Russie

Pendant toute son enfance, jusqu’à ce qu’il quitte Siloti, Eugene Istomin baigna dans la culture russe. Il parla russe avant de parler anglais. Ses parents parlaient russe à la maison et y répétaient les mélodies populaires qu’ils chantaient au fameux cabaret ‘’La Chauve-souris’’. Les amis de ses parents étaient majoritairement des émigrés russes. La famille de son premier professeur, Alexandre Siloti, fut un peu sa seconde famille pendant plus de six ans, et on y parlait davantage russe et français qu’anglais. Pourtant, Istomin eut beaucoup de mal à assumer son ascendance russe !

La musique et les musiciens russes

Tous les jeunes pianistes de la génération d’Istomin (Kapell, Graffman, Janis, Katchen, et même Fleisher) ont bâti peu ou prou leur carrière sur les concertos de Rachmaninov, Prokofiev, Tchaïkovsky et Khatchaturian. Pendant les années 40 et 50, ce répertoire était la plus sûre voie d’accès au succès. Istomin s’y refusa, ne jouant qu’une fois le Troisième Concerto de Rachmaninoff en 1944 et, malgré l’accueil enthousiaste du public et de la critique, l’abandonnant aussitôt pour toujours. Il a fallu l’insistance de David Oppenheim pour qu’Istomin accepte de s’attaquer au Deuxième de Rachmaninoff puis au Premier de Tchaïkovsky afin de les enregistrer pour Columbia. Par ailleurs, il les a peu joués en concert. Plus tard dans sa carrière, il se tourna à nouveau vers le répertoire russe, non plus pour briller avec des concertos célèbres mais pour défendre des œuvres qu’il jugeait injustement mésestimées : les Variations sur un thème de Chopin (qu’il renonça finalement à jouer en public ) et le Quatrième Concerto de Rachmaninov, la Sonate en sol mineur opus 22 de Medtner.

Ce qu’Istomin avait refusé aussi avec la plus grande énergie, c’était d’apparaître comme un pianiste russe. Depuis longtemps, c’était un argument très porteur aux Etats-Unis.  Olga Samaroff, l’éminente pianiste américaine, était née au Texas et s’appelait en fait Lucy Mary Olga Agnes Hickenlooper. Aidée par son pseudonyme russe, elle commença une très brillante carrière en 1905, qu’elle dut interrompre en 1925 à la suite d’une malencontreuse chute. Elle fut le premier interprète, après Hans von Bülow à jouer en concert les 32 Sonates de Beethoven, et son prestige était tel qu’elle put imposer Leopold Stokowski, son mari, à la tête de l’Orchestre de Philadelphie. Les interprètes russes reçurent souvent un accueil délirant lors de leurs tournées aux Etats-Unis : Oïstrakh et Guilels en 1955, Rostropovitch en 1956, le Ballet du Bolchoï en 1959, Richter en 1960. Ces tournées étaient organisées par Sol Hurok, le grand imprésario américain d’origine russe, qui avait des contacts privilégiés avec les autorités soviétiques.

Hurok s’était intéressé à Istomin dès son succès au Concours Leventritt et ses débuts avec l’Orchestre Philharmonique de New York. Il lui avait promis de faire de lui une star, comptant s’appuyer sur les origines russes du jeune pianiste. Hurok n’avait pas hésité à présenter Serkin lors de sa première tournée américaine en 1936-37 comme un « pianiste russe sensationnel »! Mais Istomin ne voulait pas accepter d’être considéré comme un pianiste russe. Il avait refusé la proposition de Hurok et avait choisi, sur le conseil de Serkin, l’autre grand agent américain, Arthur Judson.

Istomin finira pourtant par rejoindre Hurok en 1962, à la demande d’Isaac Stern, lorsque l’essor du Trio rendit nécessaire que ses trois membres aient le même agent. Sol Hurok organisera, sous l’égide du département d’état, la seule et unique tournée de Eugene en URSS en 1965.

La langue et la littérature russe

Istomin aimait lire en russe mais il avait le sentiment de ne pas maîtriser la langue suffisamment pour profiter pleinement des grandes œuvres littéraires. Les russes avec lesquels ils parlaient se montraient souvent étonnés de son aisance. Mais lui-même pensait qu’il parlait un russe trop basique et il ne s’en montrait pas satisfait. D’ailleurs, il n’avait l’occasion de parler russe que très rarement, en dehors de ses conversations avec Slava Rostropovitch !

Sa bibliothèque comportait de nombreux livres d’auteurs russes, la plupart dans des traductions en anglais, avec une prédilection marquée pour Tolstoï. Outre ses principaux romans, Istomin avait réuni pas moins de cinq ouvrages biographiques et l’édition intégrale de sa correspondance. En octobre 1948, il participa à un grand concert donné à Carnegie Hall en hommage à Léon Tolstoï à l’occasion du 120ème anniversaire de sa naissance, au bénéfice des immigrés européens en difficulté.

L’histoire et la politique

C’est à travers les récits de ses parents et de leurs nombreux amis russes immigrés qu’Istomin, très jeune, avait pris connaissance des drames de la Révolution soviétique. Sa mère avait vu son premier mari fusillé sous ses yeux. Son père, officier de l’armée de l’air du Tsar, avait participé à la lutte contre les Bolcheviks et, après l’ultime défaite en Crimée, il avait pu rejoindre Constantinople, et bientôt partir pour l’Amérique. Il laissait une femme et un fils, qu’il ne reverrait jamais.

Très tôt, Istomin suivit avec son père les événements importants en URSS, en particulier les procès de Moscou, entre 1936 et 1938, qui permirent à Staline d’éliminer tous ses opposants. Parmi eux, il y avait des militaires qui avaient été des compagnons d’armes de son père et qui, eux, avaient choisi le camp bolchevique. Ils furent tous condamnés à mort.

Istomin resta toujours très attentif à ce qui se passait en Union Soviétique : le pacte avec l’Allemagne nazie en 1939, la mainmise sur l’Europe de l’Est au lendemain de la guerre, l’écrasement de l’insurrection de Budapest en 1956, l’avènement de Khrouchtchev et de la déstalinisation… Soucieux que son pays ne laisse pas le champ libre à l’Union Soviétique sur le terrain de la communication culturelle, Istomin s’était mis à la disposition du gouvernement américain pour aller donner des concerts partout où cela pouvait servir l’image des Etats-Unis. C’est ainsi qu’on lui proposa plusieurs missions de l’autre côté du rideau de fer, en 1963 et 1965.

La tournée en URSS d’avril 1965

Lorsque la tournée avait été conclue, Nikita Khrouchtchev était à la tête de l’URSS, mais il fut renversé et remplacé par Brejnev en octobre 1964. Après un moment de relative liberté, le secteur culturel fut repris en main. Néanmoins, l’accueil des autorités soviétiques fut moins glacial qu’à Sofia deux ans plus tôt, en tout cas plus respectueux.

En un peu plus de trois semaines, Istomin donna une dizaine de concerts à Moscou, Kiev, Riga et Leningrad. A Kiev, il joua avec l’Orchestre symphonique d’état de la République socialiste d’Ukraine et son directeur musical Stepan Tourtchak (Quatrième Concerto de Beethoven et Deuxième de Brahms). La tournée s’acheva par deux concerts avec l’orchestre le plus prestigieux d’URSS, le Philharmonique de Leningrad, sous la direction d’Arvid Jansons, jouant les deux derniers concertos de Beethoven. Pour ses récitals, il avait conservé le programme qu’il donnait alors régulièrement : Haydn, Sonate en la Majeur Hob.XVI:12 ; Schubert, Impromptus op. 90 n° 3 et 2 ; Beethoven, Sonate n° 21 « Waldstein » // Stravinsky, Sonate ; Chopin, Nocturne op. 15 n° 1 et Scherzo n° 1 op. 20.

Il n’avait pas voulu jouer de musique russe, en dehors de la Sonate de Stravinsky, qui n’a rien de russe ! En effet, il était hors de question pour lui de jouer le rôle de l’enfant prodigue de retour au pays de ses ancêtres. Il était un pianiste américain, spécialiste du répertoire classique et romantique, et se présentait bien en tant que tel. Istomin était assez content de la façon dont il avait joué et l’accueil du public avait été très chaleureux. Il reçut de nombreux messages d’admiration et de remerciement, en russe ou en anglais, qu’il conserva. La plupart étaient anonymes, à l’exception d’une lettre très touchante, signée par quatre élèves du Conservatoire de Minsk, lui disant qu’aucun autre pianiste ne les avait touchés autant et le suppliant de revenir.

Istomin avait pu rencontrer des membres de sa famille, en particulier la première femme de son père, qui lui apprit que son demi-frère avait été tué pendant la Deuxième Guerre Mondiale.

Un anticommunisme profondément ancré

En 1988, lors d’une interview à la Radio Suisse-Romande, Istomin déclara à propos de la Révolution russe : « C’est peut-être la plus grande catastrophe de tous les temps, en tout cas une des plus grandes déceptions de l’Histoire, pour tout le monde, mais surtout pour les intellectuels. Après la Révolution, presque tous y croyaient, c’était devenu comme une religion ! Et regardez aujourd’hui ! J’ai fait une tournée en 1965, et j’y suis revenu en 1980. Je ne veux pas parler de la politique, je ne suis pas un politique. Et je n’ai jamais été tenté par les orthodoxies, qu’elles soient religieuses ou politiques. Je n’ai pas été attiré par le marxisme, mais beaucoup de ma génération, tous les intellectuels, étaient très tentés d’y croire, avec les drames et les déceptions que l’on sait. Les plus grands écrivains, Sartre, Hemingway se sont bien mieux exprimés sur ce sujet que je ne pourrais le faire. »

Convaincu de la nature malfaisante du régime communiste et de son impérialisme sans limites, Istomin approuva longtemps les interventions américaines en Asie du Sud-Est, avant de prendre conscience que ces guerres étaient impossibles à gagner et de remettre profondément en cause la stratégie de Johnson et le rôle incontrôlable de la CIA à partir de 1967.

Istomin vit l’arrivée de Gorbatchev au printemps 1985, et les promesses de libéralisation du régime avec scepticisme. Interrogé en 1988 par Patrick Ferla sur l’évolution de l’Union Soviétique, il répondit :  « J’espère certainement que Gorbatchev réussira. Je crois qu’il est conscient d’être dans une voie presque sans issue mais, si on le laisse continuer, on peut espérer que certaines choses changent. Je crains que le système lui-même ne permette pas d’apporter assez de liberté pour que l’économie évolue, et pour que l’épanouissement de l’être humain soit possible. Là, je parle de l’homme ordinaire, de l’homme de la rue. Mais il y a aussi la possibilité qu’il nous mène vers une sorte de guet-apens, Il faut rester prudent. Le monde libre doit rester sur la défensive. »

La participation d’Istomin au Forum Culturel de Budapest, en 1985, avait encore renforcé sa conviction que les régimes communistes n’étaient pas susceptibles de se libéraliser. Cette réunion spectaculaire d’artistes, d’écrivains et de musiciens était censée jeter les bases d’une coopération culturelle constructive entre tous les pays qui avaient signé les Accords d’Helsinki. Elle s’acheva dans la plus grande confusion, l’URSS accusant les USA de tous les maux, comme au bon vieux temps de la Guerre froide.

Les dramatiques conflits de l’ex-Yougoslavie l’avaient également conforté dans le sentiment que l’héritage du communisme serait terriblement difficile à effacer, dans les structures des états comme dans les mentalités des citoyens. Après l’éviction de Gorbatchev, les accessions au pouvoir de Boris Eltsine et de Poutine laissèrent Istomin plus que perplexe. Il avait pressenti que Poutine conserverait les côtés les plus noirs du communisme et y ajouterait ceux du tsarisme.

L’âme russe

Pour Mstislav Rostropovitch, il ne faisait aucun doute que son ami Eugene Istomin avait conservé son âme russe. Il lui reprochait d’ailleurs de ne pas avoir davantage d’œuvres russes à son répertoire et de ne pas vouloir apprendre le Trio de Tchaikovsky pour le jouer avec lui ! Il s’étonnait aussi de ne pas le voir davantage désireux de renouer avec la Russie, alors que lui-même rêvait d’y retourner et tenait à y mourir. La grande différence était que Rostropovitch était né à Bakou et avait passé les 47 premières années de son existence en Union Soviétique, tandis qu’Istomin n’y avait passé que quelques semaines en tournée, en 1965. Le projet de faire une importante série de livres sur les collections du Musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg (qui s’appelait encore Leningrad) aurait pu permettre à Istomin de renouer avec la Russie éternelle. Il avait mené à bien les difficiles négociations avec les autorités soviétiques et les conservateurs du Musée. Mais l’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques mit brutalement un terme à ce projet enthousiasmant.

De fait, pour Istomin l’âme de la Russie n’existait plus dans la réalité et aurait bien du mal à renaître un jour. Elle ne subsistait que dans ses souvenirs d’enfance : les années passées avec Alexandre Siloti (auquel il rendit hommage en 1990, organisant un concert qui permit de créer une bourse à son nom à la Juilliard School) ; le cercle des immigrés russes que côtoyaient ses parents, qui lui avaient apporté leur soutien dans les moments difficiles. Maintenant, l’âme russe se trouvait seulement dans la littérature et la musique du passé. Istomin admirait Stravinsky et s’identifiait à Serge Rachmaninov, en particulier à son Quatrième Concerto qui associait la sensibilité russe et la culture américaine, un mélange qui lui allait droit au cœur.