Rachmaninov 3« Rachmaninov était fait d’acier et d’or : de l’acier pour ses mains, de l’or dans son cœur. Je ne peux pas penser à lui sans que mes larmes coulent, car non seulement j’admirais le suprême artiste qu’il était, mais je l’aimais aussi en tant qu’homme. » Voilà ce qu’avait écrit Josef Hofmann.
Cette admiration et cette affection, Istomin les partageait au plus haut point. Rachmaninov fut pour lui un modèle, un idéal inaccessible. C’est le pianiste et le compositeur qu’il a eu le sentiment de comprendre le plus profondément, celui dont il a le plus parlé, celui dont il a plaidé la cause avec le plus d’éloquence. Et pourtant il l’a relativement peu joué, préférant à trois reprises abandonner prématurément des œuvres importantes (Concertos n° 3 et 4) ou renonçant in extremis à les présenter au public (Variations Chopin). Pour cela, il y avait sans doute des raisons objectives, mais la raison essentielle était éminemment subjective : pour lui, Rachmaninov était à ce point un symbole de perfection que l’inquiétude de ne pas être personnellement à la hauteur et la crainte de devoir affronter un mauvais piano ou un orchestre mal préparé l’envahissaient et l’incitaient à refuser.
Les multiples interviews dans lesquelles Istomin a parlé de Rachmaninov (avec John Tibbets, Robert Jacobson, David Dubal, James Gollin, Birgitta Dahlin, Antoine Livio, Bernard Meillat) se complètent et permettent de réunir des souvenirs et des réflexions d’une grande richesse. Voici un portrait original et précieux de Rachmaninov.

Le pianiste

Rachmaninov-9« Rachmaninov est sans aucun doute le plus grand pianiste que j’aie jamais entendu. Il avait une éloquence irrésistible, impérieuse, qui venait de sa sonorité et de la profondeur de sentiment qu’il transmettait. Son visage ressemblait à un masque bouddhique. Mais ce qui sortait du piano était à la fois enivrant et bouleversant. J’ai gardé vivace en moi le souvenir de son jeu, de sa présence sur l’estrade, de cet incroyable mélange de puissance et de vitesse, tel un tigre. Ce qui sortait du piano était de l’or, et vous faisait fondre le cœur.
Au clavier, il ne bougeait pas. Il était si massif, si grand, que le clavier semblait un échiquier. Il pouvait couvrir tout le clavier. Dans la cadence du premier mouvement du Troisième Concerto, avec ses grands sauts sur tout le clavier, c’était incroyable. De même dans une certaine variation des Variations sur un thème de Chopin, où il y a des sauts dans tous les sens. Il restait absolument impassible, comme Jascha Heifetz. Le feu, la passion la plus brûlante venait du son et pas de son visage. Maintenant, les interprètes donnent à voir ce qu’ils ressentent, Rachmaninov en serait horrifié.

Sa sonorité, avec des basses qui grondent et des aigus cristallins, était d’une splendeur inouïe. Il avait des mains immenses mais ses doigts étaient légers, rapides, comme du vif argent. Il avait un grand sens de la dynamique, et il donnait à son jeu une impulsion rythmique irrépressible, avec des petits accents, comme des décharges électriques. En plus de rendre l’évidence de la construction de l’œuvre, il y avait un phrasé d’une subtilité unique. Il personnifiait le Romantisme dans son essence même. Par romantisme, je ne veux évidemment pas parler de sensiblerie, ni de distorsion des barres de mesure. Rachmaninov ne faisait pas ça du tout, il jouait même tout à fait droit. Et il jouait très vite, terriblement vite, quelquefois trop vite. En particulier ses propres œuvres. Aujourd’hui, sa musique est souvent jouée trop lentement ! »

Souvenirs de concert

« Je l’ai entendu une douzaine de fois, y compris lors de ses derniers concerts à Philadelphie et à New York en 1942. La toute dernière fois, j’étais assis sur la scène de l’Académie de Musique de Philadelphie avec mon professeur Rudolf Serkin, dans le dos de Rachmaninov.
Je l’ai surtout entendu jouer ses propres œuvres, mais ses interprétations d’autres répertoires étaient magistrales. J’ai entendu Rachmaninov jouer Mozart, la Sonate en la majeur K. 331, avec la marche turque, et Beethoven (3 sonates, opus 111, opus 31 n° 2 « La Tempête », et opus 90 en mi mineur). C’était l’interprétation d’un grand compositeur dont le privilège est de pouvoir dialoguer avec les œuvres d’autres compositeurs. Il pouvait prendre des libertés dans Chopin et dans Schumann que je n’aurais pas osé prendre. Mais qui suis-je pour juger ? En fait, Rachmaninov jouait tout comme si c’était du Rachmaninov ! »

Personnalité

Rachmaninov-2« Il avait l’air triste et sombre, et il était malade. La situation du monde, les problèmes de la Russie, la Guerre en Europe, tout cela le déprimait profondément. La façon dont l’art et la création musicale évoluaient l’affectait beaucoup. Sa priorité restait la composition, même si son inspiration semblait se tarir un peu. Il avait écrit quelques œuvres merveilleuses qui avaient été très mal accueillies : les Danses symphoniques avaient été très sévèrement critiquées, et son Quatrième Concerto complètement rejeté. Il avait confié à Serkin, qui me l’avait dit à son tour, qu’il était conscient que de nombreux musiciens méprisaient sa musique.
Tout cela pesait sur son état d’esprit. Il avait besoin de gagner de l’argent, il lui fallait travailler son piano et donner des concerts, même s’il aurait aimé passer plus de temps à composer. Il souffrait beaucoup du trac. Et à la fin de ses récitals, il savait que les gens ne le laisseraient pas partir sans avoir joué le Prélude en ut dièse mineur, et cela le rendait de plus en plus furieux. C’était comme s’il n’avait écrit que ça ! Chaque fois, il finissait par s’y résigner, mais on voyait bien qu’il en était venu à détester cette pièce.
Oui, il était triste, sombre, mélancolique, mais je sais par ses amis et sa famille, qu’il était aussi extrêmement tendre et doux, et qu’il aimait beaucoup rire. »

Anecdote avec Horowitz et Cortot

Serge Rachmaninov, Walt Disney et Serge Rachmaninov

Serge Rachmaninov, Walt Disney et Vladimir Horowitz

« Horowitz m’a raconté une anecdote quelque peu horrible. Un jour, Rachmaninov l’avait appelé au téléphone : ‘Viens tout de suite, j’ai quelque chose à te faire entendre’. Horowitz avait tout laissé en plan et s’était précipité chez Rachmaninov. Quand il arriva, Rachmaninov lui dit : ‘Assieds-toi là une minute !’ Et il mit un disque de Cortot jouant du Chopin. Il y avait tellement de fausses notes, tellement d’erreurs ! Rachmaninov se tapait sur les cuisses et hurlait de rire en s’exclamant : ‘Mais tu te rends compte ? Tu te rends compte?’  Au-delà de la plaisanterie, cela en dit long sur l’exigence de perfection de Rachmaninov. Aujourd’hui, il n’y a même plus besoin de bien jouer, on colle les bonnes notes à la place des mauvaises. C’est complètement irréaliste, artificiel, faux, c’est de la charlatanerie. Mais dans les années 20 et 30, on devait jouer pendant quatre minutes et demie et on ne pouvait rien faire pour les notes ratées, on pouvait seulement choisir entre les prises. Rachmaninov était un interprète incroyablement fiable, comme Heifetz. »

Anecdote avec Ormandy

Rachma-Ormandy

Eugene Ormandy et Serge Rachmaninov

Dans une interview avec John Tibbetts, Istomin raconta une autre histoire savoureuse qu’Ormandy lui avait confiée : “C’était dans les années 30 quand Ormandy était encore à Minneapolis. C’était une des toutes premières fois où il collaborait avec Rachmaninov. Quand ils sont arrivés au milieu de la vingt-deuxième variation de sa Rhapsodie sur un thème de Paganini, Rachmaninov s’est mis à faire n’importe quoi. Il a commencé à monter et à descendre le clavier à toute allure. Ormandy, qui était un tout jeune chef, a eu l’impression que toute sa vie s’écroulait, qu’il était en train de se noyer. Il pensait que tout était fini, qu’il allait être flanqué à la porte pour avoir embrouillé Rachmaninov. Après le concert, Ormandy ne savait plus où se mettre. Il resta dans sa loge, jusqu’à ce qu’il entende frapper à la porte. Et là, il entendit la grosse voix de Rachmaninov lui dire : ‘Je suis désolé, Monsieur Ormandy’. »

Anecdote avec Siloti

Alexandre Siloti et Serge Rachmaninov

Alexandre Siloti et Serge Rachmaninov

« Pour Siloti, Rachmaninov était toujours resté en quelque sorte son élève. Il ne se gênait pas pour le critiquer ouvertement. Un jour, lors d’un récital de Rachmaninov à Carnegie Hall, Siloti était assis dans une loge avec son ami Alexandre Greiner, le directeur du département concert de Steinway. A un moment, Rachmaninov était en train de jouer une sonate de Beethoven, Siloti se pencha vers Greiner et lui murmura à l’oreille : ‘Il sait que je suis là. Pourquoi ne m’a-t-il pas demandé comment jouer cette œuvre ?’ Cette réflexion était, bien sûr, revenue aux oreilles de Rachmaninov, qui s’était écrié : ’Et dire que je dois continuer à lui envoyer des places gratuites pour mes concerts !’ C’est une anecdote amusante, mais, bien sûr, ils sont restés très proches jusqu’au bout. »

Istomin joue pour Rachmaninov

Rachmaninov et ses filles, Irina et Tatiana

Rachmaninov et ses filles, Irina et Tatiana

Lorsqu’il avait sept ans, Istomin était allé jouer pour Rachmaninov. Kyriena Siloti l’avait emmené, et il avait joué une des deux petits Sonates faciles de Beethoven, opus 49. Rachmaninov l’avait accueilli avec beaucoup de gentillesse, l’embrassant sur le front, manifestement content de ce qu’il avait entendu. Mais il s’était aussitôt inquiété auprès de Kyriena Siloti : « Est-ce que tu lui fais bien travailler sa technique ? » Il pensait que c’était indispensable, dès cet âge, de passer de longues heures à faire des gammes et toutes sortes d’exercice…

Etrangement, Istomin avait très vite enfoui cet événement dans le tréfonds de sa mémoire, sans doute à cause du sentiment de culpabilité qu’il ressentait après avoir brusquement quitté Siloti. Il fallut que Kyriena le lui rappelle, quarante ans plus tard, pour que les souvenirs reviennent. En dehors de cet oubli presque inimaginable, ce qui le stupéfiait le plus, c’était le sentiment rétrospectif d’avoir joué avec ingénuité, sans le moindre trac : « Quelques années plus tard, j’aurais été paralysé, incapable de jouer une note devant ce géant de la musique ! »

Interpréter Rachmaninov

Quand John Tibbetts lui demanda ce qu’il fallait pour jouer Rachmaninov, voici ce qu’Istomin répondit : « Il faut essayer de chanter le plus possible, de chanter en russe, quelque chose de sentimental, rempli de passion, quelque chose qui suspende les battements du cœur. Il faut penser à une histoire d’amour, une histoire triste, avec la nostalgie de l’amour et de la passion. Il faut des mains immenses et des doigts qui mêlent l’acier et l’or, mais qui ont la légèreté de la plume. Evidemment, il faut être un virtuose fantastique. Mais s’il y a beaucoup de fantastiques virtuoses, il y en a très peu qui parlent vraiment à nos tripes et à notre cœur. »
« Il y a un pianisme spécifique pour Rachmaninov, une virtuosité semée d’accents qui ressemblent à des étincelles. Je peux jouer Beethoven et Mozart n’importe quand. Pour Chopin et Debussy, si je ne les ai pas joués depuis longtemps, il me faut quelques heures. Pour Rachmaninov, j’ai besoin d’au moins une semaine pour le retrouver. »

Le Deuxième Concerto

Istomin au milieu des années 50

Eugene Istomin à l’époque où il enregistrait le Deuxième Concerto de Rachmaninov

« Je suis très fier de l’enregistrement du Deuxième Concerto de Rachmaninov que j’ai réalisé en 1956. Je pense même que c’est certainement le meilleur enregistrement de cette œuvre ! C’est très immodeste de dire ça, mais je le pense. En fait, ma carrière a commencé comme spécialiste de Beethoven. J’étais un élève de Rudolf Serkin. J’ai fait mes premières tournées avec Adolf Busch en jouant Bach et Mozart. Mes racines russes, je les avais complètement mises de côté. Je ne voulais pas du succès facile qu’apportaient les concertos de Tchaïkovsky, de Rachmaninov ou de Prokofiev. William Kapell, Gary Graffman et Byron Janis avaient accepté de le faire. Moi, j’étais beaucoup trop prétentieux. En plus, je pensais que c’était facile de jouer ces concertos russes. En fait, en les préparant, je me suis aperçu que ce n’était pas si facile ! Pour enregistrer le Deuxième Concerto de Rachmaninov, Vladimir Horowitz m’a prêté son piano, ce qu’il n’avait jamais fait pour personne. Je suis très fier de cela aussi ! Horowitz avait fait de nombreux enregistrements avec cet instrument, notamment les fameux concertos de Tchaïkovsky et de Brahms avec Toscanini. Ce piano avait une brillance très spéciale dans les aigus et beaucoup de puissance dans les graves. C’était idéal pour Rachmaninov. D’ailleurs, j’ai fini par racheter ce piano, bien des années plus tard. J’étais très ému d’enregistrer Rachmaninov avec l’Orchestre de Philadelphie et Ormandy. J’avais entendu à plusieurs reprises, quand j’étudiais au Curtis Institute, Rachmaninov jouer ses propres concertos avec eux. Il adorait l’Orchestre de Philadelphie, au point de leur dédier, ainsi qu’à Ormandy, ses Danses symphoniques.
En tout cas, ce disque a remporté un très grand succès. Il s’est vendu à deux cent mille exemplaires, et mes collègues pianistes continuent de m’en parler. C’est incroyable qu’il n’ait jamais été réédité. Il avait été fait en mono juste avant l’arrivée de la stéréo. Je devais le refaire en stéréo au printemps 1961 lorsque je jouais ce concerto à nouveau à Philadelphie avec Ormandy, mais l’enregistrement a été annulé car je m’étais fâché avec la direction de Columbia.

Les mains de Serge Rachmaninov

Les mains de Serge Rachmaninov

On me pose souvent la question des accords du début du concerto : ‘Comment pouvez-vous arpéger les accords du début et produire un tel son ?’ J’ai d’assez grandes mains, mais pas aussi grandes que celles de Rachmaninov ! Son écart était d’une octave et demie, si bien qu’il pouvait jouer ces accords sans les briser. Je pourrais, moi aussi, plus ou moins bien les frapper, mais alors c’est impossible de réaliser le crescendo comme il est demandé. Si on ne les brise pas, on perd de la puissance. Rachmaninov admirait Josef Hofmann et il lui dédia son Troisième Concerto. Mais Hofmann n’a jamais pu jouer la moindre œuvre de Rachmaninov, car ses mains étaient trop petites. Il ne pouvait faire proprement qu’une octave. Il faut des mains gigantesques, comme Van Cliburn, pour ne pas avoir besoin d’arpéger les accords du début du Deuxième. De toute façon, ce n’est pas si important. L’essentiel, c’est comment ces accords sonnent. Je les entendais intérieurement, et mes mains ont trouvé la solution pour y parvenir ! »

Le Troisième Concerto

Istomin a joué le Troisième Concerto de Rachmaninov les 12 et 13 mars 1944 avec l’Orchestre Symphonique de Chicago sous la direction de son directeur musical d’alors, Désiré Defauw. Il avait dix-huit ans. L’accueil fut enthousiaste. Les critiques furent très positives, le public l’acclama et ne le laissa partir qu’après avoir joué un nocturne de Chopin en bis. Et pourtant, il ne rejouera jamais ce concerto ! Quand on lui demandait pourquoi, il n’avait pas vraiment d’explication claire. « Peut-être ai-je eu le sentiment d’un succès excessif, trop facile. Je ne crois pas que j’avais si bien joué que cela. Et puis, j’étais en tournée avec Busch, plus de quarante concerts à jouer Mozart et Bach. C’était cela mon idéal, c’était à ces compositeurs-là que je devais me consacrer. »

Le Quatrième Concerto

RachmaninovAu début des années 80, Istomin se prit d’affection pour le Quatrième Concerto de Rachmaninov. Il avait entendu autrefois le compositeur le jouer à Philadelphie. L’œuvre avait été éreintée lors de sa création (les critiques parlèrent de débâcle, de « monument d’ennui, de longueur, de banalité et de toc ») et deux révisions n’avaient pas suffi à améliorer sa réputation. Lorsqu’il avait été question de l’enregistrer avec Rachmaninov au piano, Jack Pfeiffer, le directeur artistique de RCA n’avait voulu payer aucune répétition et le disque était en fait l’enregistrement d’une première lecture avec l’orchestre.
Istomin reconnaissait qu’il y avait là un mélange entre l’âme russe de Rachmaninov et la culture américaine. Une telle association le touchait beaucoup, car c’était ce que lui-même avait vécu et ressenti. Mais pour beaucoup de musiciens et de mélomanes, c’était un salmigondis indigeste, de la musique de night-club. Istomin acquiesçait, et ajoutait : « De la musique de night-club, oui, mais sublime ! » D’ailleurs, il ne méprisait nullement la musique de night-club, et adorait Frank Sinatra.
Istomin joua pour la première fois le Quatrième Concerto de Rachmaninov, en septembre 1983, avec le National Symphony Orchestra sous la direction de Mstislav Rostropovitch. Qui mieux que Slava pouvait comprendre cette musique et être à l’écoute de son soliste et ami ? L’accueil du public et de la critique fut très favorable. Joseph McLellan en fit un compte-rendu enthousiaste dans le Washington Post : « Rostropovitch, le National Symphony et Eugene Istomin ont donné du Quatrième Concerto de Rachmaninov une interprétation inoubliable. L’interprétation de la partie soliste par Istomin était une révélation. L’accompagnement de Rostropovitch était à la fois attentif et puissant… Istomin a mis davantage en valeur les ingrédients américains de l’œuvre que tous les autres pianistes que j’ai entendus, sans pour autant occulter son âme profondément russe, et c’était très convaincant. »

Eugene Istomin au milieu des années 80

Eugene Istomin au milieu des années 80

Istomin le rejoua quelques semaines plus tard avec l’Orchestre Philharmonique de Rochester. La mise en place fut plus difficile car il n’y avait pas eu assez de temps de répétition. Le premier soir, il y eut quelques décalages et quelques flottements dans l’orchestre. Le surlendemain, grâce à la disponibilité et au savoir-faire de David Zinman, tout fonctionna parfaitement.
Istomin aurait bien aimé rejouer ce concerto qui lui tenait tant à cœur et l’enregistrer (même s’il admirait le disque réalisé par Michelangeli en 1957). Cependant, les orchestres et les chefs se sont montrés très réticents pour programmer une œuvre qu’ils ne connaissaient pas, qui n’attirait pas de public et qui, de surcroît, nécessitait beaucoup de répétitions. Dans les saisons suivantes, il y eut quelques rares propositions, qui ne donnaient pas assez de garanties au niveau de l’orchestre, du chef et du temps de répétition. Istomin ne supportait pas l’idée de donner des exécutions bâclées de ce concerto, il les refusa et finit par le retirer de son répertoire.

Les autres œuvres de Rachmaninov

Rachmaninov 5En dehors de la fin des années 40, lorsqu’il associa dans ses programmes de récital des préludes de Chopin et de Rachmaninov, Istomin n’a pas joué en public d’œuvres pour piano seul de Rachmaninov! Seule exception, Daisies, la transcription par Rachmaninov d’une de ses mélodies, qu’il donnait parfois en bis. Puis, vers 1974, Horowitz lui joua les Variations sur un thème de Chopin, en lui disant : « C’est une œuvre pour toi ! ». A l’automne 1977, après deux bonnes années de préparation, Istomin se déclara prêt. Il avait commencé à en parler aux journalistes. Dans une interview à la Radio suédoise, il dit sa fascination pour ces variations : « un chef-d’œuvre absolu, d’une extrême difficulté, le nec plus ultra de la virtuosité pianistique, qui est joué très rarement parce que c’est d’une difficulté prohibitive. En plus, il vous faut un piano qui réponde parfaitement. Si ce n’est pas le cas, vous pouvez vous attendre à souffrir beaucoup ! ». Cependant, lorsqu’il inscrivit les Variations sur un thème de Chopin dans son programme de récital pour la saison suivante, presque tous les organisateurs lui demandèrent un changement, lui suggérant de jouer plutôt Chopin lui-même que les Variations de Rachmaninov, qui durent une bonne demi-heure… Là encore, à l’idée de ne les jouer qu’une fois de temps en temps, sur des pianos incertains, il préféra renoncer.
A la fin des années 80, avant de se lancer dans l’aventure des grandes tournées avec ses propres pianos transportés dans un camion, Istomin décida de renouveler profondément ses programmes de récital. L’un des nouveaux programmes, soigneusement assemblé, s’achevait par quatre pièces de Rachmaninov : le Prélude opus 32 n° 7, l’Esquisse orientale, la Berceuse de Tchaikovsky (arrangement de la mélodie opus 16 n° 1), qui est la dernière œuvre à laquelle Rachmaninov ait travaillé, et l’Etude-Tableau op. 39 n° 9. Il donna ce programme une centaine de fois et l’enregistra pour un CD qui fut publié par le label français Adda en 1987.
Pour s’amuser, et aussi comme baromètre de sa forme pianistique, il adorait la transcription que Rachmaninov avait faite de la Troisième Partita pour violon seul de Bach, en particulier le Prélude. Il le jouait souvent chez lui et le donna parfois en bis.

Plaidoyer pour les enregistrements de Rachmaninov

rachmaninov-11« C’est une honte que les musiciens et les mélomanes ne connaissent pas mieux les enregistrements que Rachmaninov a faits de sa propre musique, y compris comme chef d’orchestre. Les radios ne les diffusent plus car le son serait trop ancien. Qui ne serait pas intéressé d’entendre un grand compositeur jouer sa propre musique ? Surtout qu’il la joue mieux que personne ! Au moins, il doit servir de modèle ! Chaque fois que j’ai joué ses œuvres, c’était lui, mes souvenirs et ses enregistrements, qui étaient mon modèle, mon idéal. »

Musique

Tchaïkovsky. Berceuse op. 16 n° 1, transcrite par Rachmaninov. Eugene Istomin. Enregistrement réalisé en 1987, publié un moment sur CD Adda 581049

 

Serge Rachmaninov. Concerto n° 2 en ut mineur op. 18, premier mouvement. Eugene istomin, Orchestre de Philadelphie, Eugene Ormandy. Enregistré pour Columbia le 8 avril 1956