« Quand les critiques sont bonnes, je suis très heureux pour quelques minutes. Et quand elles sont mauvaises, je suis déprimé et furieux pour toute la journée. En fait, il est rare qu’une critique corresponde à ce que j’ai réellement pensé du concert. Je suis extrêmement attentif et sensible à toutes les observations et les critiques. J’écoute et j’absorbe toutes les observations que les gens me font.’’

Istomin estimait à juste titre qu’il devait sa carrière au soutien des grands musiciens (Busch, Casals, Rodzinski, Paray, Reiner, Munch, Ormandy…) alors que la sympathie de la critique et le soutien de ses managers lui ont souvent fait défaut. D’emblée, la critique avait été partagée à son égard et il eut à affronter l’hostilité quasi systématique de certains journaux.

L’âge d’or des critiques et le règne des préjugés

Il est difficile aujourd’hui d’imaginer l’importance de la critique dans la vie musicale américaine des années 1940 à 1970. Un public considérable découvrait la musique classique et avait besoin d’être guidé, de savoir quoi penser. Lorsqu’Istomin commença sa carrière, un concert à Carnegie Hall faisait l’objet d’au moins cinq ou six comptes-rendus. Les journaux de toutes les autres grandes villes ouvraient également largement leurs colonnes aux critiques musicaux, en particulier à Chicago et à Philadelphie. Cette omniprésence avait son revers. Les critiques se sentaient tout puissants. Ils faisaient preuve d’arrogance et n’avaient pas d’état d’âme pour faire et défaire des carrières. La compétence n’était pas toujours au rendez-vous, et le plaisir d’un bon mot, méchant si possible, l’emportait parfois sur la probité musicale.

C’était le règne des préjugés et des étiquettes !

  • Il y avait tout d’abord une réticence à l’égard des jeunes musiciens américains : on pouvait leur reconnaître des qualités de virtuosité, mais jamais imaginer que leur musicalité soit à la hauteur des interprètes européens ou russes.
  • Longtemps il fut considéré comme impossible pour un même interprète d’exceller dans Chopin et dans Beethoven. L’un excluait l’autre, et Istomin les associait fréquemment dans ses programmes. Invariablement, lors du même concert, certains comptes-rendus louaient son Beethoven et rejetaient son Chopin, tandis que d’autres faisaient l’inverse.
  • Certaines œuvres étaient censées ne pouvoir être abordées que par des artistes en pleine maturité, notamment le Quatrième Concerto de Beethoven et le Deuxième de Brahms. Istomin les ayant joués dès ses dix-huit ans, la critique s’était fait un malin plaisir à lui reprocher son manque de maturité.
  • Un soliste ne pouvait pas faire de musique de chambre, car il était trop préoccupé de briller! D’ailleurs, si un soliste s’adonnait à la musique de chambre, ce ne pouvait être que parce que sa carrière de soliste déclinait.

Istomin se heurta donc de front à ces quatre préjugés solidement ancrés. Il n’envisagea jamais de faire des concessions pour entrer dans les bonnes grâces des critiques. Pas question pour lui de changer son répertoire de concertos et ses programmes de récitals, dont l’éclectisme désorientait les critiques. Ils avaient toutes les peines du monde à le faire entrer dans une de leurs catégories : classique, romantique, ou moderne !?

Par ailleurs, Istomin dut subir l’ostracisme de deux des critiques les plus influents de cette époque : Claudia Cassidy et Harold Schonberg. La première, surnommée ‘Acid Cassidy’, fut la chef de rubrique du Chicago Tribune de 1942 à 1966. Elle réussit à obtenir le départ de trois directeurs musicaux du Chicago Symphony : Désiré Defauw, Rafael Kubelik (Claudia Cassidy avait en horreur la musique de Bartok et de Janacek) et Jean Martinon. Elle détestait Istomin, et rendit compte négativement de la quasi-totalité de ses concerts à Chicago et au Festival de Ravinia. Pour le second, c’était encore plus grave à cause du prestige national et international du New York Times. De plus, Harold Schonberg avait réussi, au grand dam de nombreux musiciens, à s’imposer comme une référence incontournable ! La célébrité et la respectabilité accordées alors à ce critique sont très surprenantes, tant son étroitesse d’esprit nous semble aujourd’hui caricaturale. En tout cas, ses comptes-rendus obstinément pernicieux, à l’exception des concerts du Trio, ont beaucoup nui à la carrière d’Istomin, à New York et bien au-delà. [Le New York Times et le cas Schonberg font l’objet d’un article séparé.]

De l’autre côté de l’Atlantique, les musiciens ont longtemps rencontré les mêmes préjugés, le même besoin de coller des étiquettes ! Lors de ses débuts en Suisse et en Italie en 1950, tous les critiques s’extasièrent sur sa technique « phénoménale » mais n’arrivaient pas à le catégoriser. Certains encensaient son Bach et son Mozart, d’autres ses Variations sur un thème de Haendel de Brahms, ses Chopin ou son Ravel, mais aucun ne pouvait imaginer qu’un seul et même pianiste puisse bien interpréter des compositeurs aussi différents.

Le reflexe anti-américain était très présent en Europe. Les pianistes américains étaient considérés comme des virtuoses mais on mettait en doute leur sensibilité musicale. Dans les années 60 et 70, il y avait également des réticences politiques liées à la Guerre du Vietnam. En Angleterre, Istomin fut très bien accueilli et reçut en 1956 la prestigieuse Harriet Cohen Medal, créée en hommage à la grande pianiste anglaise, que Casals avait invitée naguère à Barcelone. Mais il semble qu’il n’ait pas manifesté assez de reconnaissance au jury qui l’avait distingué et cela fut pris pour de l’arrogance. Ce grief fut renforcé lorsqu’Istomin et ses collègues du Trio bousculèrent certaines idées reçues : la musique de chambre ne pouvait pas être jouée de façon convaincantes par des solistes et elle n’avait pas sa place dans les grandes salles de concert. Ils prouvèrent le contraire. Tout cela valut à Istomin une hostilité tenace des critiques du Times et de quelques autres journaux, et même d’une partie du milieu musical britannique, jusqu’au début des années 80.

La fin des préjugés, mais aussi des pouvoirs de la critique

Bien sûr, de très nombreux journalistes ont accueilli très favorablement Eugene Istomin, y compris à New York. Harriett Johnson, par exemple, qui était une ancienne élève d’Olga Samaroff et une compositrice de musique pour enfants, fit preuve d’une grande empathie à son égard pendant les 43 années de sa carrière au New York Post. Il est à noter d’ailleurs que les critiques les plus enthousiastes à l’égard d’Istomin étaient souvent des musiciens. Ces soutiens n’arrivaient cependant pas à compenser totalement l’opposition tenace d’une partie de la presse, si petite soit-elle. Il y a un dicton qui affirme que dix bonnes appréciations n’effacent pas une mauvaise !

L’accueil de la critique aux concerts d’Istomin changea progressivement au fur et à mesure du renouvellement des journalistes. Claudia Cassidy partie, la presse de Chicago s’enflamma unanimement pour son récital de mai 1971. Au début des années 80, les journaux londoniens le redécouvrirent avec enthousiasme, bientôt suivis par les français, les suisses et les italiens. Schonberg à la retraite, le New York Times n’hésita plus à lui tresser à nouveau des lauriers. Pour Istomin, c’était évidemment une satisfaction mais, à cette époque, la critique avait perdu beaucoup de ses pouvoirs et n’avait plus la capacité de favoriser les carrières des interprètes. Le pouvoir était passé dans les mains de l’industrie du disque et des spécialistes du marketing.

L’attitude d’Istomin face à la critique

Istomin avait eu du mal à trouver trouva la juste distance pour ne pas se laisser envahir par des critiques injustes. Son père y avait attaché tellement d’importance !  Après chaque concert important de son fils, il ne dormait pas, attendant les journaux du lendemain pour découvrir les critiques dès la première heure ! Ensuite, Istomin avait partagé les révoltes de son ami William Kapell, exaspéré par l’incompétence et l’arrogance de certains journalistes. Kapell n’hésitait pas à prendre la plume pour réfuter une critique qu’il jugeait inepte, ni à menacer le journaliste de lui mettre son poing dans la figure. Il lui arriva même d’en venir aux mains avec Jay Harrison, du New York Herald Tribune, qui avait fait un compte-rendu indigne d’un récital d’Horowitz. Conscient que cela ne menait nulle part, Istomin préféra bientôt se réfugier dans l’humour. En mars 1957, il avait joué le Concerto l’Empereur de Beethoven avec l’Orchestre Philharmonique de New York sous la direction de Dimitri Mitropoulos, un chef avec lequel il avait toujours rêvé de jouer. Harold Schonberg fut particulièrement négatif dans le New York Times, lui reprochant sa sonorité dure et percussive, son incapacité à faire des nuances et à chanter. Quelques jours plus tard, on pouvait lire cet entrefilet dans le Daily News : « Eugene Istomin était le soliste de l’Orchestre Philharmonique de New York la semaine dernière et un des critiques musicaux a trouvé quelques défauts dans son interprétation. Le pianiste a pris les choses avec philosophie, disant : ‘Quelqu’un lui aura donné des pilules anti-Istomin’’…

Quelques critiques

Une des plus remarquables est l’œuvre du fameux écrivain et compositeur Paul Bowles, qui fut un moment la critique musical du New York Herald-Tribune, aux côtés de Virgil Thomson. Son compte-rendu du premier récital à New York de Eugene Istomin, à Town Hall le 18 avril 1944 est magnifique de clairvoyance et d’ouverture d’esprit : « On n’était peut-être pas toujours d’accord avec les interprétations très personnelles de M. Istomin, mais c’est précisément parce qu’elles étaient le résultat des sentiments intenses d’un jeune artiste, et non une synthèse des idées des autres, qu’elles ont suscité l’admiration de l’auditeur. Il est rare d’entendre Chopin jouer avec une telle évidence, qui prouve que le pianiste a compris l’essence de sa poésie, et il est rare que cette poésie trouve un instrument aussi naturellement adapté à son expression que les doigts sensibles de M. Istomin. »

La plus ébouriffante est celle d’un critique lyonnais. Après une interprétation du Quatrième Concerto de Beethoven sous la direction de Paul Paray, il qualifia Istomin de « pianiste américain typique, avec des doigts d’acier et un toucher digne d’une machine à écrire, sans aucune sensibilité musicale. » Et il ajoutait : « Mais où donc a-t-il trouvé cette invraisemblable cadence ? Il y a des limites au mauvais goût!” Istomin avait joué la cadence écrite par Beethoven…

Et pour finir, voici le repentir savoureux du compositeur Virgil Thomson qui avait écrit dans le Herald Tribune en février 1948: Comme beaucoup de jeunes gens d’aujourd’hui, Istomin n’est pas à son avantage dans le répertoire classique et romantique. Il n’y a que dans la musique de son siècle qu’il donne le meilleur de lui-même… » Quelque trente ans plus tard, Istomin lui fit relire son article. Thomson s’exclama: “Désolé, garçon! J’avais tout faux!