Lorsqu’il finissait ses études au Curtis, Eugene Istomin était considéré comme un talent tout à fait exceptionnel, promis aux plus hautes destinées. Sa carrière fut effectivement remarquable, par sa durée (presque 60 années), par sa densité (plus de 4 000 concerts), et par la qualité des enregistrements qu’il a laissés. Mais, pour certains, elle laisse un goût d’inachèvement et l’envie de comprendre ce qui a pu l’empêcher d’atteindre les plus hauts sommets et surtout de s’y maintenir. Nombre de raisons ont été évoquées au fil des chapitres de ce site, mais il est passionnant de les réunir et de les mettre en perspective.

Les débuts d’Istomin ont été précipités par l’entrée en guerre des Etats-Unis et il s’est trouvé propulsé très vite au premier plan, sans y être vraiment préparé. Il a choisi d’emblée des concertos qui étaient censés être l’apanage des pianistes d’âge mûr, refusant le succès facile qu’auraient pu lui apporter des concertos virtuoses. Dans ses récitals, il a choisi des programmes très éclectiques parce qu’ils correspondaient à la richesse de son propre univers, sans tenir compte des préjugés des critiques qui aimaient cataloguer les musiciens et considéraient qu’on ne peut bien jouer Chopin et Beethoven.

Istomin s’est également battu contre la distinction stupide entre soliste et musicien de chambre et il a largement contribué à faire évoluer les mentalités à ce sujet. Cependant, son activité en musique de chambre a indéniablement nui à son image de soliste.

Certains ont regretté son manque de charisme, mais c’était surtout un refus de la séduction. L’émotion ne devait venir que de la musique, pas de ses gestes ou de ses mimiques. Une partie du public pouvait en éprouver une déception, mais il n’était pas question pour Istomin de céder à cette facilité, non plus que de s’autoriser une longue série de bis pour donner le sentiment d’un grand succès.

Istomin se refusait également à toute démagogie et à toute concession dans ses relations professionnelles, que ce soit avec les chefs, les organisateurs, les managers, les journalistes, ou avec sa maison de disques. Il ne faisait jamais de compliments gratuits ni de démarches pour s’assurer de leur bienveillance et pousser sa carrière. Il n’hésitait pas à dire ce qu’il pensait à ceux qui faisaient preuve d’incompétence.

De la même façon, il ne sollicitait le soutien d’aucun lobby. Il ne voulut pas mettre en avant ses origines russes, qui lui auraient apporté un courant de sympathie dans l’ensemble du public et le soutien d’une communauté très active. Istomin fut longtemps au service du parti démocrate ou des institutions gouvernementales, il offrit à de multiples reprises son temps et son talent pour servir Israël, il mit souvent toute son énergie au service de ses amis ou de causes qui lui semblaient mériter d’être défendues. Mais il était hors de question pour lui d’en espérer un retour, encore moins de le demander.

Avec cette philosophie et cette attitude, il est même étonnant qu’Istomin soit arrivé si haut dès la fin des années 50. William Steinberg avait prédit que cela lui prendrait beaucoup de temps car « il n’était pas le genre d’artiste qui plaît au managers ». En fait, Istomin était conscient qu’il devait pour une bonne part cette ascension au soutien des grands musiciens de l’ancienne génération : Busch, Casals, Rodzinski, Paray, Reiner, Szell, Ormandy, Munch, Dorati, Walter… Au fil des années 60, cette génération disparut et la carrière d’Istomin s’en ressentit peu à peu. En fait, c’est l’ensemble de la vie musicale américaine, puis européenne, qui se trouvait bouleversée. Le développement du microsillon et l’essor des vols transatlantiques modifièrent profondément les mentalités du public et la vie des interprètes. Le phénomène Van Cliburn révéla qu’il y avait matière à une exploitation financière, politique et médiatique de la musique classique, qui devint un business presque comme les autres. Ce n’étaient plus les musiciens qui fixaient les valeurs, mais les spécialistes du marketing des maisons de disques.

Columbia, à l’initiative de David Oppenheim, avait joué un grand rôle dans l’envol d’Istomin jusqu’en 1960. L’arrivée d’un nouveau directeur Artistes et répertoire hostile associée à l’intransigeance d’Istomin au sujet de la promotion de ses enregistrements aboutit à un clash. Son activité discographique en tant que soliste se ralentit considérablement et s’arrêta définitivement en 1969. A terme, le préjudice s’avéra considérable.

De fait, Istomin refusa de s’adapter aux nouveaux modes de fonctionnement, préférant garder intacte son éthique musicale et humaine, quel qu’en soit le prix à payer en termes de carrière. Il lui arrivait de se sentir quelque peu anachronique, comme un musicien de l’ancien temps. Jusqu’au milieu du 20ème siècle, les interprètes étaient fêtés, aimés pour le bonheur qu’ils apportaient. Qu’importaient les fausses notes ou les trous de mémoire ! Ce qui comptait c’était la beauté, l’émotion qu’ils donnaient. Ils avaient l’été pour travailler de nouveaux répertoires, pour se retrouver et faire de la musique de chambre pour le plaisir. Ils jouaient partout, même dans de petites villes. Avec l’avènement du microsillon et la croissance des transports aériens, les interprètes modernes jouèrent uniquement dans les capitales, devant un public faussement sophistiqué, sans jamais s’arrêter à cause de la multiplication des festivals d’été. Le public exigea de retrouver au concert la perfection de leurs disques, au détriment de l’émotion et du plaisir de jouer.

Au début de sa carrière, Istomin croyait au progrès musical et se montrait convaincu que le disque était un instrument bénéfique pour la propagation de la culture musicale. Mais il déchanta peu à peu. Le disque était en fait un mensonge qui enfermait les musiciens dans une perfection artificielle qu’ils étaient condamnés à reproduire au concert. A son grand dam, Istomin reconnaissait qu’il en était prisonnier lui aussi, et que cela le conduisait souvent à jouer défensivement, privilégiant le contrôle plutôt que l’inspiration.

Pour lui, qui souffrait tant du trac, cela ajoutait de la tension et des doutes, qui ont contribué à déstabiliser sa facilité technique naturelle. Cette aisance était si grande que pendant longtemps il n’eut pas besoin de travailler sa technique de façon systématique et organisée. Tous les interprètes d’instinct, souvent de jeunes prodiges pour lesquels la maîtrise de l’instrument semble innée, se trouvent un jour ou l’autre confrontés à la nécessité de « comprendre » ce qu’ils faisaient auparavant sans même se poser de questions. Ils se trouvent démunis devant des difficultés techniques qui pour eux n’existaient pas et que rien ni personne ne les a préparés à affronter. L’exemple le plus célèbre est celui de Yehudi Menuhin. Ce phénomène se retrouve aussi dans le domaine de la mémoire. Tout jeune, Istomin était capable d’assimiler un concerto de Mozart en trois jours. Les certitudes de la jeunesse disparues, il dira plus tard, en plaisantant, qu’il lui fallait maintenant trois années.

Sur le plan de la technique pianistique et de la mémorisation, Istomin dut se remettre en cause à différents stades de sa carrière, et structurer davantage son travail. Mais il ne changea pas ses principes fondamentaux et ne voulut jamais rejoindre Kapell ou, plus tard, Pommier sur le terrain de la rigueur méthodique de l’apprentissage. Il était trop attaché musicalement à une démarche intuitive qui correspondait à sa conception socratique du savoir qui est avant tout réminiscence et, techniquement, à son travail basé sur la répétition.

Les raisons pour lesquelles Istomin a limité son répertoire sont liées au trac et à sa façon de travailler. Après des débuts spectaculaires qui l’avaient obligé à présenter dans les lieux les plus exposés un répertoire qu’il n’avait pas pu roder, Istomin avait eu l’occasion de donner de multiples fois les mêmes concertos (tournées avec Busch) ou les mêmes programmes de récital (Community Concerts), et il y avait éprouvé un certain confort. Par la suite, il n’avait jamais voulu réserver beaucoup de temps à l’apprentissage de nouvelles œuvres. Les bonnes raisons ne manquaient pas : l’organisation du festival de Prades, l’activité du trio qui bousculait son calendrier, son engagement politique, sa passion pour la littérature et les arts, ou pour le baseball (il disait un jour que le temps passé à regarder les matches e baseball lui avait coûté trois sonates de Beethoven dans son répertoire). Il y avait aussi la volonté de ne jamais s’arrêter longtemps de jouer en public, par crainte de se laisser trop envahir par le trac en reprenant. Et puis, il y avait la paresse, qu’il confessait volontiers et qui avait été le corollaire de son exceptionnel talent.

La relative étroitesse de son répertoire a manifestement nui à sa carrière. Ses programmes de récital n’évoluaient pas suffisamment au fil des années pour que les organisateurs le réinvitent, même après un grand succès. Pour les concertos, il n’en proposait que sept ou huit que la plupart des grands pianistes proposaient aussi. A l’opposé, certaines œuvres qu’il avait préparées étaient trop rares ou difficiles pour être retenues par les organisateurs (Concerto 4 et Variations Chopin de Rachmaninov, Symphonie concertante de Szymanowski). Il est difficile de mesurer le rôle qu’aurait joué une gestion plus aventureuse de son répertoire sur l’évolution musicale personnelle et la carrière d’Istomin. Pommier l’a souvent sollicité en ce sens et reste persuadé que le plaisir aurait été plus fort que l’inquiétude, et qu’Istomin y aurait gagné en fraîcheur et en inspiration. A l’entendre travailler ou jouer des œuvres qu’il n’avait jamais voulu présenter au public, on serait tenté de lui donner raison. Mais au prix de quels efforts et de quelles tensions ? Il arriva assez souvent qu’Istomin transformât en énergie positive la contrariété, la colère, les douleurs ou la maladie, et jouât de façon exceptionnelle. Mais il n’entendait pas se mettre en danger à chaque concert et avait clairement fait le choix d’une plus grande sécurité.

Dans la réussite d’un concert, le piano joue un rôle essentiel. Istomin travaillait chez lui ou dans le sous-sol de Steinway sur des pianos qu’il avait amoureusement choisis. Lorsqu’il trouvait dans des salles de concert des pianos médiocres, voire catastrophiques, le plaisir de jouer tendait à disparaître et le trac à grandir. C’était parfois une telle souffrance pour lui qu’il fit en sorte de jouer le plus souvent possible sur ses propres pianos, allant jusqu’à imaginer et réaliser à la fin des années 80 et au début des années 90 de très longues tournées à travers les Etats-Unis avec ses pianos transportés dans un camion. Lorsqu’on lui posa la question de savoir s’il n’aurait pas été plus judicieux, et finalement plus satisfaisant, de jouer chez lui sur des pianos moyens, et assez difficiles à jouer, de façon à relativiser la frustration engendrée par les mauvais pianos de concert, il sourit et admit que c’était une idée intéressante à laquelle il n’avait jamais songé !

On pourrait rêver aux trajectoires fort différentes que sa destinée aurait pu prendre, par exemple en imaginant qu’il aurait continué sa formation avec Siloti et n’aurait pas reçu l’éducation janséniste de Serkin… Il est en tout cas fascinant de voir comment Istomin a réussi à surmonter tant d’obstacles objectifs et subjectifs. Il lui fallut de la chance mais surtout une exceptionnelle détermination ! Il fut le seul au sein d’une exceptionnelle génération de pianistes américains (Kapell, Katchen, Fleisher, Graffman, Lateiner, Lipkin, Janis, Rosen…) à aller jusqu’au bout de l’aventure. Il échappa aux accidents et à la maladie, évita les blessures graves, surmonta les doutes, le trac, les préjugés, les contrariétés et les frustrations. Il ne se rendit pas la route facile, avouant qu’à son début il était son « meilleur ennemi ». Il joua souvent les Don Quichotte, pourfendant les philistins de la musique et refusant les concessions. Sans doute la fin de sa carrière ne lui apporta pas la reconnaissance qu’il aurait mérité, et son legs discographique, enfin rendu accessible, aurait pu être sensiblement plus important et lui apporter une place plus grande dans le panthéon des pianistes. Il ne regrettait rien : « J’ai choisi le chemin. Je suis responsable de mes erreurs et de mes lacunes. Oui, ça me suffit. La postérité, je ne songe pas à ça. Ce sont les compositeurs qui vous permettent d’aller au plus près de votre personnalité d’homme et de musicien. Ce sont les grands compositeurs qui sont éternels. Les interprètes passent. »