Serkin 1943

Rudolf Serkin en 1943

La carrière d’Eugene Istomin n’aurait pas dû commencer si tôt ! La Guerre en est la seule responsable. Les Etats-Unis avaient rétabli le service militaire obligatoire dès septembre 1940 et, depuis l’entrée en guerre, les fronts se multipliaient. Le pays avait besoin de soldats et tous les hommes étaient susceptibles d’être incorporés dès le jour de leur dix-huitième anniversaire, puis envoyés au combat. Les artistes pouvaient être enrôlés dans la Morale Division, chargée d’apporter aux troupes réconfort et distraction. Mais une telle affectation était très incertaine, et Byron Hardin, un autre élève de Serkin, ne put l’obtenir, malgré la recommandation de son prestigieux professeur. Il fut envoyé au front. Istomin allait avoir dix-huit ans le 26 novembre 1943 et Serkin s’inquiéta. Il voulait éviter qu’un tel talent soit anéanti par la guerre. Puisqu’une recommandation ne suffisait pas, il suggéra à Istomin de se présenter à deux concours qui se déroulaient en octobre, à quelques jours d’écart. Un succès, à l’un ou à l’autre, lui permettrait peut-être d’être dispensé, en tout cas d’être envoyé dans la Morale Division et de jouer du piano pour les soldats. Or, il remporta les deux concours. Les prix consistant dans les deux cas en un grand concert, Istomin fit ainsi ses grands débuts à Philadelphie et à New York, quelques semaines plus tard.

Eugene Istomin, Leonard Pennario, Leonard Bernstein et Artur Rodzinski. 1943

Istomin, Pennario, Bernstein et Rodzinski en 1943

Après son succès au Philadelphia Youth Contest, il joua le Deuxième Concerto de Chopin avec l’Orchestre de Philadelphie sous la direction d’Ormandy le 17 novembre 1943, avec un bel accueil du public et de la critique. Quatre jours plus tard, il se trouvait sur la scène de Carnegie Hall pour jouer le Deuxième Concerto de Brahms avec l’Orchestre Philharmonique de New York dirigé par Artur Rodzinski. Ce concert était la récompense de son succès au Concours Leventritt. Il était radiodiffusé sur l’ensemble des Etats-Unis pour douze millions d’auditeurs. Ce surgissement brutal en pleine lumière inquiétait beaucoup Serkin, qui craignait que son élève ne se laisse éblouir par le succès.
1943 NY Orchestra Photo

La tentation aurait pu être grande pour Istomin de renouer avec ses racines russes et de suivre l’exemple de celui qui avait été longtemps son idole, Arthur Rubinstein. Avec son exceptionnelle facilité digitale et sa belle sonorité, nul doute qu’Istomin aurait pu triompher dans Chopin, dans Liszt et dans les grands concertos russes virtuoses. Ce chemin, qu’empruntaient la plupart des jeunes pianistes, aurait été plus facile. Hurok, le fameux imprésario, était désireux de le prendre dans son écurie et de le lancer avec force publicité, en insistant sur ses origines russes, un argument considérable en Amérique ! D’ailleurs, une des rares critiques unanimement positives qu’il reçut à cette époque saluait son interprétation du Troisième Concerto de Rachmaninov avec l’Orchestre Symphonique de Chicago en 1944. Il ne le rejoua plus jamais.
L’enseignement de Serkin l’avait entrainé sur des sentiers plus difficiles. L’exigence, l’amour-proprel et le goût du défi du jeune pianiste lui interdirent de s’en éloigner. Ses deux chevaux de bataille, le Quatrième Concerto de Beethoven et le Deuxième Concerto de Brahms étaient des œuvres que le public et la critique estimaient qu’on ne devait les aborder qu’à la cinquantaine, la maturité venue. Istomin s’attira à chaque fois des critiques dans le genre de celle qu’il reçut dans le New York Times après avoir joué le Quatrième de Beethoven en décembre 1944 : « Une excellente interprétation d’une grande œuvre… qui, toutefois, ne peut être vraiment comprise par un jeune homme de dix-neuf ans que s’il s’appelle Mozart, Mendelssohn ou Schubert. »

Récital à Carnegie Hall. 1946

Récital à Carnegie Hall. 1946

Pour ses premiers grands récitals, Istomin choisit des œuvres moins ambitieuses certes, mais tout aussi dangereuses ! Il présenta des programmes articulés avec beaucoup d’intelligence musicale, mais trop éclectiques pour le public et surtout pour la critique, désorientée. Comment étiqueter un jeune pianiste qui joue Beethoven et Chopin ? Il était alors inconcevable qu’un même pianiste, jeune de surcroît, puisse bien jouer deux compositeurs aussi antinomiques. Ce qui était amusant, et décourageant en même temps, c’est que les critiques n’étaient jamais d’accord pour déterminer lequel des deux compositeurs lui convenait. Certains assuraient que c’était Chopin, d’autres prenaient parti pour Beethoven. Alors, pour peu qu’il ajoutât Ravel et Rachmaninov, les critiques étaient complétement perdus. Noel Strauss, rendant compte dans le New York Times du récital donné par Istomin à Carnegie Hall le 20 février 1948, déclara que son Beethoven et son Chopin étaient sans grand intérêt mais qu’il faisait preuve dans les Préludes de Rachmaninov d’une « sonorité d’une opulente beauté et d’un sens du rythme très subtil » et que dans Gaspard de la nuit, il « donnait sa pleine mesure de pianiste… avec « une interprétation saisissante et magistrale, qui avait mené la soirée à une apogée impressionnante, inoubliable ».

Arthur Rubinstein au milieu des années 40

Arthur Rubinstein au milieu des années 40

Quelques décennies plus tard, il est devenu courant que des pianistes, tels Pollini, Perahia ou Ax, jouent autant Beethoven que Chopin, mais à l’époque où Istomin fit ses débuts la dictature des étiquettes était encore absolue. Rubinstein en est sans doute le meilleur exemple, victime à demi-consentante de son succès dans Chopin. Longtemps, il dut restreindre son répertoire. On lui demandait Chopin, alors il jouait Chopin. Il avouait au tout jeune Istomin : « J’adore les concertos de Mozart, mais mon manager ne veut pas que je les joue car cela n’attire pas assez le public. » Pour ne pas parler de Beethoven ! A l’approche de la soixantaine, Rubinstein n’avait encore jamais joué en public le Concerto l’Empereur. Il ne jouait pas non plus les deux premiers concertos. Mais voilà qu’il fut invité par Toscanini en 1944 pour jouer le Troisième Concerto sous sa direction avec le NBC Symphony Orchestra dans un grand cycle que le Maestro consacrait à Beethoven (et lors duquel il dirigeait ce concerto pour la première fois). L’enregistrement fit l’objet d’un disque. Du même coup tout le monde se mit à penser que Rubinstein pouvait aussi jouer Beethoven ! Peu après, on lui demanda plusieurs fois l’intégrale des concertos, et il l’enregistra à trois reprises, en moins de vingt ans, avec Krips, Leinsdorf puis Barenboïm.

Quelques années plus tard, Istomin reconnut avoir commis des pêchés d’orgueil, voire d’arrogance. Il voulait être Schnabel et Serkin à la fois, alors qu’il n’avait pas encore vingt ans. Il avoua à John Gruen en 1971 qu’il avait « été son pire ennemi lorsqu’il était jeune ». En termes de carrière, c’est certainement vrai. La progression a été relativement lente. En 1949, six ans après ses spectaculaires débuts, il n’y avait que l’Orchestre Philharmonique de New York qui l’invitait régulièrement. Seuls deux autres grands orchestres américains avaient daigné l’engager, une seule fois : Chicago en 1944 et Cleveland en 1949. Sur le plan discographique, Columbia lui avait fait enregistrer le Concerto en ré mineur BWV 1052 de Bach dès 1945, mais ne lui fit aucune autre proposition pendant les cinq années suivantes. Lorsqu’il se rendit en Europe au printemps 1948, ce n’était pas pour y donner des concerts mais pour y prendre des vacances.

Eugene Istomin à la fin des années 40

Eugene Istomin à la fin des années 40

Il avait besoin de couper un peu avec la vie musicale. Le lancement si brutal de sa carrière s’était avéré plus difficile à digérer qu’il ne l’avait pensé d’abord. Avant de jouer, coup sur coup, avec l’Orchestre de Philadelphie et avec l’Orchestre Philharmonique de New York, Istomin n’avait joué qu’une seule fois avec orchestre, le « petit » Concerto K. 449 de Mozart avec un orchestre semi-professionnel. A cette époque, à l’exception des tournées avec Busch, il n’eut jamais la possibilité de roder ses concertos ou ses programmes de récital dans des lieux peu exposés. Il dut les étrenner à Carnegie Hall ou avec de grands orchestres, ce qui représentait une tension considérable. Il y eut aussi la découverte du trac. Le traumatisme de ses débuts à New York dans le Deuxième Concerto de Brahms continua de vivre en lui jusqu’à son dernier concert. Jouer ce concerto colossal pour la première fois, à Carnegie Hall, en direct à la radio, il y avait déjà de quoi trembler en montant sur scène. Mais le coup de grâce lui fut donné par le piano, quand il découvrit en s’asseyant au clavier que ce n’était pas celui qu’il avait choisi! Il s’efforça de lutter contre le trac, essayant même, sur les conseils de Madame Leventritt, la psychanalyse. Puis il finit par se résigner à vivre avec.

Arthur Judson

Arthur Judson

Certains défauts (ou qualités, selon leur usage) ne facilitèrent pas la progression de la carrière d’Istomin dans le petit monde autocratique et réactionnaire de la musique : le goût de la liberté, l’esprit de rébellion contre les préjugés, contre la bêtise et l’injustice… C’était très courageux de vouloir prouver sa capacité à interpréter un large éventail de compositeurs dans ses récitals. Mais c’était un jeu risqué, et sans doute un peu vain, que de s’entêter à bousculer ainsi les a priori des critiques. Istomin n’hésitait pas non plus à se révolter contre son agent, l’omnipotent Arthur Judson, qui pouvait réduire à néant la carrière américaine de n’importe quel musicien, et qui ne s’en priva pas. Il trouvait que Judson ne soutenait pas assez sa carrière, en tout cas moins que certains pianistes de moindre talent. Il aurait voulu être engagé par d’autres grands orchestres américains et Judson venait de lui refuser de jouer avec Mitropoulos à Minneapolis. Istomin prit rendez-vous et vint se plaindre. Judson lui répondit tout simplement que, s’il n’était pas content, il pouvait aller voir ailleurs. Istomin prit la suggestion au pied de la lettre, et il fallut que Serkin intervienne pour rattraper la situation ! Il est probable que Judson, en manager habile et expérimenté, faisait en sorte de ne pas précipiter la carrière d’Istomin. Le succès, dans le style de répertoire qu’il avait choisi, ne pouvait se construire que lentement. Judson agissait tout différemment avec William Kapell, dont le répertoire se prêtait à une conquête plus rapide. Par ailleurs, le physique séduisant de Kapell et sa docilité, dans les premières années, pour accepter les contraintes de la publicité avaient incité Judson à le mettre rapidement en avant. Il savait qu’Istomin, qui souvent négligeait d’apparaître sur les photos ou qui y affichait un air boudeur, se prêterait au jeu beaucoup moins facilement! Il arriva aussi qu’Istomin fît la forte tête lors d’une collaboration avec un chef de premier plan. Il y eut deux situations très tendues avec George Szell, à New York en mars 1948 et à Chicago en janvier 1950. Szell prenait un malin plaisir à déstabiliser ses solistes et à affirmer son pouvoir, et Istomin ne pouvait l’accepter.

Adolf Busch à la fin des années 40

Adolf Busch à la fin des années 40

En fait, les principaux soutiens d’Istomin étaient les musiciens. Dans les toutes premières années, ceux qui jouèrent le rôle le plus important furent Artur Rodzinski et Adolf Busch. Non seulement Rodzinski dirigea ses débuts avec l’Orchestre Philharmonique de New York et le réinvita lors des deux saisons suivantes, mais il alla jusqu’à prendre sa plume pour le recommander à ses collègues des autres orchestres américains. Quant à Adolf Busch, il lui porta une affection quasi paternelle et lui ouvrit toutes grandes les portes de son univers musical. Pour Istomin, les deux tournées d’une cinquantaine de concerts qu’il effectua avec le Little Orchestra sous sa direction, en 1944 et 1945, furent une expérience fantastique. C’était très formateur, et très confortable aussi, de jouer presque chaque soir et d’approfondir ainsi son répertoire. C’est à la demande de Busch qu’Istomin réalisa son premier enregistrement (le Concerto BWV 1052 de Bach). C’est avec lui également qu’Istomin découvrit la musique de chambre de Beethoven et de Brahms, jouant en privé sonates et trios au long de deux étés passés avec les familles Busch et Serkin.

Casals lisant 1950

Casals à Prades en 1950

D’autres rencontres allaient se révéler tout aussi décisives. Il y eut tout d’abord celle de Paul Paray pour qui il auditionna en 1947, et avec qui il devait jouer si souvent à partir de 1950. Paray fut le premier à l’inviter en Europe, avant même sa première participation au Festival de Prades. Il y eut ensuite Alexander Schneider, qui lui proposa, à la suggestion de Madame Leventritt, de donner quatre fois l’intégrale des Sonates pour violon de Beethoven à l’automne 1949. Schneider allait être pour lui un partenaire essentiel dans les trente années à venir, en musique de chambre et comme chef d’orchestre. Surtout, Schneider lui permit d’entrer en contact avec Casals, en l’invitant à venir participer au Festival de Prades 1950. Cette rencontre bouleversa sa vie. Arrivé quelque peu sceptique, Istomin avoua qu’il était alors « tombé amoureux de Casals pour la vie. C’était la chose la plus généreuse, la plus humaine qui soit. Cette grande amitié s’est développée. Dès cette année-là, après le festival, il a déclaré que s’il rejouait jamais en public, ce serait avec moi. Nous avons fait des enregistrements, de nombreux concerts, à Prades, à Porto Rico, en Israël, à l’ONU aussi, et cette expérience, comme tout le monde qui s’intéresse à la musique peut le comprendre, m’a marqué pour la vie… » (Interview Bernard Meillat 1987).

Le partage de l’idéal musical de Casals acheva de clarifier les aspirations musicales d’Istomin. Il était à la fois fasciné par la perfection de Toscanini et de Heifetz et par l’humanisme de Casals. Etait-il possible de concilier les deux ? Istomin était prêt à relever le défi de faire coexister des qualités qui semblaient difficiles, voire impossibles, à réunir en une seule et même personne… Il se définissait volontiers comme un musicien-virtuose, précisant qu’il s’agissait d’une espèce très rare! Le lien avec Casals fut d’emblée si fort qu’Istomin, qui n’avait pas d’engagement important avant la fin de l’automne, décida de rester tout l’été à Prades, jouant et bavardant chaque jour avec lui. Casals était si enthousiaste qu’il fit des démarches pour trouver des engagements pour Istomin à Lisbonne et en Italie (à Turin, à Milan et à Florence). Ces concerts venaient s’ajouter à ceux que Rudolf Serkin avaient obtenus pour lui en Suisse (à Bâle et à Zurich). C’était un privilège et surtout une marque de confiance exceptionnelle de la part de deux grands musiciens qui répugnaient d’ordinaire à toute intervention pour soutenir la carrière de leurs disciples.

Lorsqu’à la mi-décembre Istomin repartit pour les Etats-Unis, il avait le sentiment d’entrer dans une nouvelle phase de sa vie et de sa carrière. Busch, Huberman et Rodzinski l’avaient déjà reconnu comme l’un des leurs. Etre adoubé par Casals, c’était une étape de plus. Il ne pouvait plus avoir de doute sur son talent. C’était à la fois un honneur et une responsabilité : à lui, désormais, de travailler et de réaliser toutes les promesses qu’il portait en lui.

Musique

Bach. Concerto en ré mineur BWV 1052. Eugene Istomin, Busch Chamber Players. Adolf Busch. Enregistré pour Columbia à New York le 25 avril 1945.

 

Bach, Toccata en mi mineur BWV 914. Enregistré pour Columbia en juillet 1950 à Londres.

 

Brahms, Variations sur un thème de Haendel op. 24, thème et variations 1 à 6. Enregistré par Columbia en mars 1951 (Istomin les jouait en concert depuis 1946).