Schumann 3

Dans les premières années de sa carrière, Istomin joua beaucoup Schumann, mais ensuite il sembla l’oublier, à l’exception de son Concerto. Pourtant il avait une véritable fascination pour Schumann… « Comment un tel génie a-t-il pu concevoir un idéal musical d’une telle pureté ? Au point que cet idéal l’a détruit ! Ni Chopin, ni Berlioz n’ont été détruits par leur idéal musical ! Schumann, lui, se sentait capable de relever tous les défis ! Il est passé du piano au lied, puis à la musique de chambre, à l’orchestre, à l’oratorio, à l’opéra! Il s’est risqué à mettre en musique les textes les plus exigeants ! Ses idées ont contribué à faire naître les théories esthétiques de Wagner et la philosophie de Nietzsche. Quelle finesse psychologique ! Et ce mélange d’ambition musicale et littéraire ! C’est inouï. Aucun compositeur romantique n’a atteint de tels sommets, de telles profondeurs, n’a eu une telle exigence d’absolu. Pour moi, et pour beaucoup de musiciens sûrement, sa quête d’absolu, sa musique, et sa destinée, sont bouleversants. Son exigence pianistique, avec la volonté de faire ressortir idéalement la mélodie au quatrième et au cinquième doigts a détruit aussi sa main et sa carrière de pianiste.
Lorsque j’étais jeune, la première œuvre importante que j’ai jouée, ce sont les Papillons. Je devais avoir dix ou onze ans. Au début de ma carrière, j’ai longtemps gardé à mon répertoire les Variations Abegg. C’est une œuvre d’un charme unique, mais aussi terriblement difficile, remplie de pièges. J’avais entendu Serkin les donner en concert, et je me les étais appropriées. J’avais joué aussi les Etudes Symphoniques et surtout le Carnaval, qui me paraissait une œuvre très appropriée pour les Community Concert avec sa diversité d’atmosphères. Il y avait aussi quelques Fantasiestücke opus 12 que j’ai joués à mes débuts, et que j’ai toujours pensé remettre à mes programmes… »

Le Concerto

Chopin Schumann Philips« J’ai attendu la fin des années 50 pour jouer son Concerto. Je voulais me sentir prêt. En fait, c’est un concerto très difficile. Chaque note est à sa place, et c’est tellement clair ! Pour le pianiste et pour le chef, c’est comme jouer du Mozart.  Il faut le jouer comme du Mozart, avec la même transparence. Il faut absolument que l’orchestre et le soliste soient très bien préparés et disposent de plusieurs répétitions, en particulier pour le dernier mouvement où il est très difficile d’être bien ensemble.
La cadence du premier mouvement, elle aussi, est très problématique, pas tellement par sa difficulté technique, mais parce qu’elle est tellement connue ! On est en la mineur et en fa majeur, on ne joue pratiquement que sur les touches blanches et c’est facile de mettre un tas de notes à côté. Je crois que c’était beaucoup plus facile au temps des 78 tours, quand le public ne se souciait pas des petites imperfections. Depuis le microsillon, les gens sont habitués à la perfection et l’exigent aussi au concert.
Une des faiblesses les plus courantes des interprètes, et la plus pardonnable de toutes, c’est de se laisser entraîner à jouer de plus en plus vite. C’est mon cas ! L’excitation nous gagne, et on ne peut pas la contrôler. Un excès d’adrénaline ! Une des constantes de mon travail aura été de m’efforcer, parfois en jouant à l’allure d’un escargot, de contrôler mon désir de toujours accélérer. C’est encore plus difficile pour Schumann que pour aucun autre compositeur car sa musique est pleine de passion, si bien qu’elle incite à jouer de plus en plus vite. C’est ce qu’il faut faire, tout en gardant le contrôle ! Pour y parvenir, il faut être Dieu… »
(Interview avec John Tibbets, Green Room 1987, et avec Bernard Meillat, 1988)

Les critiques étaient très partagés sur l’interprétation du Concerto de Schumann par Istomin. Certains étaient très enthousiastes, d’autres se montraient tièdes, voire négatifs, lors du même concert ! Cela reposait sur un malentendu difficile à dissiper : la plupart des gens s’attendaient à ce que ce concerto soit joué comme une œuvre brillante et extravertie, propre à mettre en valeur la virtuosité du soliste. Un cheval de bataille! Istomin, quant à lui, le concevait de façon beaucoup plus intériorisée, « musicale ». C’est Schumann, le poète, qui parle et qui se confie, dans la filiation de Mozart. John McClure, le directeur artistique de Columbia, l’avait bien compris et il eut la très belle idée de proposer à Bruno Walter de l’enregistrer avec lui, plutôt qu’avec Bernstein comme cela avait été prévu initialement.

Walter-Istomin-Odyssey

Réédition Odyssey du Concerto de Schumann par Istomin et Walter

Istomin préférait d’ailleurs jouer ce concerto avec des chefs de l’ancienne génération, comme Bruno Walter (avec qui il l’enregistra en janvier 1960), Pierre Monteux (1957 à Montréal et 1961 à Tanglewood), Hans Rosbaud, Antal Dorati ou Josef Krips. Dans une interview au Los Angeles Times en 1970, juste avant un concert au Hollywood Bowl sous la direction de Josef Krips, Istomin déclarait : “ Je crois que je suis vraiment un musicien à l’ancienne mode. C’est pourquoi je me réjouis, à la fois professionnellement et personnellement, de travailler avec Josef Krips sur le Concerto de Schumann. Je trouve la collaboration avec Krips très gratifiante parce que ses goûts musicaux et son style d’interprétation, sans faire de manières, sont à la mode ancienne, de la même façon que moi.» Le compte-rendu du concert dans ce même journal, signée Albert Goldberg (un critique réputé très difficile et souvent méchant), confirme ce sentiment : « Il n’est pas un pianiste du genre flamboyant ; il est plutôt de nature contemplative, un musicien, et il a des convictions bien arrêtées sur ce concerto. Jamais depuis Paderewski, on ne l’a entendu jouer d’une manière aussi intime. C’était comme un retour nostalgique à l’approche du Dix-neuvième Siècle, romantique et douce, avec une aura assurément schumannienne… »
Pour Istomin, les premières notes du Concerto ne sont pas une déclaration triomphale, mais un cri de terreur ! Lassé des incompréhensions fréquentes qu’amenait son interprétation, il renonça à le jouer à partir de 1978.

La Sonate en fa dièse mineur opus 11

Eugene Istomin avec la partition de la Sonate opus 11

« C’est peut-être parce que je me sentais une dette envers Schumann que dans les années 80 je me suis penché sur sa Sonate en fa dièse mineur opus 11. Ce qui me motivait aussi, c’était de rendre justice à une œuvre mal-aimée ! Oui, il y a quelques maladresses, mais les thèmes et les idées musicales de cette sonate suffiraient à nourrir trois ou quatre sonates ! Les deux premiers mouvements sont tout simplement sublimes. Le seul grand problème, c’est le final où il y a trop d’idées qui se succèdent et qui n’arrivent pas à rentrer dans la forme sonate. Il en avait conscience lui-même mais il n’a pas réussi à trouver une solution. Il y a ce motif rythmique qui revient sans cesse et qui finit par lasser les auditeurs. Je ne peux que leur donner raison car je ressens, moi aussi, cette lassitude. Il me faut trouver des solutions moi-même. Mais de toute façon, je dois jouer cette œuvre car ce serait une grande faute de priver le public des merveilles des trois premiers mouvements ! »

Musique de chambre

Etrangement Istomin n’a joué en public qu’une seule œuvre de musique de chambre de Schumann, la Première Sonate pour violon, avec Isaac Stern au Festival de Prades 1952. Avec Isaac Stern et Leonard Rose, il n’avait jamais envisagé sérieusement de préparer un des trios de Schumann. Il ne s’attela jamais non plus au fameux Quintette opus 44. Il trouvait sans doute que Schumann était moins inspiré dans sa musique de chambre, moins poète, trop prisonnier de la forme sonate…

Documents

Robert Schumann, Sonate n° 1 en fa dièse mineur op. 11 : premier mouvement

Eugene Istomin, piano. Enregistré en 1987 et publié en CD par Adda

Schumann. Concerto pour piano et orchestre en la mineur op. 54. Eugene Istomin, Orchestre du Festival Casals. Puerto Rico, concert du 1er mai 1959. Document passionnant malgré les imperfections de l’enregistrement vidéo…