ce même après-midi, une petite fille jouait la Fantaisie-Impromptu de Chopin. Tout alla bien jusqu’aux dernières mesures. Là, elle se perdit et ne put trouver son chemin jusqu’à l’accord final. Ce fut une expérience très perturbante pour Istomin.

Le traumatisme de ses débuts à New York

Un autre traumatisme allait jouer un rôle important, celui de son premier concert avec l’Orchestre Philharmonique de New York. Quelques jours plus tôt, ses débuts à Philadelphie s’étaient bien passés, mais à New York ce fut une tout autre affaire. C’était très impressionnant pour un tout jeune pianiste de jouer à Carnegie Hall, d’autant que le concert était diffusé en direct dans toute l’Amérique. Un trac immense s’était emparé d’Istomin, et le coup de grâce lui fut donné lorsqu’il s’assit au clavier et découvrit que ce n’était pas le piano qu’il avait choisi. Celui qui lui avait été attribué avait une mécanique plus difficile et surtout un clavier très lisse sur lequel les doigts n’accrochaient pas bien. Bien longtemps après, Istomin se demandait comment il avait pu aller au bout du premier mouvement ! Ce fut seulement dans le troisième mouvement, l’andante, qu’il réussit à reprendre pied. Cependant, l’accueil du public fut enthousiaste (cinq rappels, mais il n’osa pas jouer de bis) et la critique se montra bienveillante. L’après-concert fut un tourbillon d’émotions contradictoires : les compliments de Busch et de Huberman, le jugement sévère de Serkin. Ainsi qu’en témoigne l’enregistrement conservé sur des acétates, il avait bien joué dans l’ensemble, et souvent magnifiquement, mais il avait eu conscience de ne pas avoir été à la hauteur de ce que lui-même et d’autres (Leonard Bernstein par exemple) attendaient. Et surtout, il avait ressenti un profond malaise, un gouffre qui s’ouvrait devant le public et les micros, le vertige d’une perte de contrôle de lui-même.

Le trac s’était installé au cœur de son existence et il ne réussit jamais à s’en débarrasser. Les cinq premières années de sa carrière l’avaient mené au sommet mais il ne se sentait pas heureux. Il y avait une crise d’identité. C’était en même temps la sortie de l’adolescence et l’entrée dans la carrière, dans un monde assez hostile (les managers, les critiques !) où il se sentait en permanence jugé. Même si le succès était là, il y avait un sentiment de frustration, d’impossibilité de donner en concert le meilleur de lui-même. Il était au bord de l’épuisement et dans un état dépressif.

 Istomin décida alors de s’octroyer un congé sabbatique de six mois au printemps et à l’été 1948 (le seul de toute sa carrière !) et de partir pour la France. A la suite d’Hemingway, de Fitzgerald, et de tant de musiciens venus étudier avec Nadia Boulanger, il avait envie de découvrir la France. Il en connaissait la langue sans l’avoir jamais réellement parlée. Il voulait surtout prendre de la distance, s’évader, s’étourdir de nouvelles découvertes. Il espérait ainsi trouver un sens à sa vie de pianiste, jusque-là envahie par le trac et l’obsession de la perfection, qui ne le rendait pas heureux.

Comment lutter contre le trac ? Psychanalyse

En rentrant à New York, il n’y voyait pas beaucoup plus clair. Mrs Leventritt, grande protectrice des musiciens, s’inquiéta de voir ce jeune pianiste si talentueux dans un tel état. Elle lui suggéra une psychanalyse, l’assurant que cela lui serait certainement profitable et l’aiderait à surmonter son trac. La psychanalyse était alors très en vogue chez les artistes et les intellectuels américains, et spécialement les musiciens. La situation d’Istomin rendait l’idée parfaitement cohérente. On pouvait penser que certains éléments de son enfance jouaient un rôle important dans cette obsession: l’hyper protection de la mère et de la tante,  l’extrême valorisation d’un enfant unique élevé loin des autres enfants, une tendance très tôt développée à s’évader dans des mondes imaginaires. Pour Istomin, l’entrée spectaculaire et brutale dans la carrière de pianiste était un véritable choc, avec l’impression d’être jeté en pâture au public et à la critique. Cela avait réveillé la pudeur qu’il avait ressentie très tôt en côtoyant les danseuses nues dans les coulisses du cabaret de ses parents ou en refusant de se baigner nu dans la piscine du jardin d’enfants. Istomin disait souvent d’un concert que c’était se montrer tout nu sur scène. Il avait horreur des pianistes qui donnaient à voir les émotions sur leur visage et dans leur attitude. Elles devaient naître seulement de la musique ! Il avait à la fois le désir et la crainte du succès, forcément superficiel. En tout cas, il ne voulait faire aucune concession pour le favoriser, que ce soit dans le choix de son répertoire ou par son attitude sur scène (il était rarissime qu’il acceptât de donner plus de deux bis). Il pensait que son trac venait en bonne partie de son sentiment de responsabilité, à la fois par rapport au compositeur, dont il devait interpréter l’œuvre le plus fidèlement possible, et par rapport aux dons qu’il avait reçus, car il avait l’obligation morale de les utiliser de son mieux.

Le conseil de Mrs Leventritt semblait donc judicieux. Istomin, d’abord réticent, l’accepta, et il commença une analyse avec le Docteur Bychowski, un psychiatre qui avait étudié avec Freud lui-même et avait traduit en polonais son Introduction à la psychanalyse. Gustav Bychowski était un grand intellectuel à la curiosité insatiable, écrivant d’innombrables livres et articles, aussi bien sur les relations de Proust avec sa mère que sur les dictateurs et leurs disciples. Il s’était écarté de l’orthodoxie freudienne, et l’analyse n’en fut pas vraiment une ! Il fit de son patient un ami, ne lui demandant pas d’argent, l’invitant à dîner, parfois avec d’autres patients tel le chef d’orchestre Erich Leinsdorf. Bychowki ne croyait plus vraiment à la nécessité du « transfert » et se servait plutôt de la psychanalyse comme d’un moyen de connaissance de l’être humain. A défaut de guérir Istomin de son trac, cette relation amicale lui permit d’être plus lucide envers lui-même, de mieux assumer son trac, de prendre conscience qu’il lui faudrait vivre avec jusqu’à la fin de sa carrière. Donner des concerts était sa mission, et c’était le prix à payer.

Istomin apprécia suffisamment cette expérience pour conseiller à son ami William Kapell d’aller à son tour consulter le docteur Bychowsky. A la surprise d’Istomin, il accepta et se montra satisfait des premières consultations, peu avant son tragique accident d’avion.

Les manifestations du trac et les moyens de s’en défendre

Pour Istomin, une des premières manifestations du trac, et des plus préoccupantes, était la moiteur des mains, avec le risque pour les doigts de glisser. Quand il jouait un piano avec un clavier en ivoire, le problème était moins grave que lorsque les touches étaient en plastique. Il frottait parfois les touches en plastique avec de la paille de fer pour les rendre moins lisses, ce qui lui valut quelques véhémentes protestations de la part de Steinway !

La nervosité, la poussée de l’adrénaline pouvaient aussi perturber le jeu et provoquer des fausses notes. Le trac, qui avait probablement touché les musiciens de toutes les époques était devenu bien plus intense avec l’apparition du microsillon. Les gens attendaient la même perfection que sur un disque, et les fausses notes devenaient inacceptables. Les musiciens se sentaient donc obligés de donner la priorité au contrôle plutôt qu’à l’inspiration. Istomin le regrettait infiniment mais reconnaissait qu’il en était victime, comme l’immense majorité de ses collègues.

Dans le trac, il y a aussi la peur du trou de mémoire. Istomin n’en parlait guère et il semble qu’il n’en ait jamais connu de notables mais l’éventualité devait rester présente dans son subconscient.

Pour atténuer les conséquences fâcheuses du trac (éventuellement compliquées par des problèmes liés à un instrument rétif, des lumières mal réglées ou une acoustique défavorable), Istomin comptait en premier lieu sur le travail de répétition des passages difficiles, parfois très lentement. Il souhaitait créer une sorte d’automatisme technique, de conditionnement de ses réflexes, qui lui apporterait de la sécurité et lui permettrait de laisser libre cours à l’inspiration. La limitation de son répertoire, en concerto et, plus encore, en récital, répondait à la même préoccupation. Même en musique de chambre, il n’était pas question de jouer une œuvre qui ne serait pas parfaitement préparée.

Un autre moyen d’atténuer le trac était pour Istomin de s’arrêter le moins possible de donner des concerts. Du milieu des années 50 au début des années 80, ses saisons dépassaient presque toujours cent concerts et parfois cent vingt. Chaque fois qu’il reprenait après une période d’inactivité, le trac lui semblait renaître avec davantage d’intensité !

Le trac et l’esprit de compétition

Earl Lane avait laissé la conclusion de son article à Eugene Istomin qui expliquait qu’une grande part de l’angoisse liée au trac résultait probablement de l’esprit de compétition qui régnait dans le monde musical : « Il m’a fallu beaucoup d’années pour prendre conscience que ce qui me dérangeait, ce qui me déplaisait profondément, c’est d’être mis dans une situation où on me compare aux autres. La musique est censée être un acte d’amour. Mais ce que l’on me disait c’est ‘Allez-y et faites l’amour, mais nous vous dirons ensuite de quelle catégorie d’amoureux vous faites partie.’’

Istomin said that much of the real anxiety ascribed to stage fright probably results from the competitiveness in the world of classical music. “It took me most of my career to come to that realization,” Istomin said .”What bothered me, and what I resented, was being put into a situation where I’d be compared to others. Music is supposed to be an act of love. But what they were telling me was, ‘Go ahead and love, but we’ll tell you how you fit into the category of lovers.’”

Pourtant, quand les conditions sont défavorables, sentiment de lutte et se surpasse davantage que quand dans le confort !