Eugene Misteri

Si Istomin était né cinquante ans plus tôt, il aurait certainement joué beaucoup plus de Bach en concert. Il a d’ailleurs commencé sa carrière sous le signe de Bach en jouant à de nombreuses reprises le Concerto en ré mineur BWV 1052 sous la direction d’Adolf Busch. En 1950, il participa au Festival de Prades, qui célébrait le deux-centième anniversaire de la mort de Bach, et il y enregistra le Cinquième Concerto Brandebourgeois sous la direction de Casals. Il avait également à son répertoire la Toccata BWV 914, la Deuxième Partita BWV 826, quelques préludes et fugues du Clavier bien tempéré avec lesquels il ouvrait souvent ses récitals, même à Carnegie Hall…

Mais voilà, c’était le moment où le clavecin faisait un retour inattendu sur la scène musicale, avec Wanda Landowska puis Ralph Kirkpatrick. Pour les critiques et pour les puristes, jouer Bach au piano était devenu de moins en moins acceptable dès la fin des années 40. Il y eut bien sûr l’exception Gould, mais Istomin ne pouvait concevoir une telle limitation volontaire des possibilités expressives du piano ! Alors il s’abstint désormais de jouer Bach en concert, sauf en de très rares occasions, avec des concertos pour deux et trois pianos en compagnie de  Serkin, de Horszowski ou de Jean-Bernard Pommier. La seule œuvre qu’il garda à son répertoire est la Toccata BWV 914… Mais sa passion Bach resta entière, et lorsqu’il arrêta sa carrière, il remit sur son pupitre, quotidiennement, le Clavier bien tempéré.

Le Bach de Busch et le Bach de Casals

Istomin était passé de l’un à l’autre ! Il avait donné avec Busch plus de cent concerts comme soliste et il avait également tenu le continuo chaque fois que cela était nécessaire. Avec le recul, il trouvait que la différence entre ces deux immenses musiciens n’était pas si considérable. Busch était évidemment plus rigoureux, tandis que l’émotion, le sentiment d’humanité étaient la marque de Casals. La souplesse du phrasé, la vitalité du rythme et l’intensité des accents étaient plus marqués chez Casals. Istomin se souvenait que Busch parlait souvent de Casals. Il n’était pas d’accord avec Casals mais il trouvait que c’était un immense artiste. Il pensait que Casals avait tort dans sa conception de Bach, mais que c’était quand même mieux que bien des musiciens qui avaient raison ! Casals avait tort de prendre de telles libertés, mais c’était grandiose. Quant à Casals, il respectait beaucoup Busch, mais il n’en parlait guère.
L’opinion de Serkin était très proche de celle de Busch. De Prades, le 9 juin 1950, il écrivit à son épouse, Irène, la fille de Busch : «  Casals est un homme admirable qu’on ne peut qu’aimer, il fait de la musique avec amour et esprit, avec quelque chose d’espagnol, et dans Bach aussi, cela peut être beau de mettre beaucoup de passion ».

Toccata en mi mineur BWV 914

Istomin l’avait apprise pour le Festival de Prades 1950, et l’avait jouée à Casals lorsqu’il était venu lui rendre visite avant le festival.  Il reprit cette toccata beaucoup plus tard, à partir de 1975, passant outre les préjugés ! Il l’aimait beaucoup et disait : « C’est un condensé du génie de Bach en six minutes ! »

Concerto en ré mineur BWV 1052

Bach 1 001C’est le concerto qu’Istomin a joué le plus souvent lors des deux grandes tournées qu’il effectua avec le Little Orchestra et Busch, en 1944 et 1945. Le succès justifia que le concerto soit inclus dans les sessions d’enregistrement organisées par Columbia au printemps 1945. Ce fut donc le premier disque d’Istomin, alors qu’il n’avait pas encore vingt ans. Ce fut pour lui à la fois un grand plaisir, une promotion extraordinaire, et le sentiment qu’il était vraiment entré dans la cour des grands. Quelques mois plus tard, en février 1946, il donnera son premier récital à Carnegie Hall. Ce fut aussi son premier contact avec Goddard Lieberson, qui était le directeur artistique de l’enregistrement et qui allait devenir le président de Columbia en 1956. Il suffit d’une seule session dans le Liederkranz Hall transformé en studio. Istomin était assez fier du résultat, et les critiques furent excellentes.

Concerto Brandebourgeois n° 5

Bach ML 4346A Prades, lors du Festival 1950, c’était Rudolf Serkin qui devait être le soliste du Cinquième Concerto Brandebourgeois. Serkin le joua au concert mais il n’accepta pas de faire le disque, par loyauté envers Adolf Busch avec qui il avait enregistré, dans les années 30, la version de référence des Brandebourgeois. Il fut donc demandé à Eugene Istomin de remplacer Serkin pour le disque. Il n’avait que quelques jours pour apprendre le concerto et se montrer digne de son ancien professeur, dont c’était une des grandes spécialités. Ce défi le mit dans tous ses états, mais il parvint à relever à la satisfaction générale, et à son grand soulagement. Szigeti, en particulier, avait été très enthousiaste, avouant qu’il avait été bouleversé par la cadence, qui lui avait semblé raconter une histoire…
Cette interprétation de la fameuse cadence fera l’admiration de nombreux musiciens, en particulier d’Emanuel Ax, qui l’entendit un jour dans l’ascenseur d’un hôtel. Il insista pour savoir qui jouait, et lorsqu’il apprit que c’était Istomin, il l’appela tout de suite pour lui dire que c’était la plus belle cadence qu’il ait jamais entendue. Istomin ne rejoua l’œuvre que deux fois, à Menton en 1963 (avec Stern et Rampal), et à Porto Rico en 1972 (avec Wummer et Schneider).

Musiques

J.S. Bach. Concerto Brandebourgeois n° 5, premier mouvement. Prades, 12 juin 1950

 

J.S. Bach. Toccata BWV 914. Théâtre des Champs-Elysées, concert du 2 novembre 1993.