Rorem jeune

Rorem dans les années 40

Ils se sont connus en 1942 quand Ned Rorem est venu étudier au Curtis Institute. Le hasard a voulu que le studio qu’il louait se trouvât juste au-dessus de l’appartement des Istomin. Dans son livre Knowing When To Stop, il fait un portrait amusant d’Istomin, « une sorte de chérubin au teint mat et à l’air ennuyé, dont l’attitude mêlait à égalité chaleur et hauteur ». Et il ajoutait : « A ce moment-là, il était en train de finir ses études, travaillant son piano toute la journée, dînant chaque soir à L’Aiglon, où son père était maître d’hôtel. Il lisait du lourd (Thomas Mann, Leibniz, et les Principia Mathematica de Russell et Whitehead) et allait au cinéma. A dix-sept ans, il était conscient de sa valeur, il était déjà un maître du piano. Il n’a jamais ‘progressé’, ce qui constitue pour moi un grand compliment. Les grands interprètes ne progressent jamais – ou alors parfois négativement, de la façon dont un concert progresse – si ce n’est qu’ils élargissent ou réduisent leur répertoire. Ils sont ce qu’ils sont au milieu de l’adolescence, parce que l’excellence et la compréhension ne viennent pas avec l’âge, elles sont innées.

Au cours de cette année-là j’ai entendu Eugene travailler et jouer pendant des centaines d’heure. Sa nature est devenue ma seconde nature. Moi-même je ne suis pas vraiment un grand pianiste, mais je suis un bon imitateur ; quand les gens parlent de mon pianisme, je leur dis : ‘Je ne sais pas jouer du tout, je ne fais qu’imiter Eugene…’ L’art de Eugene Istomin a influencé mon approche de toute la musique, même celle que lui-même méprise.»

En octobre 1943, lorsqu’Istomin remporta le Philadelphia Orchestra Youth Contest, Ned Rorem l’avait accompagné au deuxième piano.

Paul Goodman

Paul Goodman

Peu après la fin de la Guerre, c’est par l’intermédiaire de Ned Rorem qu’Istomin, qui se mêlait alors souvent aux milieux avant-gardistes de Manhattan, fit la connaissance de Paul Goodman. Goodman n’accédera à la notoriété qu’au début des années 60, devenant un des maîtres à penser des mouvements contestataires américains. A ce moment-là ses poèmes, ses romans et ses essais n’étaient publiés que dans de petites revues anarchistes ou chez des éditeurs marginaux. Son goût de l’originalité à tout prix, son envie de transgresser et de choquer, avaient séduit Rorem et lui avaient fait modifier profondément sa façon de vivre. Certaines des plus belles mélodies de Rorem ont été composées sur des poèmes de Goodman. Ned Rorem garda toujours le souvenir d’une soirée de 1947 : « John Myers s’était mis en tête de transformer le Mary’s Bar sur la 8ème Rue en un autre Boeuf sur le toit. Pour la soirée d’ouverture, Paul et moi avions concocté trois blues … qui n’ont pas eu trop de succès. Le vrai succès est venu à deux heures du matin quand Eugene Istomin s’est emparé, dans le brouhaha des rires et les vapeurs de bière, du clavier du piano droit (une casserole !) et s’est mis à jouer Gaspard de la nuit. C’était incroyable. Le lendemain Paul fit une traduction de premier ordre des poèmes en prose de deuxième ordre d’un certain Aloysius Bertrand, qui avaient inspiré Ravel, et Eugene la fit imprimer sur tous ses programmes de concert… »

Rorem LP 1Rencontres, événements, retrouvailles, célébrations jalonnent l’histoire de leurs soixante années d’amitié sans nuage. Istomin se reprochait souvent de ne pas avoir joué assez les œuvres de Rorem, mais celui-ci voulait en partager la responsabilité et ne lui en tint jamais rigueur. En 1948, il avait écrit pour lui un concerto pour piano, dont il jugea bientôt que ce n’était qu’un essai inabouti, qui ne méritait que d’être brûlé ! En 1956, Istomin joua lors d’une longue tournée en Extrême-Orient une Burlesque que Rorem avait composée pour lui. Mais là encore Rorem ne fut pas satisfait, il renonça à éditer la pièce et réutilisa le thème dans des variations pour orgue (A Quaker Reader). En 1971, Istomin enregistra avec le baryton Donald Gramm deux cycles de mélodies de Rorem sur des poèmes de Walt Whitman. L’un des deux, War Scenes, était dédié « A ceux qui sont morts au Vietnam, des deux côtés » et venait d’être créé par Gérard Souzay. Istomin admirait le génie de mélodiste de Rorem, et sa capacité à mettre en musique des textes d’une grande diversité, du drame le plus sombre à la chanson de cabaret. Ainsi qu’en témoigne James Gollin dans sa biographie d’Istomin, cinquante ans plus tard « les paroles extravagantes et les rythmes de ragtime de Jailbait Blues avaient toujours le pouvoir de le faire chanter d’une voix éraillée en se dandinant au clavier, puis de le faire éclater d’un rire inextinguible… »

1987 Photo with Pommier and Rorem

Istomin, Pommier et Rorem au Concours Kapell 1987

Pour le Concours William Kapell 1987, Istomin organisa un petit festival Ned Rorem, et il lui demanda d’écrire la pièce contemporaine imposée. Rorem l’envoya en octobre 1986, accompagnée de ces mots : « Song and Dance est une pièce de virtuosité qui suit la forme A-B-A (difficile- facile-difficile). Musicalement la pièce est ce qu’elle est : sacrément épicée et clinquante, sentimentale avec des allures de sicilienne, puis piquante à nouveau. »
Jusqu’à la mort d’Istomin, ils échangeèrent petits mots et coups de téléphone, souvent remplis de nostalgie. Le 26 novembre 2000, pour les quatre-vingts ans d’Isaac Stern, Rorem évoqua les chansons populaires russes que Feera, la mère de Eugene, chantait, accompagnée par son fils, et qui avaient été pour lui une source d’inspiration précieuse…

Musique

Ned Rorem. Inauguration Ball (extrait des War Scenes, sur des poèmes de Walt Whitman). Donald Gramm, baryton. Eugene Istomin. Enregistrement de 1969 (Phoenix 116)