Les relations d’Istomin avec Columbia, qui resta sa maison de disques pendant quarante années, furent souvent conflictuelles. Il est vrai que, sauf en de rares périodes, la politique de Columbia pour le répertoire classique fut peu ambitieuse, les impératifs d’un marketing à courte vue l’emportant sans cesse sur les considérations artistiques. C’est au point que dans les années 70 la firme finit par décourager ses artistes les plus fidèles et les plus prestigieux, perdant tour à tour Bernstein, Horowitz et Serkin.

Le parcours discographique d’Istomin peut se résumer ainsi : des débuts précoces mais sans suite dans les années 40, suivis d’une décennie riche et intense, puis d’une autre quelque peu chaotique. En 1970, il y eut une rupture quasi complète, sans qu’Istomin cherche pour autant une autre maison de disques. Cette absence période euphorique, des années 60 chaotiques, et une quasi rupture en 1970. d’Istomin fut à l’image de ses relations difficiles avec les agents et les organisateurs. étrange de bout en bout. Sa rupture avec Columbia en 1970 s’avéra très dommageable pour les trois dernières décennies de sa carrière et réduisit considérablement. Et, bien sûr, son héritage enregistré, heureusement enrichi de nombreuses captations live et de quelques enregistrements de studio plus tardifs, n’a pas l’ampleur qu’il aurait dû avoir.

Les premiers disques

Brahms Haendel IstominPourtant, Istomin avait gravé son premier disque très tôt, en avril 1945 : le Concerto en ré mineur BWV 1052 de Bach sous la direction d’Adolf Busch. C’était moins la volonté de Columbia que celle de Busch, qui imposa le jeune pianiste dans le programme des séances prévues avec le Little Orchestra sous sa direction. Istomin avait alors dix-neuf ans, un âge alors inhabituellement précoce pour commencer une carrière discographique. D’ailleurs, Columbia ne lui fit pas d’autres propositions avant sa participation au premier Festival de Prades en 1950, où il était prévu que toutes les œuvres jouées, à l’exception des Suites pour violoncelle seul et des Cantates. C’est Serkin qui aurait dû enregistrer le Cinquième Concerto Brandebourgeois, puisqu’il l’avait joué au concert sous la direction de Casals, le 9 juin. Il y renonça, par loyauté envers Adolf Busch, son mentor et beau-père, avec qui il l’avait gravé en 1935. Ce n’était pas tant à cause de Casals que de Szigeti, qui était un des grands rivaux de Busch. Istomin prit donc sa place et n’eut que quelques jours pour apprendre l’œuvre, avec sa fameuse cadence. Il le fit à la satisfaction générale et enregistra aussi la Sonate en trio BWV 1038 avec Stern et Wummer. Le camion de His Master’s Voice ayant dû quitter Prades aussitôt après le festival, Istomin se rendit à Londres quelques semaines plus tard pour graver la Toccata BWV 914 et la Partita BWV 826 (dont il refusa la parution).

A son retour de Prades, tout auréolé de sa participation au prestigieux festival et du soutien de Casals, Columbia lui proposa d’enregistrer en mars 1951 les Variations sur un thème de Haendel de Brahms, une des pièces maîtresses de son répertoire. Quelques mois plus tard, le Festival de Perpignan enrichit spectaculairement sa discographie : le Concerto K. 449 de Mozart, quatre trios de Beethoven (op. 1 n° 2, op. 11, op. 70 n° 2 et op. 97 « Archiduc ») et un de Schubert (en si bémol majeur D. 898). On aurait pu penser que Columbia allait alors miser sur un jeune artiste aussi prometteur mais il n’en fut rien. Dans les trois années suivantes, Istomin enregistra à nouveau exclusivement avec Casals : deux trios de Beethoven (op. 1 n° 1 et op. 70 n° 1) ; deux petits bis (Bach et Falla) ; deux œuvres de Brahms (Sonate op. 38 et Trio op. 101) qui ne furent pas publiées.

Une activité discographique intense

Chopin pochette Columbia vol 1 001Il fallut l’arrivée à la tête du département « Artistes et répertoires » d’un vrai musicien, David Oppenheim, pour que la carrière discographique d’Istomin commence vraiment. Oppenheim allait d’ailleurs remarquablement dynamiser le secteur classique de Columbia, lançant de nouveaux interprètes (Bernstein, Gould…) et tentant d’élargir le répertoire (les œuvres de Stravinsky). Oppenheim décida de partager le répertoire de piano entre les pianistes sous contrat avec un équilibre qui permette à la fois à chacun d’enregistrer les œuvres qui lui tiennent à cœur et à Columbia de couvrir l’ensemble du répertoire avec des versions de premier plan. Robert Casadesus se voyait confier prioritairement Mozart et la musique française, Rudolf Serkin le grand répertoire germanique. Quant à Istomin, il héritait de Chopin et du répertoire russe. Ses deux premiers projets étaient l’intégrale des Nocturnes de Chopin (enregistrés tout au long de l’année 1955) et le Deuxième Concerto de Rachmaninov (en avril 1956).

Les Nocturnes de Chopin furent chaleureusement accueillis par la critique. Pour le Rachmaninov, ce fut même du délire. La revue de référence des mélomanes américains, High Fidelity, accumula les superlatifs (« éblouissant », « vraiment stupéfiant ») et s’enthousiasma pour sa technique fabuleuse (« des doigts de feu »). Le disque devint un best-seller. Le premier tirage de soixante-dix mille exemplaires fut épuisé en quelques semaines. Au total, les ventes atteignirent deux cent mille exemplaires, un chiffre tout à fait exceptionnel pour le répertoire classique.

cover-LP-rachma-2-istomin-ormandy-CBSDe façon tout à fait logique, la machine commerciale de Columbia s’était mobilisée pour promouvoir Eugene Istomin et ses enregistrements. La newsletter interne du 7 juin 1956 déclara fièrement : « Eugene Istomin est un grand artiste, qui continue de s’affirmer davantage chaque jour. Il a été formé dans la grande tradition qui nous a donné Rachmaninov, Rubinstein, Horowitz et Serkin. C’est la plus sensationnelle découverte que nous ayons faite depuis Oïstrakh. Vendez Istomin ! Nous allons faire de lui notre grand pianiste romantique, qui fournira les chevaux de bataille concertants dont notre catalogue a besoin. » Son Deuxième Concerto de Rachmaninov fut mis en avant par le réseau commercial comme « Achat du mois » en juin, puis comme « Disque du mois » en octobre, et proposé à un prix très accessible.

Se consacrer en priorité à Chopin et à Rachmaninov ne signifiait pas les autres répertoires lui étaient fermés. Au printemps 1957, il devait enregistrer à Porto Rico avec Casals le Concerto K. 271 de Mozart et le Trio en si bémol majeur de Schubert (déjà gravé à Perpignan en 1951 avec Schneider et prévu cette fois avec Stern). Le malaise cardiaque de Casals bouleversa le programme et Istomin n’enregistra finalement que le Quatuor K. 493 de Mozart. En septembre 1957, Istomin enregistra les Intermezzi op. 117 de Brahms (pour permettre à ses Variations Haendel d’être rééditées sur un microsillon 30 cm) et en janvier 1958, le Concerto l’Empereur de Beethoven avec l’Orchestre de Philadelphie.

L’étrange politique de Columbia

Goddard Lieberson

Goddard Lieberson

Cependant le grand élan qui avait présidé à la réalisation et au lancement des disques précédents était déjà passé. David Oppenheim s’était lassé de se voir refuser d’élargir le répertoire et de devoir enregistrer sans fin les mêmes œuvres. Même faire un disque avec Stravinsky était difficilement accepté ! Le répertoire concertant se vendait davantage que le piano solo, alors on demandait à Serkin, le pianiste le plus prestigieux de la compagnie, de graver encore et toujours les concertos de Beethoven et de Brahms, et presque jamais du piano solo. Entre 1956 et 1964, Serkin enregistra quinze disques de concertos et deux disques de piano solo ! Oppenheim avait dû se battre pour que Serkin consacre un disque à des concertos de Bartok et de Prokofiev. Il est permis de penser que Goddard Lieberson, le président de Columbia, qui avait été le directeur artistique du premier disque d’Istomin en 1945, n’était plus dans le coup. A la fin des années 40, il avait bien compris l’intérêt du microsillon et contribué à son essor. Mais, à la fin des années 50, il n’a pas cru à la stéréo ! Columbia ne commença à enregistrer en stéréo qu’à partir de 1958, alors que RCA, Mercury et Decca avaient commencé dès 1955. Plus le temps passait, plus Lieberson, malgré sa solide formation de musicien classique, s’occupait avant tout de comédies musicales et limitait le classique aux répertoires les plus rentables. Oppenheim finit par donner sa démission en 1959. Pour le remplacer, Goddard Lieberson fit appel à Schuyler Chapin et cette décision s’avéra catastrophique pour la carrière discographique d’Istomin.

Schuyler Chapin

Schuyler Chapin

James Gollin fait le récit de cet épisode dans la biographie qu’il a consacré à Istomin. Schuyler Chapin avait précédemment travaillé pour la NBC et surtout pour Columbia Artists Management. Il avait longtemps accompagné Jascha Heifetz dans ses tournées à travers les Etats-Unis. Istomin avait des relations très amicales avec lui. Il advint alors que le manager de l’Orchestre de Philadelphie, Donald Engle, quitta son poste. Chapin posa sa candidature et, sachant qu’Istomin était très proche d’Ormandy, il lui demanda d’intervenir en sa faveur. Istomin s’acquitta de cette mission mais se vit répondre par Ormandy qu’il n’en était pas question car, selon lui, Chapin n’était « bon qu’à porter des manteaux ». C’était une raison difficile à transmettre ! Istomin se montra évasif sur la réponse d’Ormandy et essaya de convaincre son ami de poursuivre sa carrière à la télévision. Chapin fut persuadé qu’Istomin n’avait pas voulu le soutenir et il lui en garda beaucoup de rancœur.

Le programme d’enregistrement mis en place par David Oppenheim suivait son cours et Istomin venait d’enregistrer le Premier Concerto de Tchaïkovsky et le Deuxième Concerto de Chopin avec l’Orchestre de Philadelphie et Ormandy, puis le Concerto de Schumann avec Bruno Walter. Il avait le sentiment que Columbia lui offrait des œuvres et des partenaires prestigieux, mais que la promotion était très insuffisante. Cela avait été particulièrement frustrant pour le Concerto de Tchaïkovsky. On avait demandé à Istomin d’apprendre cette partition, qu’il n’avait jamais jouée, et de l’enregistrer après un seul concert. RCA avait publié à l’automne 1958 un  enregistrement du célèbre concerto avec Van Cliburn, tout auréolé de son triomphe au Concours Tchaïkovsky. L’événement avait eu un retentissement considérable.

Le disque classique le plus vendu de l'histoire

RCA avait lancé une campagne de publicité d’une ampleur inédite pour la musique classique, si bien que ce disque promettait de battre tous les records de vente. La direction de Columbia considéra qu’il ne fallait pas abandonner le terrain à RCA et demanda à Istomin de concurrencer l’interprétation de Van Cliburn et de renouveler le succès de son Deuxième de Rachmaninov.

L’accueil critique du disque d’Istomin fut favorable, mais le résultat commercial fut considéré par Columbia comme une déception. Le disque de Van Cliburn allait atteindre le chiffre astronomique d’un million d’exemplaires vendus ! Le résultat était d’autant plus logique que Columbia n’avait fait aucune publicité. Peut-être Lieberson et son équipe marketing avaient-ils pensé finalement que c’était peine perdue promouvoir le disque d’Istomin tant Van Cliburn RCA avaient écrasé le marché. C’était une erreur stratégique, et il aurait certainement mieux valu retarder la sortie du disque. Istomin, quant à lui, avait le sentiment de n’avoir nullement démérité et d’être victime de l’incohérence de la politique de Columbia. Il prit rendez-vous avec Goddard Lieberson, qui proposa à Schuyler Chapin d’être également présent. L’objectif était de discuter du renouvellement de son contrat, mais auparavant istomin fit part de ses doléances quant au manque de soutien pour ses enregistrements en général, et pour le Tchaïkovsky en particulier : quelques pages dans les programmes de concert mais rien dans la presse. Chapin suggéra alors à Istomin de prendre en charge lui-même sa promotion, et il laissa entendre que les accords du début du Concerto de Tchaïkovsky ne sonnaient pas aussi spectaculairement qu’ils auraient dû ! La discussion resta très tendue tout au long du déjeuner. Quelques jours plus tard, Istomin apprit que son contrat était suspendu et que tous les projets étaient annulés, y compris le réenregistrement en stéréo du Deuxième Concerto de Rachmaninov, prévu en avril 1961, et un disque de sonates de Beethoven presque achevé.

L’étrange politique de Columbia

Brahms Concerto 2 LP Columbia 001Pendant les quatre années que Chapin passa chez Columbia, Istomin n’enregistra pas le moindre disque. Dans les trois années qui suivirent son départ (il devint vice-président du Lincoln Center fin 1963), Istomin n’enregistra pas moins de sept disques. Ce n’était pas pour autant que ses relations avec Columbia étaient redevenues idylliques. Il avait le sentiment d’avoir été trahi par Lieberson (qui garda la présidence jusqu’en 1975). La confiance était rompue. Columbia lui avait proposé de nouveaux contrats essentiellement à cause du Trio qu’il venait de former avec deux autres artistes liés à la compagnie, Isaac Stern et Leonard Rose. Les concerts et les disques de cet ensemble faisaient l’événement dans le monde entier. Columbia se sentait obligé de le fidéliser en lui offrant en outre quelques disques comme soliste : le Deuxième Concerto de Brahms en 1965, le Quatrième de Beethoven en 1968 (pour le vingt-cinquième anniversaire de ses débuts), et la Sonate en ré majeur D. 850 de Schubert en 1969. Un disque de bis, quasi achevé, ainsi que la Sonate de Stravinsky, ne furent finalement pas publiés, et ne seront révélés qu’en 2015 par Sony… Cela évitait par ailleurs qu’il signe pour un autre label et vienne concurrencer les autres pianistes Columbia.

Beethoven Trios LP USACette situation ambiguë et quelque peu perverse perdura jusqu’au début de l’année 1970. Pour le bicentenaire de la naissance de Beethoven, Istomin, Stern et Rose avaient décidé de donner l’intégrale de sa musique de chambre avec piano en une série de huit concerts, à Paris, à Londres, en Suisse et à New York. Dans un premier temps, Columbia n’avait prévu que de compléter l’intégrale des Trios, commencée en 1965. Devant l’engouement suscité par ce défi inédit, la firme proposa en avril 1969 aux trois musiciens d’enregistrer aussi toutes les œuvres pour piano et violon ainsi que pour piano et violoncelle. Pour Istomin, cela représentait un énorme effort supplémentaire. Il lui fallait bouleverser tout son calendrier pour préparer et enregistrer en moins d’un an sept œuvres pour trio, neuf avec violoncelle (six sonates, dont la transcription de l’opus 17, et trois séries de variations) et dix sonates avec violon. Un travail de titan ! Surtout, cette avalanche de disques de musique de chambre allait l’enfermer encore davantage dans son image de chambriste et nuire à sa carrière de soliste.

Poussé par l’enthousiasme de ses collègues et amis, aiguillonné par l’intérêt musical, Istomin commença par accepter. Quatre sonates, pour violon (n° 1 et n° 7) et pour violoncelle (n° 3 et n° 5) furent enregistrées pendant l’été 1969. Cependant, Istomin avait demandé à Columbia de lui faire des propositions raisonnables pour rééquilibrer son image avec des disques de concerto ou de piano solo. Il souhaitait au moins réenregistrer le Concerto « L’empereur » car son disque de 1958 avait disparu des catalogues (il n’avait été publié qu’en mono, la prise de son stéréo ayant été ratée). Il était prêt également à enregistrer le Troisième, qu’il jouait très régulièrement, et même à faire l’intégrale des concertos. Columbia avait promis de réfléchir, mais finit par répondre tardivement que la surcharge de ses studios et de ses équipes ne permettaient aucun nouveau projet avant 1971 et qu’ils reconsidéreraient la question à ce moment-là. Istomin avait déjà conscience d’être manipulé par Columbia, mais cette fois c’en était trop.

L'enregistrement des Sonates de Beethoven ne parut qu'en 1986

Les Sonates de Beethoven avec Rose ne parurent qu’en 1986

Furieux, il décida d’annuler l’enregistrement des duos et de n’assurer que la fin de l’intégrale des Trios, prévue de longue date. Columbia essaya de le faire revenir sur sa décision, en vain. Isaac Stern était à la fois déçu et soulagé, car il ne sentait pas encore prêt à enregistrer certaine sonates qu’il ne jouait jamais en concert. Son calendrier très chargé ne lui laissait guère le temps de les travailler dans un délai aussi court. Leonard Rose était hors de lui, car il considérait cet enregistrement comme le couronnement de sa carrière. Cette crise aurait pu être fatale au Trio. La nécessité d’honorer leurs contrats, l’amitié, le plaisir de jouer ensemble prirent le dessus, mais leur complicité ne fut plus jamais ce qu’elle avait été dans les années soixante.

La fin de l’aventure

Jusqu’au départ de Lieberson, en 1975, Istomin ne mit plus les pieds dans les studios de Columbia ! Entre 1976 et 1979, il n’enregistra que le Trio K. 502 de Mozart (dont la bande fut égarée) et le Deuxième Trio de Mendelssohn (selon Istomin, le sommet de la discographie de leur ensemble). Tom FrostTom Frost venait de prendre la direction du département « Artistes et répertoire » et on pouvait espérer qu’une collaboration allait renaître. Tom Frost, qui avait notamment produit tous les enregistrements de Casals à Marlboro et la plupart de ceux d’Horowitz, avait beaucoup d’admiration pour Istomin. Il était très impressionné par sa culture et par sa connaissance en profondeur des partitions. Il avait été particulièrement frappé par le rôle qu’Istomin avait joué lors de l’enregistrement du Triple Concerto de Beethoven : « Il entendait tout, y compris dans l’orchestre, il savait parfaitement ce qu’il voulait.  Il parvenait même à faire partager ses convictions par le chef (Eugene Ormandy) et les deux autres solistes (Isaac Stern et Leonard Rose) ! Frost avait aussi été le directeur artistique d’Istomin pour le Deuxième Concerto de Brahms et pour le Quatrième Concerto de Beethoven. Il s’engagea à rééditer certains enregistrements d’Istomin qui n’étaient plus au catalogue depuis longtemps. Les concertos de Chopin, de Schumann et de Tchaïkovsky parurent en 1977 dans la collection économique Odyssey. Une coproduction fut envisagée avec la firme polonaise Muza pour enregistrer à Varsovie la Symphonie concertante de Szymanowski sous la direction de Jerzy Semkow. Elle ne put aboutir. Frost, qui souhaitait à son tour élargir le répertoire des disques de Columbia proposa à Istomin de se lancer dans une intégrale Scriabine. Istomin admirait Scriabine, mais il n’en avait jamais joué en public et il ne se sentait pas assez proche de son univers pour se lancer dans une telle aventure. Istomin proposa plutôt de graver certaines œuvres de Rachmaninov et en particulier les Variations sur un thème de Chopin qui lui tenaient à cœur. Or Columbia venait de confier une intégrale Rachmaninov à Ruth Laredo. Finalement, aucun accord ne put être trouvé, sans que l’on puisse dire à qui en incombait la responsabilité. Il avait été tout simplement trop difficile de renouer des liens après une telle rupture.

Beethoven-Violin-Sonatas1 LPPourtant, Istomin allait encore enregistrer pour Columbia, devenue entre temps CBS. Il avait fini par céder aux supplications de son ami Isaac Stern pour terminer l’intégrale des Sonates pour piano et violon de Beethoven qu’ils avaient commencée en 1969. Entre novembre 1982 et décembre 1983, ils enregistrèrent les huit sonates qui manquaient. Istomin avait refusé tout contact avec les dirigeants de CBS. Il ne signa pas de contrat et ne toucha jamais de royalties sur les ventes. Il n’avait pas même souhaité réécouter les prises, donnant carte blanche à Isaac Stern pour veiller sur la post-production.

Les rééditions

Coffret Sony 2L’amertume d’Istomin était également liée à l’utilisation que Columbia, CBS, puis Sony (qui avait racheté la compagnie en 1988) firent de ses anciens enregistrements. Seuls les trios avec Isaac Stern et Leonard Rose furent régulièrement réédités, mais souvent dans des collections consacrées à Stern. Nombre de ses disques avec Casals furent également republiés à diverses reprises, dans des collections dédiées à Casals. Le seul concerto qui ne quitta guère le catalogue était le Schumann, le plus souvent à cause de Bruno Walter. Les initiatives de réédition les plus marquantes vinrent de pays inattendus, d’Argentine (où les concertos de Chopin et de Schumann remportèrent un Grand Prix du Disque) et surtout du Japon. En 1989, en Angleterre, CBS trouva moyen de republier son interprétation du Concerto de Tchaïkovsky sans aucun couplage. Comment un CD de trente-quatre minutes, même en collection très économique, pouvait-il avoir du succès ? Comment avait-on pu ne pas penser à le coupler avec son enregistrement du Deuxième de Rachmaninov, qui restait une référence  pour nombre de mélomanes ? En 1991, Sony France annonce un coffret des œuvres concertantes de Tchaïkovsky en collection Maestro avec à nouveau le Premier Concerto pour piano dans la version d’Istomin. Sony New York envoie à la place l’enregistrement de Gary Graffman… On pourrait multiplier les anecdotes de ce genre, qui montrent le peu de considération que Columbia et ses successeurs eurent pour Eugene Istomin.

Il fallut attendre 2015 pour que Sony, à l’initiative de Gary Graffman et de Robert Russ, se plonge sérieusement dans ses archives et publie un coffret de onze CDs, reprenant l’intégralité de ses enregistrements en concerto et en piano solo, ajoutant même quelques précieux inédits.