Le cas Harold Schonberg et le New York Times

Pendant les douze premières années de sa carrière, Istomin fut plutôt bien traité par le New York Times. Noel Straus salua les débuts de ce « pianiste si doué », et l’accueil de ses récitals fut globalement favorable, même si, inévitablement, on lui reprochait les défauts de sa jeunesse. Howard Taubman s’extasia même devant ses concerts avec Casals à Perpignan en 1951 et écrivit en décembre 1955, après l’avoir entendu jouer le Quatrième Concerto de Beethoven sous la direction de George Szell : « Istomin a montré qu’il était à la fois un poète et un penseur. Son jeu a atteint une stupéfiante maturité. » Malheureusement pour Istomin, Howard Taubman abandonna en 1960 la responsabilité de la rubrique musique pour prendre celle du théâtre et il fut remplacé par Harold Schonberg.

Schonberg, arrivé comme pigiste en 1950, régna sur la critique musicale du New York Times jusqu’à sa retraite en 1980. Il réussit à s’imposer, aussi bien au sein du journal que dans le milieu musical, au point d’être le premier critique musical à recevoir le Prix Pulitzer, en 1971. Il avait su se mettre à la portée d’un large public, bien au-delà du cercle des mélomanes, en usant d’un style simple et direct. La tranquille assurance de ses comptes-rendus sécurisait ses lecteurs et son goût de la provocation les séduisait. Il avait aussi compris que le public était demandeur de livres permettant d’avoir, de façon très accessible, une vision de l’histoire de la musique et une présentation des grands interprètes. Ses livres connurent un grand succès : Les grands pianistes (1963, 1987), Les grands chefs d’orchestre (1967) ; La vie des grands compositeurs (1970, 1981, 1997).

En découvrant aujourd’hui ses livres et ses articles, on ne peut qu’être surpris qu’Harold Schonberg ait connu une telle reconnaissance. C’était une conception populiste de la critique musicale. Aux préjugés de nombre de ses collègues, il en ajoutait bien d’autres, à commencer par un rejet systématique de toute la musique du 20ème siècle :  Stravinsky était très surestimé, la musique sérielle était une aberration, les minimalistes des ânes, Chostakovitch n’avait pas beaucoup d’intérêt, Britten encore moins. Quant à la musique baroque, ce n’était que du vide. Pour les interprètes, ses préjugés étaient également très marqués avec des têtes de turc, en particulier Leonard Bernstein. Il ne supportait pas sa direction spectaculaire, n’hésitant pas à se moquer de lui, le traitant de « Peter Pan de la musique » et le comparant à Nijinsky. En ce qui concerne le piano, son domaine de prédilection, ses préférences étaient le piano russe (il avait fait l’apologie de Richter lors de sa venue en 1960) et la virtuosité romantique de la vieille école. Dans son livre The Great Pianists, il consacre deux pages à Jorge Bolet et se contente de nommer Fleisher, Graffman, Istomin ou Katchen.

Son narcissisme et son arrogance étaient également remarquables. Il se vantait d’écrire ses papiers en moins de 45 minutes et narguait volontiers ses collègues qui y passaient plus de temps. Il venait souvent au concert avec ses partitions, expliquant que certains musiciens étaient si ennuyeux que suivre sur la partition était la meilleure façon d’éviter de s’endormir. Il assumait sans vergogne son parti-pris de subjectivité: ‘‘ce n’est pas le problème du critique d’avoir raison ou d’avoir tort ; il doit simplement exprimer son opinion dans un style compréhensible. »

Cette étroitesse d’esprit, ce manque d’honnêteté intellectuelle et de respect pour la musique et les musiciens ne tardèrent pas à exaspérer une grande partie du milieu musical. En juillet 1972, Alexander Schneider adressa à Schonberg une lettre ouverte qui fit beaucoup rire. Schonberg avait la prétention d’être aussi un grand spécialiste du jeu d’échecs et il réussit à se faire envoyer à Reykjavik pour rendre compte du fameux Championnat du Monde entre Bobby Fischer et Boris Spassky. L’événement avait tenu en haleine le monde entier. Voici ce qu’écrivit Schneider : « Tous mes amis, pas seulement les musiciens, mais aussi des gens importants, intelligents, ne dorment plus la nuit, attendant vos comptes-rendus. Nous sommes tous d’accord pour dire que vous êtes le plus grand et le meilleur journaliste dans le domaine des échecs. Et je suis sûr que tous les joueurs d’échecs souhaitent que vous arrêtiez d’écrire sur la musique ! »  Malheureusement pour Istomin et pour beaucoup d’autres, Schonberg ne suivit pas ce conseil. Ce que Schneider ne savait peut-être pas, c’est que Schonberg, s’ennuyant probablement à écouter de la musique, lisait des thrillers et des romans policiers. Il avait également su s’imposer au New York Times où il les chroniquait sous le pseudonyme de Newgate Callendar.

Il y avait chez Schonberg une jubilation de la perversité : concéder quelques qualités secondaires à un interprète et donner ainsi des gages de sa bonne foi, afin de donner plus d’impact aux phrases assassines qui suivaient. Ainsi en 1951, après un récital à Carnegie Hall, il commença par reconnaître à Istomin un potentiel pour très bien jouer du piano, mais il s’empressa de déplorer aussitôt que sa sonorité soit métallique, puis lui recommanda de se détendre et de laisser la musique parler. Parfois, comme en 1962 pour le Deuxième Concerto de Brahms avec Bernstein et l’Orchestre Philharmonique de New York, Schonberg se montrait insupportablement condescendant : « M. Istomin continue à grandir, et depuis quelques années il est devenu un artiste. »  En 1973, pour un nouveau récital à Carnegie Hall, il s’autorisa quelques compliments sur sa sonorité, avant de rabâcher inlassablement son ultra-professionnalisme. C’était pour mieux signifier qu’il n’y avait ni imagination, ni émotion dans ses interprétations.

Les seuls moments où Harold Schonberg se montra positif à l’égard d’Istomin, c’est lorsqu’il jouait avec le Trio. Encore prenait-il soin de remarquer que s’il avait excellé dans le Triple Concerto de Beethoven, il avait auparavant fait preuve de plus d’efficacité que de poésie dans le Quatrième Concerto !

Il arrivait que Schonberg ne puisse se rendre à un concert et qu’un de ses collègues le suppléât. Mais le poids de son autorité dans la rédaction était tel que les chances d’Istomin d’avoir une critique favorable dans le New York Times étaient très minces. Seul Allen Hughes s’y risqua pour un Deuxième Concerto de Chopin avec l’Orchestre de Cleveland en 1972. Les pigistes étaient prévenus d’emblée qu’au New York Times « on n’aimait pas Istomin ». Howard Klein, pour un récital à Carnegie Hall en février 1964, s’y conforma volontiers: « Un modèle de pianisme moderne, techniquement brillant, intelligent, contrôlé et logique… mais la sensibilité ne semble pas être un des points forts de M. Istomin, car peu de ce qu’il joue touche le cœur. »

Avant son récital à Carnegie Hall en novembre 1971, Istomin avait eu l’honneur d’une longue interview dans le New York Times, réalisée par John Gruen. Une telle mise en valeur, plutôt inhabituelle dans les colonnes de ce journal, déplut fortement à Harold Schonberg. Ce fut Donal Henahan qui assura la critique du concert. Elle aurait pu être signée Harold Schonberg. Le titre était engageant : « Istomin, au piano, apporte du raffinement ». Mais la suite ressemblait à un règlement de compte : « L’approche du pianiste est celle d’un dessinateur, scrupuleux sur les détails et se servant en permanence d’une équerre et d’un compas. La musique n’est pas une plaisanterie pour ce grand artiste. » En dehors d’un nocturne de Chopin et de deux pièces de Brahms, rien n’était à sauver. Henahan avait trouvé la Sonate en ré majeur de Schubert mortellement ennuyeuse, et la conclusion de son article se voulait féroce : « S’il fallait mentionner l’œuvre la plus étrangère au style anti-flamboyant de M. Istomin, ce serait bien la Polonaise ‘’Militaire’’ de Chopin qui termina le récital en explosant comme un pétard mouillé ». Ce qui rendait la formule assez cocasse, c’est que Henahan avait confondu la Polonaise Héroïque avec la Militaire ! Ce n’est pas sûr que cela ait suffi à consoler Istomin, même si Harriett Johnson avait rendu une critique dithyrambique dans le New York Post, le qualifiant de « poète de l’introspection ».

Etonnamment Donal Henahan, encore très dur à l’égard d’Istomin en juin 78 (à nouveau à propos de la Sonate en ré majeur de Schubert, dont il ne supportait manifestement la longueur), se montra beaucoup ouvert lorsqu’il prit la succession de Schonberg en 1980, se sentant sans doute plus libre d’écrire ce qu’il pensait. En mai puis en octobre, il ne ménagea pas ses compliments sur ses interprétations du Troisième Concerto de Beethoven et du Premier Concerto de Tchaïkovsky. Désormais, les concerts d’Istomin furent reçus dans le New York Times avec bienveillance, en tout cas sans acrimonie. Le temps de Schonberg était bien passé, même s’il continua quelque temps à collaborer au journal comme pigiste.

A noter qu’après sa retraite Schonberg eut l’occasions de rencontrer Istomin à plusieurs reprises, notamment au concert inaugural de la présidence de Ronald Reagan en janvier 1981 et dans le jury du Concours de Santander en 1987. Il se comporta comme s’ils étaient amis depuis toujours, mais Istomin ne l’entendit pas de cette oreille!