Eugene Istomin semblait un célibataire endurci, et se montrait toujours très discret sur sa vie privée. Dans la longue interview réalisée par John Gruen pour le New York Times en 1971, il se montre très réticent pour en parler. Il explique simplement qu’il aime beaucoup être seul, et que sa vie est tellement remplie qu’il ne serait pas raisonnable de la partager, et encore moins de fonder une famille. Ses concerts ne lui permettent de passer qu’une cinquantaine de jours à la maison. Et ses multiples passions, pour la littérature, pour l’art ou pour le base-ball, sans parler même de son engagement politique, remplissent complètement sa vie.

Or, le 4 février 1975, le New York Times annonça son mariage avec Marta Casals. Leslie Maitland était venue interviewer les deux futurs mariés et son article commençait ainsi : ‘’Eugene Istomin, le pianiste que Pablo Casals appelait « mon fils », et Martita Montanez Casals, veuve du violoncelliste-compositeur espagnol, ont annoncé hier qu’ils allaient se marier – deux fois, une fois à New York en anglais et une fois à Porto Rico en espagnol – dans les semaines qui viennent. Ils se connaissent depuis 25 ans.’’

Il est vrai que Marta et Eugene s’étaient vus pour la première fois en juillet 1951 au Festival de Perpignan. Marta était venue de Porto Rico avec son oncle afin d’auditionner pour Casals. Elle se souvenait d’avoir alors assisté à une répétition où Casals dirigeait et où Eugene était le soliste : « Eugene jouait le concerto de Mozart n°14, et tout le monde était émerveillé. Il y avait un passage qu’il jouait si bien que Casals hochait la tête vers Sasha Schneider et disait ‘’ah ! magnifique…’’ J’avais demandé le nom du jeune pianiste, je pensais qu’il jouait merveilleusement bien, et qu’il était mignon. J’avais quatorze ans ! » Stendhal, un des auteurs de prédilection de Eugene, aurait sans doute dit que c’était la toute première étape de la cristallisation !

Casals avait trouvé que Marta avait beaucoup de talent et que lorsque son professeur, Lieff Rosanoff, jugerait qu’elle serait prête, il serait heureux de l’accueillir à Prades pour la faire travailler. Marta arriva en novembre 1954 et elle put assister au festival 1955. Eugene, qui en avait assuré la direction artistique avec Madeline Foley, participait à six concerts. Marta lui avait été présentée mais, intimidée par ce grand artiste, elle n’avait pas osé engager la conversation. Elle eut vent de la fâcherie entre Casals et Istomin à la fin du festival mais elle sut bientôt leur réconciliation et avait déjà conscience de l’affection indéfectible qui les unissait. Quant à Eugene, il prit conscience de la force de la personnalité de Marta lors du premier festival de Puerto Rico en 1957, lorsqu’elle prit la situation en main après le malaise cardiaque de Casals.

Quand Marta épousa Casals quelques mois plus tard, ce qui suscita quelques polémiques, elle sentit combien Eugene se réjouissait de leur mariage. Il avait parlé de sa propre rencontre avec Casals comme d’un coup de foudre. S’il y avait quelqu’un qui pouvait comprendre qu’une jeune femme comme Marta tombe amoureuse de Casals, c’était lui !

Par la suite, Eugene et Marta se revirent de loin en loin, souvent dans l’agitation du festival. Marta se souvient de grands moments de musique, en particulier du Concerto de Schumann. Eugene l’avait joué magnifiquement en 1958 à Carnegie Hall (alors qu’elle accompagnait Casals pour sa première réception à l’ONU) et, de façon encore plus marquante, à Porto Rico l’année suivante. Il y avait aussi les visites régulières que Eugene rendait à Casals. Marta était très heureuse de le voir arriver car l’atmosphère était alors particulièrement détendue. Eugene et Casals se lançaient toujours dans de grandes discussions et faisaient de la musique ensemble, ce qui permettait à Marta de s’éloigner plus longuement pour faire des courses ou pour voir sa famille.

 

Lorsque Casals tomba gravement malade en octobre 1973, avec une infection pulmonaire qui l’obligea bientôt à porter un masque à oxygène, Eugene vint lui rendre visite et Casals lui fit part de son inquiétude pour l’avenir de Marta. C’était une façon délicate de lui demander de veiller sur elle, ce que Eugene fit. Après la mort de Casals, tous les amis téléphonèrent régulièrement à Marta pour prendre de ses nouvelles et lui proposer leur aide. Puis, inévitablement, les appels s’espacèrent progressivement, sauf ceux de Eugene. Même s’il était à l’autre bout du monde, fidèle à la promesse tacite qu’il avait faite à Casals, il s’inquiétait du poids de la solitude pour Marta, mais aussi de la charge de ses responsabilités, car elle se trouvait à la fois à la tête du festival, de l’Orchestre Symphonique et du Conservatoire de Porto Rico, trois institutions qu’elle avait créées avec Casals. Elle gérait aussi l’héritage musical et humain de Casals. Marta prit l’habitude de demander à Eugene des conseils, car ses avis étaient très pertinents. Une complicité se noua au fil du temps. Pourtant, ils ne se voyaient que très rarement car Marta vivait et travaillait à Porto Rico, tandis que Eugene voyageait partout dans le monde pour ses concerts.

Au début du mois de juillet 1974, Marta devait aller à Marlboro pour un hommage à Casals. Elle était accompagnée de son amie de toujours, la grande soprano portoricaine Olga Iglesias, qui allait y chanter les mélodies de Casals. Elles firent étape à New York où Marta avait plusieurs problèmes à régler. Eugene était là et il avait été convenu qu’ils se voient.

 

Conscient de l’évolution de ses sentiments pour Marta, et encouragé par son ami Vladimir Brailovsky, qui trouvait que Marta était pour lui l’épouse rêvée, Eugene invita Marta à dîner et osa se déclarer. La réponse de Marta fut gentiment décourageante : ‘’Oh ! Comme c’est gentil de votre part, mais pour l’instant, vous savez, je ne suis pas vraiment prête pour quoi que ce soit comme ça !’’ Eugene ne s’en offusqua pas et lui dit qu’il comprenait et qu’il ne voulait surtout pas la bousculer.

Quand Marta rejoignit son hôtel, Olga ne dormait pas et Marta lui raconta son dîner. Elles passèrent une bonne partie de la nuit à parler. Olga n’’était pas surprise : « En voyant comme il te regarde, je m’en doutais ! » Elle était très enthousiaste, elle aimait beaucoup Eugene et trouvait que cette union était parfaitement naturelle ! Elle pressait Marta de bien réfléchir et de dire oui !

Au retour de Marlboro, Marta et Eugene se revirent brièvement et découvrirent qu’ils allaient se trouver en même temps à Paris à la fin du mois d’août. Eugene avait une série de concerts en Europe. Marta devait se rendre à Prades pour trier toutes les affaires et les dossiers laissés dans la maison de Molitg depuis 1966, la dernière année où Casals était venu. Elle devait aussi aller à Genève rencontrer Alberto Ginastera à qui elle avait commandé une œuvre pour le festival de Porto Rico. Eugene et Marta se retrouvèrent quelques jours à Paris, partageant le plus de temps possible, se promenant, visitant des musées, et parlant beaucoup. La nature de leur relation changea bientôt, et ils se rendirent à l’évidence qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. Cependant, ils s’efforcèrent de rester très discrets : Casals était mort depuis moins d’un an et la révélation de leur rapprochement pouvait prêter à médisance. Ils avaient profondément le sentiment que Casals serait très heureux de leur union, mais ils décidèrent de garder le secret le plus longtemps possible et de ne le dire qu’aux amis très proches. Lorsque Eugene eut donné son dernier concert et que Marta eut terminé ses rangements à Molitg, ils avaient convenu de se retrouver à Marseille pour rendre visite à Alexander Schneider dans sa maison du Paradou, non loin des Baux-de-Provence. Marta lui avait annoncé qu’elle ne viendrait pas seule, mais avait voulu garder la surprise. Sasha fut stupéfait de voir que c’était Eugene qui accompagnait Marta. Il était tellement désorienté qu’il n’osa même pas poser de question ! Il fallut que ce soit Eugene qui aborde le sujet et que Marta confirme qu’ils avaient bel et bien décidé de se marier. Alors seulement Sasha était sorti de son ébahissement et avait pu dire : « I am happy for you ! »

Marta et Eugene repartirent. Marta était retournée à Porto Rico et Eugene avait commencé sa saison américaine. Quelques semaines plus tard, ils se retrouvèrent à New York avec cette fois l’intention de mettre Isaac et Vera Stern au courant. Rendez-vous fut pris à déjeuner. Eugene arriva avec Marta, ce qui étonna à peine Isaac, très heureux de la voir. A plusieurs reprises, Eugene fut sur le point de prendre la parole pour annoncer le mariage, mais il avait à peine commencé sa phrase que le téléphone sonnait. Et quand ce n’était pas le téléphone, c’étaient les enfants qui surgissaient avec une question urgente. La vie habituelle d’Isaac ! Le déjeuner s’acheva et Eugene et Marta repartirent sans avoir pu annoncer la nouvelle. Lorsqu’ils remontèrent en voiture, ils furent pris d’un fou rire inextinguible ! Le lendemain Isaac téléphona, tout penaud. Sasha venait de l’appeler et de lui annoncer la nouvelle…

En janvier 1975, on célébrait le 100ème anniversaire de la naissance d’Albert Schweitzer. Marta et Eugene étaient, l’un et l’autre, associés à cet événement. Casals et Schweitzer, même s’ils s’étaient fort peu rencontrés, avaient été très liés. Marta faisait partie du Comité qui attribua le premier Prix Albert Schweitzer à Isaac Stern. Le Prix lui fut remis par Andres Segovia et Leonard Bernstein lors d’un concert d’hommage à Carnegie Hall auquel Eugene et plusieurs autres grands musiciens participèrent. C’est à ce moment-là que Marta et Eugene pensèrent qu’il valait mieux se marier que de vivre en se cachant, et ils décidèrent le faire le plus tôt possible. Dans le calendrier de Eugene, une seule date était possible, le 15 février. Marta n’en avait pas encore parlé à ses parents et elle a emmené tout de suite Eugene à Porto Rico afin de le leur annoncer. Cette fois, les parents de Marta furent d’emblée très heureux de ce mariage.

Dans l’interview publiée par le New York Times, Eugene expliqua qu’au fil du temps « la sollicitude et l’amitié s’étaient peu à peu transformées » et que « la naissance de cet amour était quelque chose de trop mystérieux pour qu’on puisse le décrire. » Il ajoutait qu’il avait déjà le sentiment de ne faire qu’un avec Marta qui, de son côté, déclara qu’ils avaient énormément de choses en commun. « Nous travaillerons tous les deux, disait-elle, pour faire vivre et mettre en lumière tout ce que Casals nous a laissé – les musées, le festival. Ce sera une partie importante de nos vies. » Tous deux se montraient encore émerveillés de s’être trouvés. Eugene estimait qu’en ne se mariant pas plus tôt il avait été en quelque sorte « préservé ou sauvegardé pour la bonne personne. » Et Marta considérait qu’après avoir eu une vie si riche, si extraordinaire avec Casals, elle se sentait très chanceuse de maintenant la partager avec Eugene.

Le mariage eut lieu chez Silvia Furhmann, une proche collaboratrice du Secrétaire Général des Nations-Unies que Marta avait rencontrée en 1971, lorsque Casals avait reçu la Médaille de la Paix. Eugene avait annoncé que ce serait un mariage sans chichi, seulement pour la famille et quelques amis. Il y eut une cinquantaine d’invités, parmi lesquels Gary Graffman et Leonard Rose (Isaac Stern était en tournée). Eugene avait choisi pour témoin son vieux copain Vladimir Brailovsky. Après la cérémonie et le buffet, Eugene et Marta se rendirent à l’Avery Fischer Hall pour entendre Claude Frank qui jouait le Troisième Concerto de Beethoven avec l’Orchestre Philharmonique de New York sous la direction de Rafael Kubelik.

Marta quitta Puerto Rico pour New York, et s’installa au Mayflower, d’abord dans l’appartement de Eugene puis dans un duplex au 18ème étage, avec une magnifique vue sur Central Park, qui avait été occupé naguère par Rudolf Valentino. Marta continuait à diriger les institutions portoricaines, avec de fréquents aller et retour, et elle accompagnait Eugene en tournée aussi souvent qu’elle le pouvait. Ce mariage changea profondément le cours de leur existence et leur apporta à chacun beaucoup de bonheur, avec une communauté de pensée et de cœur infiniment rare. Marta disait que ce que l’un des deux ressentait, l’autre le ressentait de la même façon ! S’il arrivait qu’ils aient un différend sur un sujet ou un autre, ils avaient décidé de ne pas laisser le désaccord encombrer leur esprit, et ils faisaient en sorte de le régler au plus vite. Très proches sur le plan politique (avec un peu plus d’optimisme chez Marta), le seul domaine où ils ne se rejoignaient pas était la religion. Marta était une fervente catholique. Eugene avait renvoyé dos à dos les religions de ses parents (orthodoxe et juif). Très intéressé par l’histoire des religions, il s’était constitué une sorte de foi œcuménique qui n’avait pas besoin de culte. Ils en parlèrent assez souvent et Marta eut le sentiment que Eugene s’était peu à peu rapproché du catholicisme.

 

Ils partageaient beaucoup de moments joyeux. La bonne humeur de Marta était contagieuse, et ses talents d’imitatrice remarquables ! Eugene avait un humour redoutable, le sens de la dérision et de l’auto-dérision.

 

Déjà, l’approche du mariage avait contribué à accélérer chez Eugene la remise en question de son mode de vie. Il avait conscience d’avoir accumulé un excédent de poids trop important. Il lui était arrivé plusieurs fois de se lancer dans des régimes draconiens, peu raisonnables et sans lendemain. Cette fois, il entreprit de perdre du poids de façon méthodique, et s’astreignit à faire de l’exercice le plus régulièrement possible (de la marche, un peu de course et de la natation). Il perdit assez rapidement une quinzaine de kilos et réussit à se stabiliser à un poids très raisonnable. Il en fut quitte pour renouveler de fond en comble sa garde-robe et offrir l’ancienne à un de ses confrères pianistes !

 

Eugene n’avait jamais consommé d’alcool pendant la journée, mais il avait plaisir à boire du bon vin pour le dîner. Surtout, il aimait passer de très longues soirées à parler et à boire lorsqu’il retrouvait de grands amis (et spécialement Arikha !). Il reconnaissait volontiers les excès de cette période et, depuis le début des années 70, il avait commencé à les réduire, trouvant de plus en plus difficile de bien travailler son piano le lendemain matin. Après le mariage, Eugene abandonna complètement ces après-dîners arrosés. Il sacrifiait chaque soir au rite de son « Martini », minutieusement préparé dans un verre plein de glace, avec du très bon gin (Beefeater ou Tanqueray), un doigt de Vermouth, et un zeste de citron vert. Le voir préparer le breuvage était un vrai spectacle, le déguster à ses côtés un moment de fraternité ! C’était une façon de rompre avec les tensions de la journée avant d’aller dîner avec des amis ou de se plonger dans la lecture.

Eugene avait également réduit sa consommation de tabac. Il passa aux cigarettes « light », qu’il détestait, se contentant d’en fumer une à la fin des repas, et d’en allumer quelques autres dans la journée, sans les fumer. Au début des années 80, après une grippe, il arrêta complètement.

Marta n’est jamais intervenue dans ces démarches. Eugene en avait pris lui-même l’initiative et le contrôle, même si l’amour et la présence de Marta étaient un grand encouragement. Eugene ne regretta jamais ses habitudes de célibataire ! Il découvrit le plaisir, inédit pour lui, d’être à la maison, au point même de se préoccuper de la décoration. Il ne passait chez lui qu’une cinquantaine de jours par an et il voulait en profiter au maximum. Marta, de son côté, allait le rejoindre en tournée dès qu’elle le pouvait, ne manquant jamais un concert important, même lorsqu’elle avait de lourdes responsabilités. Elle s’était même initiée aux arcanes du baseball, accompagnant Eugene au stade.

Eugene apportait à Marta son énergie, sa capacité d’écoute et de réflexion, sa curiosité toujours en éveil, son immense culture, son talent de musicien. Il contribua à développer sa confiance en elle et l’encouragea à relever les grands défis professionnels qui se présentèrent à elle au fil des années, du Comité Exécutif des Editions Harcourt Brace and Jovanovich à la présidence de la Manhattan School of Music. Lorsque Marta, non sans avoir hésité, accepta la direction artistique du Kennedy Center for the Performing Arts, Eugene décida aussitôt de quitter son bien-aimé New York pour emménager à Washington. Marta put toujours compter sur ses idées, sur sa vision, qu’elle trouvait plus large que la sienne, et même sur ses qualités de rédaction quand c’était utile. Il restait cependant strictement dans son rôle de conseiller, lui laissant toute latitude de prendre ses décisions.

Marta apporta à Eugene un amour, une compréhension, une complicité qu’il n’avait jamais connus. Une certaine sérénité aussi, qui compensait ce que sa personnalité avait de torturé et d’énigmatique, pour reprendre les termes de John Gruen dans le portrait qu’il fit dans le New York Times en 1971. Tout naturellement, leur sensibilité musicale était très proche, car Marta était elle-même une musicienne, formée à l’école de Casals ! Sentir cette convergence était précieux pour lui, qu’il s’agisse de ses propres interprétations ou de la vie musicale en général. Marta ne lui a jamais fait de remarques ou de suggestions sur son jeu. Tout au plus lui faisait-elle remarquer que le tempo, le phrasé ou la couleur de tel ou tel passage n’étaient pas tout à fait les mêmes lors de concerts antérieurs. Il arrivait que quand il travaillait et qu’elle était là, il lui demande de s’asseoir et de l’écouter. Ils n’avaient pas vraiment besoin d’en parler ensuite, Eugene avait ressenti son écoute et cela lui suffisait.

Avant et après un concert important, la présence de Marta était essentielle. Elle comprenait son trac, les difficultés, l’idéal si difficile à atteindre. Eugene était si rarement satisfait de la façon dont il avait joué ! Marta parvenait à relativiser ce cruel sentiment d’imperfection. Marta ne s’est jamais occupée de sa carrière. Elle s’est contentée de l’aider dans des tâches administratives et d’assurer le suivi des courriers et des messages téléphoniques quand Eugene était en tournée, veillant à ce qu’aucune information ne se perde. Lorsque Marta dirigeait le Kennedy Center, elle se trouvait en contact permanent avec les managers et les chefs d’orchestre et aurait pu faciliter certains engagements, mais Eugene s’y refusa absolument. Il tenait d’ailleurs à espacer ses concerts au Kennedy Center ou au Festival d’Evian (dont Marta avait pris la direction en 1990). L’exigence morale et le refus des compromissions étaient les mêmes.

Eugene partagea nombre de projets avec Marta, depuis leur double collaboration avec HBJ (Eugene en tant que conseiller spécial du président) jusqu’à la Manhattan School of Music (Eugene accepta pour la première fois d’enseigner régulièrement et la célébration de son 75ème anniversaire permit d’y créer deux bourses à son nom). Ils veillèrent aussi, comme Marta l’avait annoncé au New York Times avant leur mariage, sur l’héritage musical et humaniste de Casals. Pour le centenaire de sa naissance, en 1976, ils organisèrent ou participèrent à une multitude d’événements partout dans le monde. A Porto Rico, ils invitèrent Mstislav Rostropovitch et nouèrent avec lui des liens d’amitié très profonds. Eugene prit, bénévolement, la direction d’un festival Casals, un événement fantastique qui devait se poursuivre et dynamiser la vie musicale locale, mais le nouveau président de la République mexicaine arrêta net le projet voulu par son prédécesseur. Eugene ne cessa d’être aux côtés de Marta pour soutenir la Fondation Casals, jusqu’à l’inauguration du Musée d’El Vendrell restauré en 2001, en présence du roi d’Espagne.

Sans Marta, les trente dernières années de la vie de Eugene auraient été infiniment moins heureuses. L’évolution du monde, tant au niveau international que dans son propre pays, le rendait de plus en plus pessimiste. La dégradation de la vie culturelle, sous l’emprise du marketing et du profit, le désespérait. Sa propre carrière en pâtissait et la reconnaissance attendue, plusieurs fois entrevue, ne vint finalement pas. Marta ne comprenait que trop bien et elle adoucissait cette amertume. Cela aida beaucoup Eugene à prendre de la distance et à relativiser.

Lorsque le cancer du foie de Eugene se déclara et qu’il apparut qu’il n’était pas envisageable de le guérir, le soutien de Marta fut total. Eugene fit face avec beaucoup de courage et de dignité. A l’exemple de son père, qui avait choisi d’être enterré dans un cimetière juif pour que son épouse le rejoigne un jour, Eugene avait souhaité reposer à El Vendrell, non loin de la tombe de Casals, pour que Marta puisse un jour être proche des deux hommes dont elle avait partagé la vie.