Dans nombre d’articles de ce site, il a été question de pianos, en particulier dans l’article rédigé par Tali Mahanor, qui fut son accordeuse attitrée pendant les 15 dernières années de sa carrière. Elle y raconte en détails les aventures de deux pianos Steinway qu’Istomin joua à cette époque, qui CD-86 et CD-383 (le préfixe CD étant attribué aux pianos du « Concert Department » de Steinway.

Voici l’histoire des relations entre Istomin et les pianos Steinway,

Les années 40 et 50

‘’Il est toujours merveilleux de jouer sur un Steinway.’’

Istomin signa cette déclaration le 12 novembre 1943, quelques jours avant ses spectaculaires débuts avec l’Orchestre de Philadelphie et l’Orchestre Philharmonique de New York. Il devenait ainsi, officiellement, un ‘’pianiste Steinway’’. Déjà, alors qu’il était encore étudiant au Curtis Institute, Steinway avec mis à sa disposition un modèle B (2,11 mètres de long). Lorsqu’il s’installa à New York avec ses parents, Steinway envoya un autre modèle B qu’il conserva longtemps dans sa chambre, et qui servait aux amis de passage dans sa chambre, telle Clara Haskil.

Malgré la mésaventure de son premier concert à Carnegie Hall (le piano qu’il avait choisi fut changé au dernier moment sans qu’il en soit prévenu), une relation amicale s’établit entre Steinway et lui, qui ne se démentira jamais. En Amérique, il eut désormais chez lui, gracieusement prêté, un modèle D (le grand piano de concert de 2,74 m). Par ailleurs, il pouvait réserver un autre piano et le faire envoyer n’importe où en Amérique, seuls les frais de transport étaient à sa charge. C’est ainsi que le fameux CD 199 cher aux OYAPs sillonna les Etats-Unis pendant plus d’une décennie, avec un planning de partage, établi collégialement, qui permettait à chacun de bénéficie de ce piano magique pour ses concerts les plus importants.

Le local où étaient entreposés tous les pianos de concert se situait au sous-sol de l’immeuble Steinway sur la 57ème Rue, devenu aujourd’hui un gratte-ciel. C’était un lieu privilégié pour tous les pianistes, qui venaient pour choisir un instrument pour un prochain concert, essayer de nouveaux pianos ou des pianos qui venaient d’être restaurés. Certains pianos étaient réservés à l’usage exclusif de certains grands pianistes, comme Horowitz ou Serkin, et il était hors de question d’y toucher. On pouvait réserver des créneaux pour travailler entre 16h30 (heure à laquelle les techniciens et accordeurs cessaient leur travail) jusqu’à 23 heures. Comme le raconte Gary Graffman, le sous-sol de Steinway fut pour la génération des grands pianistes américains apparue dans les années 40 à la fois un atelier et un clubhouse où ils se retrouvaient pour s’écouter les uns et les autres, se critiquer sans aménité, puis bavarder sans fin dans quelques restaurants ou cafés proches.

La crise de l’ivoire

En 1958, Steinway décida de renoncer à l’ivoire pour les touches de ses pianos, de crainte d’être accusé d’encourager le trafic et le massacre des éléphants. Des recherches avaient été menées pour mettre au point un revêtement synthétique qui était censé avoir les mêmes qualités que l’ivoire. La petite communauté des pianistes de concert tenta de protester. Les touches en ivoire pouvaient déjà s’avérer glissantes à cause de la moiteur des mains, due au trac, ou de la transpiration. Cela s’avérait bien pire avec le nouveau matériau ! Istomin prit la tête de la révolte. Il prétendit que la plastic des touches provoquait chez lui une réaction allergique, qui faisait que ses doigts transpiraient encore plus. Soutenu par ses amis OYAPS il défendit l’idée de laisser un certain nombre de pianos de concert avec des touches en ivoire. Rien ne put changer la décision de Steinway. Tous les pianos neufs étaient équipés de touches synthétiques et les pianos plus anciens voyaient peu à peu leurs touches en ivoire remplacées. Istomin envisagea un moment de renoncer à être un « pianiste Steinway », pour protester, mais les conséquences d’une telle décision étaient dramatiques (plus de piano à disposition nulle part !) et de toute façon il n’avait bulle envie de jouer des Bosendorfer, des Mason & Hamlin ou des Yamaha !

Chaque pianiste se débrouillait comme il pouvait, utilisant de la laque pour les cheveux, de la colophane, de la laine de verre très fine, et même du papier de verre , en essayant d’être le plus discret possible. Un jour, Istomin s’est fait dénoncer pour avoir méthodiquement gratter les touches d’un clavier flambant neuf. Il a dû le rembourser.

Le Steinway de Hambourg

Outre le problème de l’ivoire, il y avait dans les années 60 le sentiment que la qualité des Steinway baissait. Nombre de pianistes se plaignaient des instruments récents, trop brillants, peu chantants. Ceux qui donnaient des concerts des deux côtés de l’Atlantique en étaient venus à préférer les Steinway fabriqués à Hambourg.

D’ailleurs, lorsqu’Istomin déplorait de ne pouvoir jouer sur un clavier en ivoire, la suggestion d’Henry Z. Steinway, un arrière-petit-fils du fondateur qui présida la compagnie de 1956 à 1977, fut d’aller à Hambourg, où ils continuaient de fabriquer des claviers en ivoire. Et ce qu’Istomin fit !  Il n’était pas question de le lui offrir, mais il le paya à un prix très favorable.

Istomin fut très heureux de son achat. Il lui arriva de faire transporter pour ses concerts à New York. Les amis pianistes qui lui rendaient visite en étaient très enthousiastes et trouvaient sa sonorité magnifique, chaude et chantante jusque dans l’aigu. C’est ainsi que Rubinstein lui demanda de lui emprunter pour un concert au Lincoln Center, ce qui provoqua un incident diplomatique. Henry Steinway devait assister au concert en compagnie du directeur de Steinway Hambourg et, lorsqu’il eut vent du projet, il fut furieux : quel affront pour lui d’avoir un instrument venu d’Allemagne sur la scène ! Rubinstein fut prié de renoncer, Istomin rappelé à l’ordre, le piano renvoyé prestement dans l’appartement d’Istomin. Rubinstein s’excusa auprès d’Istomin et lui envoyé un chèque de 200 dollars pour le transport, un chèque qu’Istomin ne toucha pas et garda en souvenir.

Le grand problème avec les Steinway de Hambourg de cette époque, c’était leur fragilité, leur incapacité à bien tenir l’accord. Leur bois, leur fabrication ne convenaient pas aux conditions climatiques extrêmes de l’Amérique. Un des pianos qu’Istomin avait le plus aimé jouer était un Steinway de Hambourg qui se trouvait sur la scène du Teatro Colon, mais l’accord avait bougé avant la fin du concert. Istomin avait fait restaurer le sien à deux reprises. En vain. Il décida, la mort dans l’âme de s’en séparer. Thornton Trapp, le secrétaire et tourneur de page d’Istomin, décrivit le départ du piano, le 4 mai 1970, juste avant la grande tournée Beethoven du Trio : «Tôt ce matin, je me suis levé pour regarder le piano, solidement attaché, être passé par la fenêtre, à l’envers. Un voyage du douzième étage au sol, pour un coût de sept cent cinquante dollars. Des gens dans la rue l’ont applaudi après son atterrissage en douceur. Eugene ne pouvait pas supporter cette séparation, il s’est enfui vers le sous-sol de Steinway. Il ne tarda pas à trouver son successeur, un Steinway B de New York, dont il était très vite tombé amoureux. »

Être un « pianiste Steinway »

Après cette période délicate, la relation avec Steinway redevint plus que cordiale. Istomin s’était même lié d’amitié avec les directeurs successifs du département piano de concerts, avec David Rubin et surtout Peter Goodrich.

Être un « pianiste Steinway » était un grand privilège, d’autant qu’Istomin avait su tisser des liens avec les succursales de Steinway à travers le monde. S’il restait quelques jours dans une ville, un piano droit était généralement installé dans sa chambre d’hôtel pour lui permettre de travailler au calme. A Paris, où il séjourne chaque fois qu’il vient en Europe, pour se remettre du jetlag, c’est un demi-queue qui est envoyé à l’Hôtel de la Trémoille et on lui confie la clé du magasin où sont entreposés les pianos de concert, pour qu’il puisse venir jouer en dehors des heures d’ouverture.

Le CD-18

Le CD-18 était un des deux pianos que Steinway réservait à Horowitz, et qui avaient été réglés spécialement pour lui. C’était le piano idéal pour jouer Rachmaninov : l’enfoncement des touches était réglé au minimum pour permettre un jeu très rapide, une réactivité immédiate des accents ; la puissance et la capacité de dynamique étaient également exceptionnelles. Un piano à ne pas mettre entre toutes les mains, tant il demandait un contrôle fantastique !

Lorsqu’Istomin enregistra le 2ème Concerto de Rachmaninov, Horowitz lui prêta son piano, le CD-18. Horowitz n’avait jamais joué en public ce concerto et savait qu’il ne le jouerait certainement jamais. Il lui semblait qu’Istomin était le pianiste qui pouvait le mieux rendre justice à cette œuvre et il mit donc son piano à sa disposition, ce qu’il n’avait jamais fait pour personne. C’était une marque de confiance dont Istomin était très fier.

Plus tard le piano fut installé à demeure à Carnegie Hall puis au Lincoln Center. En 1972 Steinway le rapatria au Concert Department après l’avoir restauré et installé des touches synthétiques. Istomin en fut très déçu. Il dit à Steinway que s’il était possible de remettre des touches en ivoire il était décidé à l’acheter. Quelques années plus tard, après le départ d’Henry Steinway, et la prise de contrôle par CBS, le bannissement de l’ivoire s’assouplit, tout en respectant la législation. Steinway avait établi un partenariat avec la firme allemande Kluge qui fournit un clavier un ivoire pour le CD-18 qui fut installé en 1983. Istomin en voyant le clavier à l’usine s’aperçut au premier coup d’œil les touches étaient plus larges que sut les claviers américains. Eberlués, les techniciens vérifièrent. La largeur d’un octave était effectivement supérieure d’1,5 mm !