SchnabelDans la vie musicale américaine des années 40, Artur Schnabel et Rudolf Serkin étaient les deux grands prêtres du répertoire germanique. Même si tous les deux prêchaient le respect du texte et la recherche de la vérité musicale, le culte était fort différent, et il y avait une sorte de rivalité qui se jouait moins sur la scène des concerts que dans les discussions passionnées de leurs fans et de leurs disciples.
Nombre de proches assuraient que Serkin avait la plus grande estime pour Schnabel mais qu’il trouvait sa négligence pianistique inacceptable. A l’inverse on racontait que Schnabel avait dit un jour à Serkin qu’il devrait arrêter de passer autant de temps à travailler sa technique et que cela lui permettrait de prendre, et de donner, plus de plaisir en jouant.

Schnabel était le maître vénéré de Fleisher, tandis qu’Istomin était l’élève de Serkin. Les deux jeunes pianistes s’amusaient à se quereller au sujet de leur mentor. Mais en fait, Istomin nourrit très tôt une profonde admiration pour Schnabel. Il confia dans une interview à High Fidelity en avril 1970 : «  Pendant les premières années de la Guerre, à Philadelphie, je me suis lié d’amitié avec le compositeur Harold Brown, un musicien sensible et clairvoyant, qui était un fan de Schnabel. Il possédait tous ses disques, et il m’a littéralement plongé dedans… j’ai commencé à aller assister à ses concerts chaque fois que je le pouvais… En quelques années j’avais tellement absorbé sa façon de jouer que quand je l’ai rencontré j’avais le sentiment de bien le connaître depuis longtemps. »
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Pour Istomin, Schnabel était un antidote à l’excès de rigueur de Serkin, avec un affranchissement de la barre de mesure qui libérait le discours musical. la phrase pouvait vivre et de ne pas être enfermée dans une régularité implacable et dans une trop grande attention au détail. En 1974, Istomin déclara à Jacobson : « Il n’y a pas de perfection technique en soi. Cela n’existe pas. La technique c’est ce qui permet de révéler le sens d’une grande œuvre d’art, de le rendre clair. Le plus extraordinaire exemple d’un artiste qui y parvenait toujours, mais qui n’était pas techniquement fiable (quelquefois au point de compromettre son interprétation), c’est Schnabel. Même aujourd’hui, en disques, je suis frappé par cette chose incroyable : il est toujours capable de vous donner un sens de l’œuvre vraiment profond, en particulier dans les œuvres colossales où les détails sont absolument sans importance. Ils sont si nombreux qu’ils ne sont tous que des morceaux d’une vaste mosaïque. Alors les petits éclats sont de petites choses. La grande ligne doit être là! ” (Reverberations, interviews with the world’s leading musicians).

Cette admiration pour Schnabel amena inévitablement des conflits avec Serkin. Istomin le raconta aux biographes de Serkin, Stephen Lehmann et Marion Faber : « Une fois, nous nous sommes disputés sur la façon de jouer le premier mouvement de la Sonate opus 54 de Beethoven. A ce moment-là, j’étais tombé amoureux de la façon qu’avait Schnabel d’oublier la barre de mesure – Schnabel jouait avec de longues courbes, peut-on dire, et je le faisais beaucoup aussi, comme les jeunes gens très influençables peuvent le faire. Serkin me dit : ‘Si tu persistes à ne pas jouer ces passages en mesure, c’est mieux de ne pas jouer cette sonate’. Et j’ai dit : ‘Bien, je ne le ferai plus.’ Et ce fut la fin du cours. Loin d’être découragé, je me suis simplement caché pour jouer avec ma mesure assouplie schnabélienne. »

Schnabel, livreSchnabel passait souvent pour un gourou. Il y avait beaucoup de mysticisme de la part de ses disciples, qui attendaient qu’il leur révèle l’essence d’une œuvre, l’essence de la musique. Cinquante ans après la mort de Schnabel, Fleisher continuait d’en parler en ces termes, évoquant une répétition du Concerto K. 467 de Mozart que Schnabel avait joué à Chicago. Son interprétation du mouvement lent avait éclairé et guidé tout son parcours de musicien (Grandes Conversations en musique). Le prestige de Schnabel était tel que William Kapell avait demandé à Schnabel de lui donner des cours. C’était à la fin des années 40, alors que sa carrière était en plein essor. Il avait insisté pour payer ces cours, comme si c’était une psychanalyse !

Certains, comme Claude Frank, un autre grand ami d’Istomin, surent faire la synthèse de ce que Serkin et Schnabel pouvaient apporter, sachant qu’ils se réclamaient de la même tradition, d’une recherche aussi exigeante de la vérité musicale. Claude Frank avait étudié pendant onze ans avec Schnabel et il se joignit à Serkin à Marlboro à partir de 1953. Il trouvait Serkin encore plus soucieux de l’orthodoxie, musicalement et pianistiquement, interdisant dans les sonates de Beethoven toute redistribution des notes entre les deux mains, et notamment pour le début de la Hammerklavier. Lorsque Claude Frank lui disait qu’avec une seule main il ratait son début neuf fois sur dix, Serkin lui répondait que c’était parce qu’il n’était pas assez concentré… (Stephen Lehmann et Marion Faber, Rudolf Serkin, A life).

Istomin, de son côté, a laissé le temps et la réflexion faire le tri dans les multiples influences qu’il a volontiers reconnues et cela lui a permis de trouver son propre chemin. L’admiration pour Schnabel est restée. Le choix de la Sonate en ré majeur D. 850 de Schubert, qu’il mit très souvent à ses programmes de récital dans les années 60 et 70, en témoigne. C’est en écoutant l’enregistrement de Schnabel qu’il avait ressenti le besoin impérieux de la jouer.

Documents

Schubert. Allegretto en ut mineur D. 915. Artur Schnabel.

Artur Schnabel filmé chez lui…