Beethoven 1815

Beethoven en 1815

Cela a frappé nombre de ses intervieweurs, Istomin ressemblait à Beethoven, avec son allure bougonne et son intransigeance. Cette familiarité ne s’arrêtait pas aux apparences. Tous deux partageaient le refus des compromissions, le besoin irrépressible de dire ce qu’ils pensaient et de se révolter contre l’injustice. Beethoven était le compositeur auquel il s’identifiait le plus volontiers, touché par ce mélange de force et de vulnérabilité qu’il sentait aussi en lui. La musique de Beethoven aidait Istomin à garder sa foi en l’humanité malgré les tragédies et les déceptions de l’histoire du Vingtième Siècle. La carrière d’Istomin est un long compagnonnage avec l’œuvre de Beethoven. Nous suivons son cheminement à travers des interviews données en 1987 et 1991, évoquant tout d’abord les concertos (dans l’ordre où il les a abordés), puis les œuvres pour piano seul et la musique de chambre.

Le Quatrième Concerto

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Répétition du Quatrième Concerto de Beethoven sous la direction de Casals

« C’est une des plus riches nourritures que l’on puisse offrir à l’esprit et à l’âme. Pour moi c’est un chef-d’œuvre absolu de la création humaine, un des cinq ou six sommets de l’histoire de l’art, toutes disciplines confondues. C’est le concerto que j’ai joué le plus souvent au long de ma carrière, peut-être cinq cents fois. C’est aussi celui qui me correspond le mieux, auquel je peux le mieux m’identifier. Bien sûr, il y a la cadence prométhéenne du premier mouvement, qui est un fantastique défi pour le pianiste, un des sommets de toute la musique pour piano. Mais il y a surtout cet incroyable andante, avec son dialogue si intense entre le soliste et l’orchestre ! Les autres concertos de Beethoven, on peut les jouer avec des chefs moyens. Pour celui-là, il faut un grand chef ! Sinon, ce peut être une grande frustration… »

« Pour certains, il y a dans l’andante une allégorie, en tout cas une intention programmatique. L’idée la plus couramment évoquée est le mythe d’Orphée et d’Eurydice, le chant plaintif du piano figurant Orphée et l’orchestre jouant le rôle des Furies déchaînées.  Je ne le crois vraiment pas. Ce mouvement va bien au-delà de toute explication. De toute façon, je suis déjà assez occupé à être la musique elle-même et assez préoccupé par les problèmes de l’exécution pianistique. Quand je joue, je ne suis pas en train de développer un concept artistique, je suis simplement en train de faire vivre la musique. Jouer ce mouvement est une émotion si forte que je ne peux même pas en parler. J’ai eu le privilège de le jouer pendant toute ma vie, et j’espère continuer à le faire et à ressentir une telle émotion. »

« Au sujet de la cadence, il m’est arrivé une chose amusante à Lyon en 1950 quand j’ai joué ce concerto avec Paray. Un critique a écrit que j’étais un pianiste spécifiquement américain, avec des doigts d’acier, un jeu dactylographique, et aucune sensibilité musicale. Et il ajoutait : ‘Mais où donc a-t-il trouvé ces invraisemblables cadences ? Il y a des limites au mauvais goût !’ J’avais bien sûr joué les cadences originales de Beethoven… »

Un des grands regrets d’Istomin était de ne pas avoir enregistré avec Casals ce concerto qui lui était si cher. L’enregistrement était programmé en juin 1968, juste après le Festival, et destiné à célébrer le vingt-cinquième anniversaire de ses débuts. Malheureusement, Casals était si fatigué après le festival qu’il dut renoncer. La sortie du disque était prévue à l’automne, au moment où il devait jouer ce concerto avec plusieurs grands orchestres américains : le New York Philharmonic dirigé par Bernstein, le Los Angeles Philharmonic par Mehta, le National Symphony par Mitchell. Finalement, Columbia put mettre sur pied une session avec l’Orchestre de Philadelphie sous la direction d’Ormandy. L’enregistrement eut lieu le 15 décembre 1968, et le disque fut publié en un temps record, dès le 20 janvier 1969. Par ailleurs il existe une bonne vingtaine de témoignages de son interprétation du Quatrième Concerto captés en concert.

Le Cinquième Concerto « L’Empereur »

Beethoven 5 Istomin OrmandyIstomin mit le Concerto l’Empereur à son répertoire en 1946, lorsqu’il avait tout juste vingt ans. Une des toutes premières fois où il le joua, ce fut à Carnegie Hall avec l’Orchestre Philharmonique de New York sous la direction d’Arthur Rodzinski. Ce fut un triomphe.Le New York Times salua les progrès du jeune pianiste tant au niveau de la technique que de la musicalité. Istomin joua désormais très régulièrement ce concerto jusqu’à la fin de sa carrière. Columbia avait certes convenu de réserver en priorité le répertoire germanique à Rudolf Serkin, en particulier Beethoven et Brahms. Cependant les interprétations de l’Empereur qu’Istomin donna au printemps 1957 à New York avec Mitropoulos convainquirent David Oppenheim qu’il méritait de l’enregistrer aussi. Malheureusement, en mars 1958, alors que la plupart des autres labels enregistraient déjà systématiquement en stéréo, Columbia s’y mettait tout juste. La version stéréo de l’enregistrement ne fut pas jugée techniquement satisfaisante. Le disque mono, réalisé avec l’Orchestre de Philadelphie et Ormandy, fut très bien accueilli mais quitta bien vite le catalogue. Il était prévu de réenregistrer le concerto en stéréophonie en 1961 mais le remplacement d’Oppenheim par Chapin à la direction « Artistes et répertoire » de Columbia provoqua l’annulation du projet.

Le Triple Concerto

Eugene au clavier 3« La première fois qu’Isaac Stern, Leonard Rose et moi-même avons joué ce concerto, c’était à Carnegie Hall en 1962, sous la direction d’Alfred Wallenstein. L’aventure du Trio avait vraiment commencé l’été précédent en Israël, puis à Londres. Par la suite, nous l’avons joué une cinquantaine de fois, très souvent dans des concerts-marathons avec trois concertos successifs : on finissait par le Triple de Beethoven, après que Rose et Stern aient donné le Double de Brahms et moi un concerto de Beethoven ou de Mozart. La dernière fois que nous l’avons joué, c’était aussi à Carnegie Hall, avec Slava, en 1977.

C’est une œuvre vraiment difficile, pour le violoncelle en premier lieu car le registre aigu y est très sollicité. Il faut dire que c’est une partition un peu étrange, décousue, avec une écriture également assez inconfortable pour le piano et le violon. Musicalement, ce n’est pas très simple de trouver un équilibre, aussi bien entre les solistes qu’entre les solistes et l’orchestre. En 1966, nous l’avons donné à Cleveland avec Szell. A la première répétition, Szell s’arrêta après nos entrées successives et nous demanda avec son humour pince-sans-rire : ‘Messieurs, lequel de vos trois tempos dois-je suivre ?’ Mais au-delà de ces difficultés, c’est une partition qui marche toujours bien avec le public, car il y a des thèmes magnifiques, et des moments très spectaculaires, en particulier la coda très virtuose du dernier mouvement ! »

Le Troisième Concerto

Istomin a mis à son répertoire le Troisième Concerto de Beethoven près de vingt ans après le Quatrième et le Cinquième. Il le roda dans les festivals de l’été 1965 (avec Ozawa à Ravinia et avec Leinsdorf à Tanglewood) et le joua ensuite très régulièrement, sans jamais pour autant qu’il prenne la même importance que les deux autres. Très vite, les critiques eurent conscience de l’originalité de son interprétation. Après un concert avec l’Orchestre de Philadelphie et Ormandy au printemps 1966, Irving Lowens nota : « Il a choisi de mettre en lumière la dimension lyrique de ce concerto, plutôt que son côté viril et péremptoire. Ce qu’on perdait en tension était compensé par ce qu’on gagnait en poésie. Le jeu d’Istomin était d’une élégance vraiment hors du commun. »  Même Harold Schonberg, pourtant si souvent négatif à son égard, remarqua lors d’un concert de septembre 1968 (à Carnegie Hall avec l’Orchestre de Philadelphie et Ormandy), que son « interprétation romantique avait un vrai point de vue, ce qui est bien préférable au conformisme objectif que pratiquaient tant de pianistes ». Istomin avait en effet choisi de ne pas opposer les deux thèmes du premier mouvement, le premier très énergique et le second plus chantant, comme il est d’usage, mais de les jouer plutôt dans une sorte de continuité. Ce fut un grand sujet de débat avec Jean-Bernard Pommier, qui n’approuvait pas cette conception.

Les œuvres pour piano seul

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Récital Beethoven à Carnegie Hall le 5 décembre 1990

« La 21ème Sonate, la Waldstein, je l’ai jouée dès mon premier récital à New York en 1944. Et depuis, j’ai bien dû la jouer plus de cinq cents fois. J’espère que j’ai fait des progrès … C’est une œuvre très accessible, qui a un effet direct sur le public, et l’un des sommets de l’œuvre de Beethoven. C’est une œuvre très positive qui affirme, comme souvent chez lui, le triomphe de l’esprit et de la volonté humaine. Et c’est sans doute l’une des œuvres qui entend l’affirmer avec le plus de fougue, d’ardeur, de brio et de conviction. C’est pour cela qu’elle est en do majeur et qu’on y trouve toutes ces notes répétées, jusqu’à l’obsession, comme dans la Cinquième Symphonie. Il nous dit son absolue conviction que la raison, la bonté, la générosité sont les vertus de l’homme et qu’elles l’aideront à venir à bout de l’adversité, que les peuples soumis gagneront et se libéreront, comme dans Fidelio. Et nous sommes amenés à croire à la victoire de l’esprit humain, même si l’histoire et le monde nous prouvent sans cesse que ce n’est pas vrai ! »

Sonate n° 14 ‘Clair de lune’ : « Je l’avais beaucoup jouée dans les années 50, puis je l’ai longtemps abandonnée. Je l’ai reprise à la fin des années 80 pour le premier, et le seul, programme entièrement dédié à Beethoven que j’aie jamais donné. »
« J’avais entendu Serkin jouer en concert la Sonate n° 24, et je l’ai travaillée avec lui. C’est une œuvre que j’ai finalement peu donnée en public. Je l’aime infiniment, mais il me semble que c’est un chef-d’œuvre de poésie intime, qui trouve difficilement sa place dans une grande salle de concert. Je cite souvent la phrase d’Hans von Bülow à propos des premières mesures de cette sonate, dédiée à Thérèse de Brunswick : ‘Beethoven serait immortel même s’il n’avait écrit que ces quatre mesures’. Quant au finale, il est certes court, mais il est monstrueusement difficile ! »

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Manuscrit de la Sonate opus 110 de Beethoven

« La 31ème Sonate, l’opus 110,  confirme encore l’extrême positivisme de ce grandissime génie, malgré la souffrance, malgré la résignation. Dans le premier mouvement il y a une tendresse, une douceur affectueuse quasi unique dans toute son œuvre. Puis il y a le  drame, la voix infiniment douloureuse du mouvement lent, et, finalement, la renaissance – le phénix qui renaît de ses cendres, l’esprit qui finit par triompher, peut-être même après la mort. Comme dans toutes les dernières œuvres de Beethoven, le côté intellectuel et mathématique de la construction est très présent. Le thème de la fugue est  exactement le thème du premier mouvement, et on retrouve les mêmes intervalles dans le sujet inversé de la deuxième fugue qui termine la sonate. Cette unité, cette arche immense de la construction sont quelque chose d’extraordinaire, d’incroyable. Le mouvement lent, qui précède la première fugue, me fait penser à certains passages de la Passion selon Saint-Matthieu, ou à l’une des œuvres les plus bouleversantes de Mozart, le Quintette K. 516, son troisième mouvement, avec la même trajectoire descendante de la gamme mineure. »

« Beethoven aimait beaucoup sa Fantaisie en sol mineur mais étrangement c’est une œuvre qui est mal aimée. Certains disent que c’est du « mauvais » Beethoven ? Alors que lui-même l’aimait et la jouait souvent… On y retrouve beaucoup de sa personnalité, cette ardeur, ce feu, ce tempérament, et son grand humour, pas toujours très raffiné. C’est un peu une blague construite avec des gammes ! Il y a d’abord une sorte de longue phrase sans cesse interrompue par des gammes qui montent et qui descendent. Il y a des collages d’idées et puis, au milieu, l’arrivée d’un thème très proche du  thème majeur du mouvement lent de l’Empereur (qui date de la même époque) suivi de variations… A la fin, les gammes reviennent, elles descendent et remontent à nouveau, et finissent par se rencontrer et cette rencontre termine l’œuvre avec humour et bonne humeur. C’est unique ! Cette fantaisie a peut-être l’air gauche, maladroite, mais elle est très attachante. Je commence le programme avec elle car elle permet de décharger l’adrénaline, c’est une espèce de catharsis de l’énergie… Après on est plus calme pour chercher à l’intérieur de soi-même, et alors cela crée un contraste très fort, fantastique, avec la plus « atmosphérique » des œuvres de Beethoven, la  Sonate « Clair de lune », que je joue aussitôt après.

(Propos recueillis par Bernard Meillat)

La musique de chambre

Schneider, la reine Marie-José d’Italie (fille de la Reine Elisabeth de Belgique), Casals, Istomin, Serkin

Schneider, la reine Marie-José d’Italie (fille de la Reine Elisabeth de Belgique), Casals, Istomin, Serkin

La musique de chambre de Beethoven est un élément essentiel du répertoire d’Istomin à tous les stades de sa carrière. Elle constitue plus du tiers de sa discographie.
Les premiers essais datent de ses années d’études au Curtis Institute. Peu après, il eut le grand privilège de passer deux étés entiers (en 1944 et 1945) avec la famille Busch. Il put jouer, en privé bien sûr, mais avec tout le sérieux que l’on peut imaginer, la totalité des sonates pour violon de Beethoven et de Brahms avec Adolf Busch, et la plupart des trios, avec la participation d’Hermann Busch. Istomin en ressortit tellement imprégné de la grande tradition germanique que son expérience suivante commença de façon tumultueuse. Il devait jouer l’intégrale des Sonates pour violon de Beethoven avec Alexander Schneider et trouvait que son interprétation était trop maniérée, sans la rigueur et l’élan que Busch y apportait. Après quelques répétitions mouvementées, Istomin et Schneider trouvèrent un terrain d’entente et donnèrent les trois intégrales, à New York, à Chicago et à l’Université de Harvard, à l’automne 1949. Satisfait, Schneider décida d’inviter Istomin au premier Festival de Prades l’année suivante. Tous deux allaient se retrouver aux côtés de Casals pour jouer et enregistrer les Trios de Beethoven à Perpignan en 1951.

Istomin joua très souvent les sonates et les trios de Beethoven avec Casals entre 1950, lorsqu’il passa tout l’été à Prades, et 1965, date de leur dernier concert ensemble. En 1954, c’est Istomin qui assuma auprès de Casals la direction artistique du Festival de Prades, dédié à la musique de chambre de Beethoven. Ils partagèrent quatre trios et deux sonates (dont une fantastique Sonate en sol mineur opus 5 n° 2).
Trio avec Eugene assis

Beethoven fut aussi au cœur de l’aventure du Trio Istomin-Stern-Rose, avec pour point culminant l’intégrale de la musique de chambre avec piano, qui fut un des grands événements de l’année du bicentenaire de la naissance du compositeur : quatre séries de huit concerts (en Suisse, à Paris, à Londres et à New York). L’intégrale exhaustive des Trios de Beethoven, publiée l’année suivante en un coffret de cinq disques, remporta de nombreuses récompenses dont un Grammy Award. L’enregistrement des sonates pour violon et pour violoncelle était également prévu. Istomin, en conflit avec Columbia, décida de l’interrompre. Par amitié pour Stern, il acheva l’intégrale des Sonates pour violon en 1982 et 1983. Après la fin du Trio, Istomin ne joua plus guère la musique de chambre de Beethoven, sauf à Evian, avec notamment un Archiduc d’anthologie, en compagnie de Stern et de Rostropovitch, en 1990.

Les œuvres de Beethoven qu’Istomin aurait pu jouer…

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Beethoven en 1823

On peut s’étonner qu’Istomin n’ait pas joué les deux premiers concertos ni la Fantaisie opus 80. Il en avait le projet dans le cadre d’un enregistrement intégral de l’œuvre concertante de Beethoven, qui avait été envisagé en 1968 en vue de l’année Beethoven, mais qui ne fut pas confirmé par Columbia. Il renonça dès lors à jouer les deux premiers concertos (l’Orchestre de Cleveland avait annoncé qu’il jouerait le Deuxième Concerto en octobre 1954, mais il joua finalement le Quatrième). La Choral Arts Society de Washington lui proposa dans les années 80 de jouer la Fantaisie opus 80. Il y travailla mais y renonça finalement. Elle appartenait tellement à Serkin !
Il est encore plus surprenant de voir le petit nombre de sonates pour piano qu’il avait à son répertoire. A cela il y avait au moins deux raisons : son calendrier de concerts et son investissement dans les domaines politiques et littéraires lui laissaient souvent peu de temps pour travailler de nouvelles œuvres ; pour une sonate de Beethoven, son exigence de perfection était encore plus grande que pour tout autre compositeur. Serkin avait contribué à incruster cette exigence dans son esprit. Lors du récital des élèves du Curtis au printemps 1940, Istomin joua l’Appassionata. Bernstein était débordant d’enthousiasme, mais Serkin ne dit pas un mot, ce qui signifiait clairement pour Istomin qu’il n’avait pas été à la hauteur. C’est peut-être l’impact de ce silence réprobateur qui le découragea de s’y attaquer à nouveau. Les master classes qu’il lui consacra montraient pourtant qu’il l’avait toujours dans le cœur et dans les doigts.

Musique

Beethoven, Sonate n° 21 en ut majeur op. 53 « Waldstein ». Eugene Istomin. Récital au Théâtre des Champs-Elysées le 30 octobre 1991.

 

Beethoven. Concerto n° 3 en ut mineur op. 37. Eugene Istomin, Orchestre Philharmonique de l’ORTF, Ottavio Ziino. 19 décembre 1967

 

Ludwig van Beethoven. Fantaisie en sol mineur op. 77. Eugene Istomin. Montreux, 29 septembre 1989