En 1985, l’Université du Maryland proposa à Eugene Istomin de prendre la direction de son Festival International de Piano, créé quinze ans plus tôt. Ce festival comprenait un concours or Istomin avait toujours été très réticent vis-à-vis des compétitions musicales, n’acceptant que très rarement de faire partie d’un jury (en dehors du Leventritt, il n’y eut guère que le Concours Arthur Rubinstein, le Reine Elisabeth et le Concours de Santander, une seule fois chacun).

William Kapell

William Kapell

Cependant, à l’approche de son soixantième anniversaire, et bien que très occupé par sa carrière et par son travail pour HBJ, il avait le souci de participer à la transmission aux jeunes générations et il venait de passer deux étés à Marlboro. Encouragé par Marta, Istomin accepta à condition que le projet soit vraiment ambitieux, tant pour le concours que pour l’ensemble du festival : concerts, master-classes, conférences, rencontres et échanges multiples. Il savait l’importance du travail auquel il s’engageait et il s’y investit complètement, tant dans le domaine artistique que pour l’organisation ou le sponsoring.

Une de ses premières idées fut de donner au Concours le nom de William Kapell, déclarant : « Il n’y a jamais eu, et il n’y aura jamais de meilleur modèle pour les jeunes pianistes brillants et talentueux que William Kapell. » Dès la première édition, en 1986, il put réunir un jury d’un niveau exceptionnel : les pianistes Adrian Aeschbacher, Emanuel Ax, Peter Feuchtwanger, Gary Graffman, Anna-Lou Kapell, Anton Kuerti, Seymour Lipkin, Rafael Orozco, Jean-Bernard Pommier, James Tocco, Alexandre Toradze, Blanca Uribe et Lory Wallfisch, le compositeur George Perle, le chef d’orchestre Julius Rudel et le musicologue et journaliste Paul Hume. L’année suivante, s’y ajoutèrent plusieurs concertistes de grand renom comme Paul Badura-Skoda, John Browning, Bruno Canino, Shura Cherkassky, Yuri Egorov, Joseph Kalichstein, Nikita Magaloff, Ivan Moravec, ainsi que le compositeur Ned Rorem.

Grâce à Marta et à Rostropovitch, Istomin avait obtenu que la finale se déroule au Kennedy Center avec l’Orchestre Symphonique National sous la direction d’un chef de premier plan, Julius Rudel en 1986, Stanislas Skrowaczewski (qui remplaça in extremis Sixten Ehrling, malade) en 1987. Les prix étant déjà d’un montant élevé (15 000 $ pour le premier), il s’attacha surtout à les accompagner d’engagements importants : notamment un récital à Carnegie Hall (avec le soutien d’un riche promoteur immobilier, Sam Lefrak) et un concert avec l’Orchestre de Philadelphie.

George Perle au piano

George Perle au piano

Istomin, qui se reprochait de ne pas s’être assez consacré à la musique contemporaine, insista pour qu’elle soit très présente dans le concours et dans le festival, en particulier avec des compositeurs américains. George Perle et Ned Rorem furent les invités d’honneur de ces deux sessions. Non seulement ils reçurent commande d’une pièce imposée pour les candidats et participèrent au jury, à des débats et à des conférences, mais plusieurs de leurs œuvres furent jouées dans le festival. Istomin s’adressa également à Henri Dutilleux qui composa un prélude, Le jeu des contraires, qui fut créé lors de l’édition 1988.

Les pianistes présents pour le jury donnaient également des master-classes et des récitals. C’est ainsi qu’en 1987 Paul Badura-Skoda, John Browning, Shura Cherkassky, Nikita Magaloff, Ivan Moravec, de même que le Trio Trio Lee Luvisi-James Buswell-Leslie Parnas se produisirent dans le cadre du festival.

1987 Photo with Pommier and Rorem

Istomin, Pommier et Rorem lors de l’édition 1987

Eugene Istomin était très fier de son projet et de sa réalisation. Dans une interview accordée en juillet 1987 à Joseph McLellan, du Washington Post, il déclara avec fierté : “ Il n’existe pas d’autres festivals au monde comme celui-ci… C’est une rencontre où des concertistes et des pédagogues de premier ordre échangent des idées et parlent du piano avec des étudiants confirmés et avec d’autres artistes. » Istomin avait veillé à faire venir des artistes de pays et d’horizons musicaux très variés pour rendre les débats et les échanges plus vivants. Les facteurs de piano, ou même de pianoforte, et les éditeurs étaient également invités, en tant qu’acteurs essentiels de la vie des musiciens. Istomin avait aussi fait venir un médecin spécialiste de la main qui présentait aux jeunes pianistes les risques de blessure qu’ils encouraient et les précautions qu’ils devaient prendre pour les éviter.

Arthur Greene, lauréat 1986

Arthur Greene, lauréat 1986

Au niveau des médias, Istomin avait réussi à mobiliser les médias de la capitale. Dans le Washingtonian de juillet 1986, il avait rappelé avec force qu’il était devenu de plus en plus difficile de jouer du piano en public car les gens s’étaient habitués à la perfection artificielle des enregistrements discographiques et souhaitaient la retrouver en concert. Le festival et le concours étaient l’occasion de rappeler que ce que la musique vivante n’était pas quelque chose d’impersonnel et d’aseptisé, qu’il fallait de la spontanéité et de la prise de risques.

Dans une interview au Sun publiée le 12 juillet 1987, il prit à témoin le journaliste Stephen Wigler: « Jeune homme, il n’y a rien de plus dur que d’entrer seul en scène à 20h30 pour jouer du piano ! » Wigler nota également la promesse d’Istomin de « mener le Concours Kapell au même niveau d’excellence et de notoriété que les concours Tchaikovsky à Moscou, Chopin à Varsovie et Leeds en Angleterre ». Rappelant que Rome ne s’était pas construite en un jour, le journaliste constatait que déjà, en l’espace de deux ans, le niveau des candidats avait monté, et que la qualité des artistes invités pour juger et pour jouer dans le festival avait spectaculairement grimpé.

Pourtant, en même temps qu’il promouvait l’édition 1987, Istomin annonçait qu’il quittait la direction de la manifestation. Il expliqua à Joseph McLellan que ce n’était certes pas par manque d’enthousiasme pour ce projet, mais parce que cela lui prenait beaucoup de temps, tout au long de l’année, et qu’il allait se lancer dans une nouvelle aventure : de grandes tournées à travers les Etats-Unis, avec ses propres pianos transportés dans un camion. C’était vrai, mais c’était surtout un prétexte. Il ne voulait pas rendre public son désaccord avec l’Université du Maryland sur certains points essentiels. Il souhaitait en particulier espacer les concours, estimant que le réservoir de candidats était trop restreint pour permettre d’avoir chaque année des lauréats de haut niveau. Il tenait aussi à ce qu’il n’y ait pas d’obligation de donner un Premier Prix lorsqu’il ne se justifiait pas. C’est d’ailleurs ce qui arriva en 1987 : le niveau global était meilleur mais aucun candidat ne méritait l’honneur d’un Premier Prix. Le jury délibéra longtemps (Istomin présidait, mais ne votait pas !) et ne donna pas de Premier Prix, au grand dam du Président de l’Université et de son équipe. Istomin préféra partir. Il recommanda que ce soit un grand concertiste qui lui succède, car seul un artiste de ce calibre sait ce que cela implique de jouer du piano au plus haut niveau. Et il suggéra le nom de Seymour Lipkin.

Seymour Lipkin

Seymour Lipkin

Lipkin, séduit par l’idéalisme qu’Istomin avait apporté, accepta de diriger le concours et le festival jusqu’en 1992. Aujourd’hui, ils existent toujours mais le concours ne se déroule que tous les quatre ans. Evoquant l’édition 2007, Anne Midgette se réjouissait dans le Washington Post que l’esprit de Kapell et l’élan donné par Istomin soient encore présents, confirmés par la présence de leur ami Leon Fleisher. La place des compositeurs américains contemporains était préservée. Le festival continuait de programmer master classes, rencontres et conférences, associant toujours l’exigence et la fête. Seule innovation importante : l’introduction d’une sonate (avec violon ou violoncelle) en demi-finale.

La session suivante fut repoussée à 2012 pour des raisons financières, et le projet semblait avoir perdu quelque peu de son ambition initiale, malgré la présence dans le jury de quelques pianistes de renom, comme Richard Egarr, Cecile Licad ou Peter Rosel. Une nouvelle édition est annoncée en 2016.

Document

William Kapell joue une sonate de Scarlatti, le Nocturne op. 55 n° 2 de Chopin et Gato, une danse argentine d’Emilio Napolitano. Il s’agit de l’unique témoignage audio-visuel de William Kapell qui ait été conservé (repris dans la série de vidéos mentionnées dans l’article consacré à William Kapell dans le chapitre Collaborations musicales.